Le mot allemand Vergangheitsbewältigung se traduit par « dominer et/ou surmonter le passé ». Un passé qui dura de 1933 à 1945. Il s’agit pour le peuple allemand de se réaliser dans quelle mesure il a participé de manière active ou passive aux crimes du régime national-socialiste. Ose-t-il regarder son propre passé en face ?
C’est dans la partie occidentale de l’Allemagne actuelle que ce processus de « domination du passé » s’est déroulé et ou le rejet du fascisme s’est manifesté le plus clairement. Les résultats électoraux récents nous le montrent: le populisme autoritaire connait son plus grand succès dans ce qui était la République Démocratique Allemande (RDA). Comment expliquer la force des idées d’extrême droite dans la partie de l’Allemagne qui se proclamait socialiste avant d’être intégrée à la République fédérale? Les raisons sont avant tout de nature politique et culturelle. L’économie en tant que telle n’explique rien.
Le Parti socialiste unifié (SED) qui dirigeait avec une main de fer la RDA se tenait (avec raison) pour non responsable des crimes nazis. Mais puisqu’il considérait les nazis comme de faux représentants du peuple et lui-même comme le représentant authentique, il n’était pas nécessaire de confronter (et d’emmerder) le peuple avec un passé duquel il n’était pas responsable. Ce peuple avait été la victime du fascisme, « forme suprême du capitalisme en déclin ». En 1945 le peuple est-allemand avait enfin reçu son vrai représentant avec la constitution du « bloc démocratique antifasciste », dirigé évidemment par le SED communiste. Les crimes que le régime admettait se limitaient à la répression nazie des communistes, des socialistes et des organisations du mouvement ouvrier, avec en marge l’extermination des Juifs. Mais on s’abstint d’examiner la participation d’une manière ou d’une autre de larges secteurs de la population allemande. Pas de Vergangheitsbewältiging en RDA.
Il faut savoir qu’un parti nationaliste de droite participait au Front antifasciste est-allemand, le Nationaldemokratische Partei Deutshlands (NDPD). Ce parti comptait en 1977 58.000 membres, plus que le parti libéral (LPD) dans ce même front. Les communistes avaient ainsi donné une place politique à d’anciens officiers de la Wehrmacht et à d’anciens membres du parti nazi, principalement des fonctionnaires. Ce parti avait sa propre presse, dont le quotidien « National-Zeitung », dont la typographie, si je me le rappelle correctement, ressemblait à celle du quotidien « Deutsche-Nazional und Soldaten-Zeitung » en RFA. La « nouvelle Allemagne » était, aux yeux des communistes, non pas un peuple vaincu militairement, mais resuscité en tant que nation socialiste. Le régime avait, malgré ses slogans internationalistes, des traits nationalistes. Il reprenait même des signes extérieurs du militarisme prussien.
Les choses se passaient différemment dans l’ancienne République fédérale allemande. Le régime de Bonn s’occupait de la Vergangenheitsbewältigung tout d’abord pour prouver que la RFA était un pays démocratique qui avait sa place dans l’alliance anti-totalitariste occidentale. La propagande nazie y était interdite. Pour prouver qu’une résistance anti-nazie avait existé, le régime se référait à l’attentat contre Hitler par le groupe d’officiers autour de Von Stauffenberg. Mais on ne mentionnait pas qu’il s’agissait d’un complot conservateur et antidémocratique qui voulait sauver l’Allemagne des folies hitlériennes. Il n’envisageait aucunement un retour à la démocratie parlementaire. Les groupes d’extrême-droite continuaient a exister en RFA, mais marginalement.
La Vergangheitsbewältigung réelle fut entreprise par la jeunesse qui se révoltait à partir de 1967. Elle ne contestait pas seulement le conservatisme de la RFA et de ses élites, mais se posait des questions sur le comportement de ses grand-parents et parents pendant la guerre. Les résultats de cette révolte furent bénéfiques. Une gauche radicale apparut, l’énergie nucléaire fut bannie, une mouvement écologique prit de l’ampleur, le mouvement antifasciste s’activa et la RFA devint le pays le plus pacifiste de l’Europe occidentale. Unique en Europe, la gauche radicale y possède aujourd’hui deux quotidiens, le TAZ et le Junge Welt.
Mais il y a un revers à la médaille. La population n’aime pas d’être rappelé de façon paternaliste et systématiquement du fait qu’elle est porteuse du péché originel de la shoah. Organiser un culte permanent autour de la « faute du peuple allemand » est contreproductif. Il faut d’abord s’occuper des problèmes actuels. Il est évident que le passé historique y joue un rôle important. Mais au lieu d’une condamnation rituelle on fait mieux d’analyser et d’expliquer le passé. Quel était le rôle de la haute société dans l’accession d’Hitler au pouvoir ? Quel était le rôle de l’éducation populiste-romantique, éducation qui continue aujourd’hui ? Quel était le rôle du parti communiste dans les années 1930 quand il accusait la social-démocratie d’être des « social-fascistes » plus dangereux que les nazis ? Comment apprécier le sectarisme du SPD? Une telle analyse exige de la démocratie, ne fut-ce qu’une démocratie parlementaire. Ce n’était pas le cas en RDA stalinienne et difficile en RFA bourgeoise.
Le Tournant, la « Wende » en Allemand, c’est-à-dire l’unification des deux Allemagne en 1989-1990, jeta les « Ossis » comme on les nommaient avec dénigrement, dans un RFA capitaliste dont la culture et la mentalité étaient très différentes. L’annexion de la RDA était une prouesse politique d’Helmuth Kohl, dirigeant du parti chrétien-démocrate, le CDU. Le culte de la culpabilité (« Schuldkult »), la condescendance des « Wessis » pour les « Ossis », la destruction de l’industrie est-allemande étaient un terrain fertile pour un ressentiment prononcé, dont profitèrent les populistes. Quand la chancelière Merkel rendait visite récemment à une petite ville de Saxe en ignorant une manifestation de protestation, un participant remarquait qu’elle « ne nous regarde même pas avec son cul ». Ce qui intéresse l’establishment dans la partie occidentale du pays c’est des voix pour gouverner et d’abandonner les « Ossis » à leur sort.
Il ne faut pourtant pas chercher la montée de l’extrême droite dans le retard social en tant que tel des nouveau Länder par rapport à ceux de l’ancienne RFA. En 2016, 4 sur 5 électeurs de l’AfD considéraient leur propre situation économique comme « bonne » et « très bonne » L’AfD n’est pas un parti des pauvres. Un exemple: Alice Weidel fut manager chez Goldman Sachs et Allianz. La partie orientale compte proportionnellement moins d’immigrants que la partie occidentale, mais l’angoisse pour l’Überfremdung (« sur-étrangement ») y est beaucoup plus grand. La xénophobie, la peur de « l’étranger » y est grande et se nourrit des attentats terroristes qui eux-mêmes donne des arguments à l’islamophobie propagée par les populistes et les racistes.
Cette peur a évidemment aussi une base sociale, la peur pour l’avenir du pays, dirigé depuis huit années par la Groko, la grande coalition entre les partis conservateurs (CDU/CSU) et les socio-démocrates (SPD). La Groko a mené une politique libérale agressive. Le système Hartz IV, introduit par le SPD, pèse de tout son poids sur les chômeurs. L’échec d’une coalition « Jamaïcaine » dans laquelle les Verts et les Libéraux auraient rejoint le CDU/CSU, réintroduira sans doute une nouvelle Grande Coalition, avec toutes les conséquences politiques et sociales connues. Il n’y a pas d’alternative sous Angela Merkel. Ce n’est pas sans raisons que le grand part populiste, dont les dirigeants ne cachent pas leur nostalgie pour de Troisième Reich, se nomme « Alternative für Deutschland », une alternative pour l’Allemagne. L’AfD se présente comme le vrai représentant du peuple – non pas le peuple des « « Vieuxpartis » (Altparteien) et des « Vieillesélites » (Alteliten) mais le peuple mythique, cher au populistes. Sur ce terrain l’Allemagne est en train de rattraper le populisme qui sévit en Hongrie, en Pologne, aux Pays-Bas et ailleurs. Il porte évidemment le sceaux du passé politique et culturel de l’Allemagne.