Carte blanche de la Gauche anticapitaliste publiée dans Le Vif du 8 janvier 2018 :
Dans l’affaire Francken, il ne faudrait pas que l’arbre cache la forêt. Le Secrétaire d’Etat N-VA doit sans aucun doute être viré du gouvernement pour son idéologie fascisante, ses actes racistes et ses incitations à la haine.
Son éviction encouragerait par ailleurs à reprendre les luttes contre le gouvernement Michel sur d’autres terrains également. Des luttes plus nécessaires que jamais et qu’il faudrait faire converger, car écarter Francken ne suffira pas à changer de politique, même dans le domaine de l’asile. La traque des migrant.e.s s’insère en effet dans un projet de radicalisation de l’offensive néolibérale. Elle va de pair avec la précarisation des conditions de travail de tou.te.s et le démantèlement des protections sociales, elle excite le racisme et justifie une approche sécuritaire et guerrière… qui ouvre des marchés juteux aux entreprises de sécurité privées et à l’industrie militaire. C’est pourquoi la tendance à criminaliser les migrant.e.s s’accentue en même temps que l’austérité s’approfondit. Une rupture digne de ce nom nécessite l’élaboration d’une alternative globale – démocratique, sociale, écologique et généreuse.
Trumpisme à la belge
Donald Trump n’est pas le seul à miser sur une combinaison toxique d’ultralibéralisme, de nationalisme, de racisme et d’obsession sécuritaire. La criminalisation des migrant.e.s est au contraire un thème commun des politiques néolibérales menées aux Etats-Unis et en Europe. Partout et de plus en plus, des hommes, des femmes et des enfants dont le seul « délit » est d’avoir bravé la mort pour échapper à la répression, à la guerre, à la misère et aux conséquences du changement climatique sont traqué.e.s, raflé.e.s, enfermé.e.s et expulsé.e.s sans pitié par les gouvernements des pays « développés ». De plus en plus, les politiques favorisent le racisme pour détourner vers des victimes sans défense la colère soulevée par les injustes mesures en faveur des riches et des entreprises.
La situation aux Etats-Unis montre le danger que cet engrenage représente, non seulement pour la vie et les droits des migrant.e.s, mais aussi pour les libertés démocratiques en général. Trump s’est imposé en stigmatisant les Mexicains « criminels, trafiquants de drogue et violeurs », contre lesquels il a promis un mur à la frontière Sud des Etats-Unis. A l’extérieur, il encourage les dictateurs: l’égyptien Sissi, le philippin Duterte et… le soudanais El-Bechir (l’administration US a levé des sanctions contre le Soudan). À l’intérieur, sa surenchère raciste encourage les groupuscules nazis, islamophobes et suprématistes blancs, qui passent à l’acte. Les agressions racistes et antisémites se multiplient. Elles restent le plus souvent impunies et Trump a gracié symboliquement le shérif Arpaio, un récidiviste condamné par la justice pour avoir enfermé des centaines de migrant.e.s dans de mini-camps de concentration en plein désert.
Théo Francken joue depuis des années sur le même registre. « Humour » raciste en vidéo, agitations à répétition du spectre d’une « invasion » par les migrant.e.s, appels au « nettoyage » du parc Maximilien, déclarations sur l’absence de « valeur ajoutée » des citoyens belges d’origine marocaine ou congolaise, etc. Dans sa frénésie de criminalisation et d’expulsion des réfugié.e.s et sans-papiers, le Secrétaire d’Etat N-VA a été jusqu’à organiser la collaboration de la Belgique avec la dictature soudanaise dont le chef, Omar El-Bechir, est poursuivi pour génocide par la Cour pénale internationale. Encouragé par l’immunité dont il continue de bénéficier au sein du gouvernement, M. Francken a franchi une nouvelle étape dans l’abjection: il a déclaré que tout relâchement des expulsions, si minime soit-il, provoquerait un afflux de réfugié.e.s qui ferait de la Belgique « le sterfput de l’Europe ». Le « sterfput » désignant un orifice d’évacuation des eaux usées vers les égouts, la conclusion est claire: pour M. Francken, les migrant.e.s ne sont pas des êtres humains mais des ordures à éliminer.
L’ordure à éliminer
L’ordure à éliminer est plutôt au sein du gouvernement de Charles Michel. L’histoire nous enseigne en effet que les crimes contre l’humanité sont toujours précédés d’une propagande présentant les boucs émissaires comme des bêtes nuisibles, des immondices ou des maladies. Au Rwanda, les fanatiques du Hutu power ont traité les Tutsis de cancrelats pour préparer le génocide. En Allemagne, les nazis ont employé un procédé analogue pour exciter la haine contre les juifs, qui a débouché sur la Shoah. Plus près de nous, les terroristes de l’Etat islamique déshumanisent aussi leurs « cibles ». Ne tournons pas autour du pot : la déshumanisation des migrant.e.s par le Secrétaire d’Etat à l’asile est digne des fascistes. Et que fait le gouvernement Michel ? Exige-t-il que Francken présente des excuses aux hommes et aux femmes traités d’ordures ? Même pas ! Il attend une « enquête » visant à déterminer si ces hommes et ces femmes peuvent encore être renvoyé.e.s à la police d’un dictateur… qui les considère aussi comme des « ordures ». C’est scandaleux, honteux et gravissime.
Théo Francken ne se contente pas de criminaliser et de déshumaniser ses victimes. Souvenons-nous de sa déclaration sur le sauvetage des migrant.e.s en Méditerranée : il accusait Médecins sans Frontières de contribuer au trafic d’êtres humains et de créer un « appel d’air » encourageant les migrations. Ceci montre que le Secrétaire d’Etat:
1. Ne recule pas devant les mensonges les plus éhontés;
2. Suggère à demi-mots qu’il vaudrait mieux laisser mourir les migrant.e.s, pour décourager d’autres de les imiter.
Theo Francken tente de dissimuler le fond de sa pensée derrière une fausse sollicitude pour les victimes. Mais la nature fascisante de ses idées est apparue en pleine lumière quand le groupe d’extrême-droite « Génération identitaire » les a mises en pratique. Reprenant mot pour mot le discours du Secrétaire d’Etat sur « les ONG complices de trafic d’êtres humains », ce groupe a en effet affrété un bateau ( le C-Star, anagramme anglais de « Racist ») pour repousser les migrant.e.s vers la Libye et empêcher les opérations de sauvetage par les associations humanitaires. N’est-ce pas suffisamment clair?
M. Francken appelle l’opinion publique à se mobiliser pour soutenir sa politique. Cherche-t-il, comme Trump, à structurer et radicaliser un courant raciste sur la toile, voire dans la rue ? En tout cas, il n’est pas seul responsable de la barbarie qui grandit sous nos yeux. Depuis des mois, les personnes migrantes et candidat.e.s réfugié.e.s du parc Maximilien sont traqué.e.s, volé.e.s, harcelé.e.s par la police de Jan Jambon (qui a menti au parlement en niant les rafles avec quotas). Un « détail » condense la cruauté de cette politique : les smartphones des migrant.e.s sont la cible privilégiée des policiers. Or, rien n’est plus précieux pour les personnes migrantes : leur smartphone, c’est non seulement leur seul lien avec la famille, les photos des parents, mais aussi le dossier avec les pièces justificatives de leur demande d’asile. Les réactions citoyennes gênant l’action de la police, la question se pose : Théo Francken et Jan Jambon souhaitent-ils que des groupuscules fascistes tentent d’aller encore plus loin que les « forces de l’ordre », comme ce fut le cas à Calais?
L’arbre Francken ne doit pas cacher la forêt
Théo Francken doit être viré sur-le-champ. Mais il ne faudrait pas que l’arbre cache la forêt. Car le problème va bien au-delà de la personnalité fascistoïde d’un Secrétaire d’Etat qui propage le venin de l’extrême-droite. Tirer sur le fil Francken amène inévitablement à mettre en cause la NVA, le gouvernement de droite Michel-Jambon (dont la loi sur l’asile adoptée en octobre a été condamnée par le Haut Commissariat de l’ONU aux réfugié.e.s), les gouvernements précédents, l’Union Européenne et son projet néolibéral dont la « politique migratoire » fait partie intégrante.
Pour Jan Jambon, l’Europe mène « à la fois deux guerres »: une contre l’Etat islamique, l’autre contre les migrations, ce qui nécessite un »strict contrôle aux frontières ». Le chef de file de la NVA au gouvernement est plus prudent que son ami Francken dans ses déclarations, mais le fond est le même : les personnes migrantes sont amalgamées aux terroristes, et les problèmes sociaux que l’austérité provoque dans les quartiers populaires sont vus à travers les lunettes des « deux guerres » (qui en fait n’en font qu’une). Jambon, comme Francken, est friand des métaphores médicales ou hygiénistes propagées par l’extrême-droite: il s’agirait de « nettoyer » les positions de l’ennemi (Molenbeek par exemple) afin « d’éliminer le cancer » qui menacerait la société. Inutile de dire que ces Messieurs n’évoquent jamais les cancers bien réels que sont le chômage, le sans-abrisme ou la fraude fiscale, pour ne pas parler du racisme dont ils favorisent la diffusion et qui fait le lit de l’extrême-droite…
S’il est un cancer qui ronge la société, en vérité, c’est bien la haine de l’étranger.e. La responsabilité du MR dans sa propagation est écrasante. On crée un climat de peur propice aux mesures liberticides. Le secret de l’inquiétante impunité dont le Secrétaire d’Etat à l’asile jouit depuis des mois n’est en effet pas difficile à percer : Charles Michel et ses amis ont laissé Francken cracher son venin parce que la politique raciste-sécuritaire fait partie de leur projet réactionnaire de restriction des droits démocratiques, d’affaiblissement des syndicats et de régression sociale tous azimuts. Qu’importe que la Convention de Genève sur l’asile soit foulée aux pieds, qu’importe que des innocent.e.s et même des enfants soient emprisonné.e.s dans des centres fermés, qu’importe que 33.000 migrant.e.s soient morts en Méditerranée depuis 2000 : l’essentiel pour les libéraux est d’avoir le pouvoir et de l’utiliser pour satisfaire les patrons et les riches. Sur le dos de tout le monde du travail, qui encaisse les mauvais coups du gouvernement le plus réactionnaire de l’après-guerre. Sur le dos en particulier des migrant.e.s, que la clandestinité condamne à la précarité et à la misère.
Le triptyque mortifère Raciste-Sécuritaire-Austéritaire
Si Francken a pu jusqu’à présent tout se permettre, y compris de ridiculiser Charles Michel, ce n’est pas seulement parce que la NVA est le principal parti de la coalition. C’est aussi parce que le trio Francken-Jambon-Van Overtveldt incarne le fait que la « politique d’asile », la politique sécuritaire et la régression sociale constituent les trois axes de l’approfondissement de la politique néolibérale : pendant que le premier traque les sans-papiers et que le second nous habitue à la militarisation de nos villes, le troisième profite de l’obsession raciste-sécuritaire favorisée par ses collègues pour piloter une réforme fiscale qui offre de nouveaux cadeaux aux nanti.e.s et aux entreprises.
Cette combinaison convient fort bien au MR et l’éviction de Théo Francken ne suffirait pas à nous en débarrasser. D’ailleurs, le triptyque raciste-sécuritaire-austéritaire ne date pas d’hier. Maggie De Block ne sympathise pas avec l’extrême-droite mais, les provocations fascistoïdes de Francken mises à part, l’actuelle « politique d’asile » n’est qu’une radicalisation de celle qu’elle appliquait dans la coalition dirigée par le PS – avec les félicitations publiques d’Elio Di Rupo. Cette politique faisait d’elle la personnalité politique la plus populaire du pays. Si l’on prend le gouvernement dans son ensemble, on voit d’ailleurs que la popularité du volet raciste-sécuritaire de Francken-Jambon compense l’impopularité de la destruction du système de Santé menée par Mme De Block. De même, dans le gouvernement précédent, la popularité de la politique d’asile de Mme Block compensait l’impopularité des attaques dirupiennes contre les chômeu.r.euse.s et les travailleu.r.euse.s âgé.e.s. Cela forme un tout. Dès lors, contester la « politique d’asile » implique nécessairement, si l’on est cohérent, de contester aussi la politique d’austérité – et inversement – …en inscrivant ce combat dans une perspective européenne.
Car l’articulation des trois volets est pilotée par l’Union Européenne. Francken et Michel disent vrai sur un point: les expulsions de migrant.e.s soudanais sont au diapason de ce que font les autres Etats membres. L’Union européenne a passé avec Khartoum un accord analogue à celui passé avec la Turquie. Deux cent cinquante millions d’euros ont été versés au Soudan, dont quarante-six millions servent à organiser des Forces de Soutien Rapides (RSF) chargées de verrouiller les frontières. Selon l’ONG étasunienne « Enough », ces RSF sont formées essentiellement sur base… des milices « Janjawids » que Khartoum a utilisées pour massacrer les populations du Darfour. Les atrocités commises dans cette région depuis quinze ans ne sont pas près d’être condamnées pour ce qu’elles sont par l’UE, puisque celle-ci finance désormais les criminels, devenus sous-traitants de son armée anti-migrants, FRONTEX. Quand Olivier Chastel affirme qu’il n’y a de « problèmes » que dans deux des treize provinces du Soudan – en « oubliant » qu’Omar El-Béchir est poursuivi par la Cour Pénale Internationale pour crimes contre l’humanité! – il ne fait probablement que dire sottement tout haut ce que pensent tout bas de nombreux responsables européens.
Liberté de circulation et d’installation
Dénoncer Francken, c’est bien, c’est même indispensable. Mais il est grand temps que la gauche réalise que la « politique migratoire » ne tombe pas du ciel : elle joue un rôle majeur dans l’offensive néolibérale d’un système capitaliste mondial miné par ses contradictions. Des riches de plus en plus riches songent à se sauver comme iels l’auraient fait sur le Titanic : en enfermant les troisième classes dans leurs cabines parce qu’il n’y a pas assez de canots de sauvetage pour tout le monde. Les migrant.e.s sont les premières cibles de cette politique, mais celle-ci vise le monde du travail dans son ensemble. Lutter pour eux, c’est lutter pour nous. L’indispensable limogeage de l’infâme Théo Francken ne prendra tout son sens que s’il fait avancer la lutte pour une alternative anticapitaliste garantissant à tous et toutes la liberté de circulation et d’installation sur cette planète. C’est en définitive la seule réponse à l’engrenage infernal par lequel plus de racisme, plus de sexisme, plus d’islamophobie, plus de nationalisme marchent du même pas que plus de coupes dans la sécurité sociale, plus de flexibilité et de précarité au travail, plus d’austérité dans le secteur public, plus de destruction de l’environnement.
Signée par les membres la Gauche anticapitaliste :
- France Arets
- Mathilde Dugaucquier
- Freddy Mathieu
- Hamel Puissant
- Daniel Tanuro