« Il y a trop de ministres et cela coûte trop cher » : ce discours démagogique est traditionnellement celui de l’extrême-droite qui aspire à la fois à une dictature sous la houlette d’un Chef et à la plus grande liberté d’action pour le capital. Toutefois, avec la longue crise politico-institutionnelle du régime fédéral à la belge, il tend à être repris dans d’autres milieux, fût-ce pour d’autres raisons.
À droite, l’Open-VLD s’est dit ouvert à une possible refédéralisation de certaines compétences, avec diminution du nombre de ministres. Il n’est pas le seul. À gauche, le PTB mobilise pour sa « Grande colère » en agitant notamment le fait que notre pays ne compte pas moins de quatre ministres en charge de l’énergie et du climat. Que faut-il en penser?
La taille n’y change rien
Tout d’abord, la légitimité d’un gouvernement n’est pas déterminée en premier lieu par la taille de l’entité qu’il gouverne, mais par le fait que cette entité se considère effectivement comme une entité distincte, un produit de l’histoire nécessitant une représentation spécifique.
Sur base de la taille, on pourrait dire que l’existence du Grand-Duché de Luxembourg est absurde, qu’il serait plus rationnel de voir ce territoire intégré à la Belgique (ou à la France, ou à l’Allemagne). Mais la population grand-ducale se considère aujourd’hui comme une entité distincte. Le fait qu’elle ne compte que 600.000 personnes ne peut pas être invoqué pour lui dénier le droit de se donner un gouvernement.
Et la Belgique ? L’histoire a donné un certain nombre de traits communs aux populations habitant ce territoire, mais les tentatives de cristalliser une nation autour du nouvel Etat ont échoué. Par contre, la question flamande a émergé. Une nation flamande est née du fait que l’Etat belge niait les droits démocratiques des populations de Flandre et le sentiment national flamand a été capturé par la droite parce que la sociale-démocratie a préféré collaborer avec la bourgeoisie francophone plutôt que de lutter pour l’émancipation du peuple flamand.
La réforme de l’Etat, pour quoi ? Pour qui ?
La formation d’une nation flamande ne pouvait qu’entraîner l’Etat unitaire dans une crise structurelle. Au cours du 20e siècle, plus particulièrement après la seconde guerre mondiale, cette crise s’est approfondie. Le centre de gravité économique du pays étant passé de la Wallonie à la Flandre, la classe dominante elle-même s’est divisée sur une base « communautaire ». Il en est résulté une profonde instabilité politique, qui a culminé au cours des années ’70.
Cette instabilité coïncidait avec la fin des « Trente glorieuses ». Par conséquent, elle handicapait la bourgeoisie dans l’offensive que celle-ci voulait lancer contre le mouvement ouvrier et les conquêtes sociales d’après-guerre. Après pas mal de soubresauts, les possédant·e·s finirent par se rallier à l’idée qu’une réforme « fédérale» de leur Etat apporterait la solution.
Le bilan de cette tentative de solution est contradictoire. D’une part, le gouvernement fédéral a été stabilisé un certain temps, ce qui a facilité les grandes attaques de régression sociale des années 80 et 90. D’autre part, la « paix communautaire » n’a été acquise qu’au prix d’un fossé croissant entre le Nord et le Sud. Avec « deux sociétés dans un Etat » les vies politiques sont devenues de plus en plus autonomes, ce qui a entraîné la disparition des « hommes d’Etat nationaux ».
D’une « crise communautaire » à l’autre
La crise actuelle est le produit de cette contradiction. Une fois de plus la classe dominante doit attaquer ce qui reste des conquêtes sociales, une fois de plus sa division l’en empêche. Mais ce n’est pas une répétition du passé que nous vivons, plutôt une ré-émergence dans un nouveau contexte, celui de la mondialisation néolibérale, de la catastrophe écologique et des crispations identitaires qui minent en particulier l’Union européenne. Le néo-unitarisme affiché par l’ambitieux Georges-Louis Bouchez et le néonationalisme flamand adossé au VOKA, ultranéolibéral et xénophobe (mais qui joue la carte des immigré·e·s méritant·e·s et intégré·e·s) doivent être appréhendés dans ce cadre.
Que ce nationalisme soit un ennemi de la démocratie, c’est une évidence. Mais, de là à préférer le néo-unitarisme, il y a de la marge. L’Etat belge a pour clé de voûte un chef non élu (il coûte fort cher également : curieux de se taire là-dessus quand on dénonce le coût des ministres « trop nombreux »!) qui dispose de pouvoirs non négligeables. L’histoire a montré le risque autoritaire inhérent à la monarchie : en cas de crise aiguë, elle est d’autant plus encline à se présenter comme garante de la stabilité que cela permet à ses membres de défendre leur sinécure. Ne négligeons pas ce danger qui se présente aujourd’hui sous les traits du « gouvernement d’experts » comme moyen de « sauver le pays » et d’éviter de nouvelles élections « qui ennuient le peuple ».
Que le néonationalisme soit une ennemi du social, c’est aussi une évidence. La NVA veut casser la sécurité sociale et les conventions collectives en les régionalisant. Mais les « néo-unitaristes » sont-ils un allié du mouvement ouvrier face à cette offensive ? Non : depuis des années, ils utilisent la menace de la scission par « les Flamands » pour faire accepter le démantèlement progressif de la Sécurité sociale nationale et des droits du travail…
L’exemple du climat
L’exemple de la politique climatique et énergétique montre bien que le problème n’est ni le nombre de ministres, ni le territoire sur lequel ils exercent leur compétence, mais la politique capitaliste néolibérale, productiviste et antisociale que la réforme de l’Etat ambitionnait de faciliter et que les néonationalistes croient désormais plus opportun de mener dans un cadre « confédéral », voire séparatiste.
À première vue, un seul ministre « climat » semble de bon sens, puisque le problème est mondial et que la Belgique (pas ses entités) est signataire des accords sur le climat. Mais re-fédéraliser cette compétence (et d’autres) n’affaiblira pas le néonationalisme : il le renforcera au contraire. D’ailleurs, posons-nous la question : le climat s’en porterait-il mieux ? Imaginons qu’un seul ministre soit en charge de ce dossier : au mieux, il sera sous la pression de la NVA nucléocrate et climato-négationniste de la NVA; au pire, il sera membre de ce parti.
De Wever fait de la démagogie climato-négationniste à la Trump, c’est-à-dire qu’il exploite les craintes pour l’emploi et les revenus que l’indispensable abandon des combustibles fossiles et nucléaires suscite dans les classes populaires. Mais que font les « fédéralistes d’union » ? Ils défendent une politique de « capitalisme vert » (taxes, marché du carbone, etc.) qui ne résout rien mais qui alimente les craintes pour l’emploi et les revenus dans les classes populaires… Vu sous cet angle, il n’est pas exagéré de dire que néonationalistes et fédéralistes d’union s’alimentent mutuellement.
Leçons d’hier, pistes pour aujourd’hui
Le fait pour la gauche de s’opposer à la refédéralisation des compétences ne doit impliquer aucun soutien à la réforme « fédérale « de l’Etat. Comme on l’a dit, cette réforme a été conçue par la classe dominante pour tenter de dépasser ses divisions internes. Elle n’est pas et ne pouvait pas être démocratique, pour la simple raison qu’elle n’était pas sociale.
Comment alors prendre en compte le fait national sans verser dans le nationalisme ? A la fin des années ’50 et dans les années ’60, la gauche du mouvement ouvrier releva ce défi en plaidant pour un fédéralisme appuyé sur des « réformes de structure anticapitalistes ». Cette réponse fut même adoptée par les congrès de la FGTB de 1954 et 1956. L’analyse était que le virus nationaliste plongeait largement ses racines dans le développement socio-économique inégal résultant de la totale liberté avec laquelle le capital (« les holdings ») avait pu investir dans une région en appauvrissant l’autre, puis se retirer de la première en la ruinant au profit de la seconde, tout en excitant à son profit les rivalités que cette situation suscite dans une classe ouvrière dont l’unité est compliquée par l’emploi de langues différentes.
Croire que l’on sauvera la sécurité sociale, ou le climat, ou quoi que ce soit d’autre en s’alliant de facto aux néo-unitaristes et au palais, tout en flirtant avec la démagogie populiste des néo-nationalistes, est une illusion dangereuse. Il nous semble plus intéressant de chercher à actualiser la réponse de gauche des congrès FGTB de 54-56.
Pour l’autonomie des mouvements sociaux face aux fractions de la classe dominante
Ce travail ne peut se faire en chambre ou dans le cadre d’un article, il dépend de la pratique des militant.e.s dans les mouvements sociaux. Mais on peut poser comme point de départ qu’une stratégie alternative passera en premier lieu par une lutte pour l’indépendance des mouvements sociaux face aux deux camps bourgeois en présence.
Ainsi, la défense de la sécurité sociale passe par l’affirmation du fait que cette institution appartient au mouvement ouvrier et pas à l’Etat, de sorte que sa gestion doit être assurée par les représentant.e.s des travailleurs/euses, qui sont en droit d’exiger la suppression des « baisses de charges » patronales. Dans ce cadre, prendre au mot le président du PS qui demande un « audit du tax-shift » – en élargissant la demande d’audit à toute la dette – nous semble plus intéressant que d’accuser tous les politiciens de « diviser le peuple et le pays ».
Dans le même ordre d’idées, la défense du climat passe par l’élaboration d’un cahier de revendications propre au mouvement social, élaboré sur base des besoins des 99%. Les slogans radicaux mais vagues, genre « Climate justice now » ou « System change not climate change », sont des pétards mouillés quand ils accompagnent une stratégie de pression-concertation sur les décideurs, au nom d’un « moindre mal » (le « Green deal » européen, par exemple!) dont chacun·e sait qu’il ne résoudra rien.
Il ne s’agit pas de verser dans le maximalisme, mais tout simplement de dire ce qui est, ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas, en fonction de nos besoins – ceux des exploitées et des opprimé·e·s. En dépit de ses ambiguïtés et de ses insuffisances manifestes, la « loi climat » élaborée par les académiques l’an dernier a montré que l’unité – la vraie – requiert d’oser opposer la radicalité du nécessaire – en l’occurence, la revendication de 65% de baisse des émissions en 2030 – au ronron du « politiquement possible ». Confondre cette unité-là avec l’unité de l’Etat est une erreur qui risque de coûter très cher. Dans la lutte pour la Sécurité sociale, elle risque même de déboucher sur une défaite sans combat.