Un peu d’histoire
Pour la cinquième fois depuis sa naissance, le parti socialiste en Flandre, l’actuel SP-A, vient de changer son nom en Vooruit.
Né en 1877 et devenu en 1889 le parti belge de la Deuxième Internationale sous le nom POB/BWP (Parti Ouvrier Belge / Belgische Werkliedenpartij), le POB est clairement et dès son origine, le parti réformiste qu’il restera tout au long de son histoire puisqu’il espère établir le socialisme en obtenant la majorité au parlement. Dans ce but il concentre sa lutte sur l’obtention du suffrage universel (mâle) qu’il obtiendra finalement en 1918, non sans avoir entretemps renié son internationalisme en participant pendant la guerre au gouvernement d’union sacrée et après avoir appelé la population russe révolutionnaire à continuer la guerre contre l’Allemagne. Après quelques hésitations il accepte en 1908 le Congo comme colonie. Dans les années 1930 le POB lance, à l’initiative de Henri de Man, un « Plan du Travail » qui devait museler le monde de la finance et installer une forme de gouvernance technocratique aux traits corporatistes. Mais de Man, une fois devenu président du POB, rejette la lutte des classes, se fait le chantre d’un néo-socialisme conservateur et dès son entrée dans le gouvernement national en 1935 met fin à son fameux plan. Après l’occupation de la Belgique par l’Allemagne en 1940 le même Henri de Man ira jusqu’à dissoudre le parti et appellera même à se soumettre à l’Ordre Nouveau. Mais la majorité des socialistes se met à reconstruire le parti et l’organisation syndicale dans la clandestinité. À la fin de la guerre, le mouvement ouvrier avec ses composantes socialiste, chrétienne et communiste, obtient un système de sécurité sociale et des libertés syndicales qui renforcent son poids social et politique. La social-démocratie prendra le nom de PSB/BSP (Parti Socialiste Belge / Belgische Socialistische Partij). Lié au syndicat socialiste et à sa mutuelle il formera l’Action Commune et la FGTB/ABVV, ensemble avec le syndicat chrétien majoritaire en Flandre, agira en Front Commun Syndical. Quant au PSB/BSP, il participera plusieurs fois au gouvernement.
Mais l’État Belge est depuis sa naissance miné par la question des nationalités. Cette question se fait de plus en plus pressante à partir des années 1960, dans le contexte d’une industrie wallonne déclinante et d’une industrie moderne qui se développe en Flandre. La grande grève de l’hiver 1960-61 ne peut endiguer le déclin wallon et verra même s’exacerber les différences entre Flandre et Wallonie où le syndicalisme socialiste est largement majoritaire. La crise qui se développe à partir des années 1970 accompagnée par la montée du néolibéralisme, accentue, des deux côtés de la frontière linguistique, les velléités d’autonomie culturelle et politique. Les partis politiques se scindent en partis francophones et néerlandophones. En 1978 « naissent » le Parti Socialiste (PS) et son parti frère, le Socialistische Partij (SP). L’influence du néolibéralisme les met sur la « troisième voie » et transforme le PS et SP en partis sociaux-libéraux. La disparition de la lettre B dans le nom du BSP devait accentuer le caractère « flamand » du parti. Tout cela contribuera à vider petit à petit le parti socialiste flamand de son caractère social-démocrate classique et l’éloigner de son « électorat naturel », processus renforcé par la transformation de la production industrielle où les « bastions ouvriers » perdent leur importance en tant que bataillons traditionnels des socialistes.
Fédéralisme et nationalisme
De réforme constitutionnelle en réforme constitutionnelle l’État belge devient en 1993 un État fédéral. La poussée nationaliste dans la région flamande qui proclame que la Wallonie profite de la richesse flamande renforce l’émergence de partis nationalistes : à l’extrême droite le Vlaams Blok – plus tard Vlaams Belang (VB) -, et à droite la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), qui succède au parti nationaliste petit-bourgeois Volksunie, (mais de nature néolibéral et conservateur se faisant le relais du patronat industriel et financier, avec le VOKA comme organisation patronale). Coincé entre les partis néolibéraux de choc, dont le parti libéral Open-VLD, et l’extrême droite dont le populisme et le racisme séduisent une partie des électeurs traditionnels socialistes qui se sentent abandonnés, le SP se rend de plus en plus compte qu’il risque de devenir une force sociale marginale. D’autant plus qu’il est concurrencé à sa gauche par le PVDA/PTB, communiste et donc inacceptable aux yeux du social-libéralisme.
Dès les années 60, les dirigeants socialistes ont entrepris différentes tentatives pour enrayer le déclin et améliorer l’image du SP et élargir son électorat et son poids sur la politique belge. Déjà en 1961 Leo Collard lançait l’idée d’un front progressiste que Karel van Miert traduisait en 1979 par «Doorbraak » (Percée), deux tentatives d’ouverture adressées au mouvement ouvrier chrétien. Toutes deux sans succès. En 2001 Patrick Jansens misait sur un « Verruiming » (Elargissement) en ajoutant la lettre « A » au nom du parti, signifiant « Anders » (Autrement), ce qui donne SP-A. Changer de nom était alors à la mode dans tous les partis : le parti chrétien-démocrate CVP se métamorphosera en CD&V (V pour Vlaams), et le parti libéral PVV deviendra Open-VLD. Tous prétendaient à l’unisson qu’ils allaient « faire de la politique autrement ». Il s’agissait de changer pour ne pas changer, comme explique le prince dans Le Guépard de l’écrivain Tomasi de Lampedusa. Et nous assistons donc aujourd‘hui à une nouvelle et cinquième tentative pour sauver un parti menacé de mort : le SP-A devient, après une consultation électronique dimanche 21 mars 2021, Vooruit (En Avant). Les mots ouvrier et socialiste ayant définitivement disparu, la connotation de la nouvelle appellation évoque confusément la notion de progrès. Mais s’agit-il de progrès social ?
Crier « En avant ! » pour mieux retourner en arrière
L’homme qui a inventé le nouveau nom s’appelle Conner Rousseau. Né en 1992 il devient en 2019 président du SP-A tout en cultivant son image de jeune homme cool. Mais voyons quelle idéologie et quel programme se cachent derrière ce nouveau nom du parti.
Revenons à son nouveau nom. « Vooruit » (En avant) était le nom de la boulangerie coopérative fondée en 1880 par le dirigeant gantois Edward Anseele (1856-1938), réformiste paternaliste de choc mais qui appliquait la solidarité dans un esprit socialiste, entre autres en envoyant du pain aux grévistes wallons en 1885. Les coopératives socialistes belges faisaient l’admiration de toute la social-démocratie européenne qui y voyait un socle pour la construction d’un monde ouvrier autonome, avènement réformiste de la société socialiste future. Tout cet édifice, dont une Banque du Travail, fondée par le même Anseele en 1913, s’est presqu’entièrement effondré en 1934. Mais le nom Vooruit est resté un symbole qui s’étale toujours en grandes lettres au fronton de l’ancien palais ouvrier de Gand, aujourd’hui transformé en prestigieux lieu d’activités culturelles (et qui lui sera obligé, à cause de la lubie de Conner Rousseau, de changer de nom !).
Car si « le » Vooruit symbolisait la solidarité socialiste, le président Rousseau en propose une interprétation quelque peu différente. Il s’agit pour lui d’une « valeur centrale politique » qu’il résume par la formule éculée « faire ta part et recevoir ta part » qui renvoie à la doctrine disciplinaire des droits et des devoirs, conception qui conditionne les droits aux devoirs, éternelle rengaine conservatrice.
Le jeune président rêve de construire un parti à l’écoute du peuple – soit, c’est bien le minimum qu’on attend d’un politicien – mais écouter le « peuple » peut aussi se comprendre comme caresser le peuple dans le sens du poil, ce que font actuellement la plupart des partis quand il s’agit de l’immigration et de la répression… Le Vooruit se mettra, selon Rousseau, non seulement à l’écoute du peuple et de ses revendications, mais se transformera en « mouvement », évidemment dans un but purement électoraliste. Car maintenant que la social-démocratie flamande a perdu son pilier idéologique, social et culturel, avec lequel les syndicats ont pris leur distance, le « mouvement » Vooruit est censé remplacer le mouvement traditionnel réel perdu. Et surtout : il faut donner l’image d’un parti responsable, comprenez un parti qui prend ses responsabilités dans le système capitaliste de l’État. Mais ce système n’a plus besoin d’un parti social-démocrate pour respecter les profits et pour tenir en bride le budget de l’État.
« Vooruit ne connaîtra pas de tabous » a martelé le nouveau président du nouveau parti-mouvement. Nous y voilà ! Mais quels seraient donc ces tabous ? Conner Rousseau préconise par exemple l’abolition des titularisations permanentes dans l’enseignement. Il semble préférer des statuts temporaires (donc précaires) et le pouvoir des directions de décider à la fin de l’année scolaire qui gardera son emploi. Pas un mot par contre sur l’amélioration de l’enseignement par la constitution de classes plus petites.
Il voudrait mettre fin au système d’allocations familiales pour améliorer les garderies et la qualité des cantines scolaires. Il semble afficher une méfiance prononcée envers les parents et reprend la proposition xénophobe d’exigence d’une connaissance substantielle du Néerlandais chez les immigrés de fraîche date, reprenant un discours cher à la droite.
Mais ce sont évidemment les acquis sociaux, dont les syndicats sont les défenseurs, qui sont visés par le rejet des « tabous ». Ainsi le projet de Conner Rousseau approfondit la droitisation de la social-démocratie flamande en l’enrobant dans un discours vague qui évite de préciser des mesures concrètes, et qui se limite à une rhétorique aux accents démagogiques et populistes. Car que peut bien vouloir dire : transformer la Belgique en « pays le plus heureux au monde », à part renvoyer à une pub pour passer ses vacances dans une île de rêve ? Une telle transformation, précise-t-il aura évidemment besoin de l’aide du PS, qui lui, représente une force réelle par rapport aux restes de ce qui était le socialisme flamand. Non mais !… Croit-il sérieusement que son « élargissement » pourrait attirer les travailleu.r.se.s chrétien.ne.s qui elleux, pour des raisons analogues, commencent à prendre leur distance envers le parti chrétien-démocrate CD&V, et lorgnent vers les Verts ? Tout comme des militant.e.s du syndicat socialiste, de plus en plus nombreux, en viennent à considérer le PTB comme « parti relais » de leurs revendications ?
Le discours du président du Vooruit est de la pure idéologie louvoyant entre nationalisme flamand, néolibéralisme et une « troisième voie », aux accents asociaux, conservateurs, paternalistes et basé sur une vision du monde où domine la commercialisation des relations humaines, et cela dans une société tourmentée par la pandémie. Cela ne mènera pas à grand-chose et certainement pas à de bonnes choses. La dégénérescence de la social-démocratie en Flandre semble avoir atteint son stade final. Ne nous y trompons pas, c’est une très mauvaise nouvelle pour la gauche entière. Car si le réformisme freine l’émancipation générale, il représente aussi une réalité sociale. Et reste au moins le témoin d’un certain niveau de conscience de classe non négligeable car ouvert à la contestation. La disparition de ce réformisme nous renvoie un signal alarmant : celui de la baisse de la conscience de classe des travailleu.r.se.s et des opprimé.e.s. Oui, la Flandre est en détresse et Conner Rousseau n’est pas son sauveur.