Entretien. Rashid Saeed Yagoub est journaliste, ancien militant du parti communiste soudanais. Exilé en France depuis 1992, il est un membre actif des réseaux de soutien au soulèvement populaire en cours au Soudan.

Peux-tu nous résumer la situation actuelle au Soudan ?

Le régime militaire d’el-Béchir, en place depuis 1989, presque 30 ans, est aujourd’hui confronté à la pire crise économique de son histoire. La Livre soudanaise a perdu l’essentiel de sa valeur en six mois. Le prix du pain a augmenté de une à trois livres. Il y a une pénurie générale d’essence, et le pays est coupé du monde extérieur.

Le gouvernement soudanais est au bord de la faillite et essaie de s’assurer des alliés régionaux. Il y a un partenariat économique avec la Chine. La donnée essentielle est qu’il n’y a plus d’argent, le pays est au bord de la banqueroute. Les richesses existent, mais elles sont accaparées par une clique liée au régime.

Comment considérer les mobilisations actuelles ?

Le régime fait face à des manifestations sans précédent. Ce mouvement couvre toutes les grandes villes du pays à l’exception de quelques agglomérations. Les catégories sociales mobilisées sont larges, la classe moyenne appauvrie est très présente. Les femmes sont nombreuses à participer. Il faut noter que ces manifestations sont pacifiques. Le régime répond par une utilisation excessive de la force.

Quels sont les objectifs des manifestants ?

La mobilisation a débuté en réaction aux mesures augmentant fortement les prix des produits de première nécessité. Dès la première semaine, il était clair sans la moindre ambiguïté qu’il s’agissait d’un soulèvement à caractère principalement politique, centré sur la revendication du changement du régime. « Le peuple veut la chute du régime » est le slogan fédérateur. Les associations de professionnels, la Sudanese Professionnals Association, qui regroupe, en toute indépendance des syndicats officiels pro-régime, des professionnels soudanais, médecins, ingénieurs… a été le regroupement fédérateur de cette mobilisation. Les partis politiques opposés au régime se sont également regroupés autour d’une « Déclaration pour la liberté et le changement ». Les axes sont clairs : le renversement du régime par des moyens pacifiques, et surtout organiser la transition vers un régime démocratique avec la liberté d’expression, la liberté de rassemblement, et mettre fin à la concentration des richesses entre les mains d’une minorité islamo-autocratique.

Quels moyens pour atteindre ces objectifs ?

Les appels à la mobilisation générale, initiés par et autour de la Sudanese Professionnals Association, ont permis d’organiser des mobilisations massives et régulières sur les lieux de travail, dans les quartiers. Des manifestations spontanées de nuit ont également lieu et sont réellement massives. Le régime a bloqué Facebook et WhatsApp, mais malgré cela des vidéos parviennent à être diffusées quotidiennement par les manifestants, ce qui permet d’informer les médias et la diaspora soudanaise dans le monde. Des rassemblements de soutien au soulèvement populaire ont été organisé dans un nombre conséquent de pays, mais il faut le reconnaître, il y a eu une couverture médiatique et un soutien extérieur assez faibles.

Selon les associations de professionnels, le renversement du régime passe par une massification du soulèvement, une stratégie de désobéissance civile pacifique et l’objectif de parvenir à organiser une grève générale. Il n’y a aucun soutien à attendre des syndicats officiels contrôlés par le pouvoir, ils se contentent de demander de respecter la légitimité du régime et attendre les élections de 2020. Aujourd’hui, ces structures sont hors-jeu. Ce qui est au cœur du débat politique, c’est la chute immédiate du régime.

Quel est le positionnement des divers partis politiques soudanais ?

Les partis opposés au régime participent au soulèvement depuis les premiers jours, sans être à la manœuvre. Ils se sont rangés dans le cadre collectif coordonné par les associations de professionnels. Aujourd’hui, il y a trois grands blocs de partis, avec des stratégies différentes.

Le Sudan Call est un regroupement large d’organisations, issu des négociations antérieures avec le gouvernement soudanais sous l’égide de l’Union africaine. Y participent le parti Oumma, de l’ancien Premier ministre Sadek al-Mahdi, renversé en 1989 par le coup d’État d’el-Béchir, le Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord de Malik Agar, le Mouvement de libération du Soudan de Minni Minawi, le Mouvement pour la justice et l’égalité de Gibril Ibrahim, la Confédération de la société civile soudanaise.

Le Sudan Consensus Force est un regroupement dont l’axe fondamental est le refus de principe de la négociation avec le régime. On y retrouve le Parti communiste soudanais, des partis nationalistes arabes et nassériens. C’est un regroupement progressiste.

Les Unionistes sont formés d’un regroupement autour du Democratic Unionist Party, l’un des grands partis institutionnels du Soudan. Il faut y ajouter d’autres structures qui sont, pour aller à l’essentiel, des anciennes scissions de ce parti. Les Unionistes agissent pour le renversement pacifique du régime.

Il faut également dire un mot des mouvements armés qui jouent un rôle important dans les zones de conflit. Le Sudanese Liberation Mouvement de Abdulhadi al-Nur au Darfour, et le Sudanese People Liberation Movement dans la région des montagnes Nuba. Ces mouvement refusent également catégoriquement les négociations avec le régime, et agissent indépendamment des regroupements politiques cités plus haut.

Lors des premiers jours du soulèvement, des locaux du Parti du Congrès National d’el-Béchir ont été incendiés. Le régime a alors accusé le Sudanese Liberation Mouvement d’être à la manœuvre, prétendument avec la complicité du gouvernement israélien. Heureusement cette propagande n’a pas trouvé d’écho. La réponse des manifestants a été de refuser de se laisser diviser, le slogan sur toutes les lèvres était « Nous sommes tous des Darfouris ».

Peux-tu nous décrire la stratégie du régime ?

Je dirais qu’il y a trois axes essentiels.

D’abord, il y a l’affirmation que les manifestations sont l’œuvre des étrangers, que les partis et les associations de professionnels obéissent aux ambassades étrangères… Comprendre : essentiellement les puissances occidentales.

Ensuite, il y a l’affirmation que les manifestations peuvent amener le pays au chaos, comme en Syrie et au Yémen. Le régime actuel se prévaut d’assurer la stabilité.

Enfin, le régime joue sur un discours raciste. « Si le régime tombe, les Darfouris vont dominer le pays », ose affirmer el-Béchir. Comprenez les populations noires au Soudan. La culture arabe et musulmane serait menacée. Il y a une forte composante raciale et ethno­centrée dans ce discours. Heureusement, ce genre de propos ne parvient pas à diviser et démobiliser. Ce type de propagande ne marche plus.

Il faut dire un mot sur le rôle de l’armée. À chaque grand soulèvement populaire lors de l’histoire du Soudan, en 1964 et en 1985, l’armée a joué un rôle important dans la transition. Aujourd’hui, l’armée a été intégralement refondée par le régime, il s’agit d’une armée idéologique et idéologisée. Les milices ex-janjawids affiliées au régime, responsables du génocide au Darfour, ont été intégrées aux forces armées en 2017 sous le nom de Rapid Support Forces. L’armée est considérée comme non indépendante, composée de certains groupes ethniques du nord du Soudan. L’élément déterminant est qu’aujourd’hui l’armée n’est plus en capacité de jouer comme auparavant un rôle de transition douce au sein du régime.

Que dire des mobilisations actuelles en soutien au soulèvement du peuple soudanais ?

Les Soudanais en exil se sont fortement mobilisés, en particulier en France. Il y a eu des prises de position de la société civile. Malheureusement, cela s’est pour le moment fait dans un relatif isolement des premiers concernés.

Concernant les chancelleries occidentales, les prises de position sont assez réservées, il y a condamnation de la violence contre les manifestants, mais pas de prises de position fermes contre le régime.

Pour conclure, je dirais que c’est aux Soudanais de l’étranger d’aller rencontrer les organisations démocratiques et les partis politiques, pour élargir le soutien, agir pour renverser le régime et préparer l’après.

Propos recueillis par Romain Prunier pour le site du NPA.