La possibilité d’expulser un étranger du territoire a été prévue dès le 6 octobre 1830 – soit deux jours après la proclamation de l’indépendance de la Belgique ! – par un arrêté du gouvernement provisoire. Ce n’est cependant que depuis le tournant sécuritaire de la fin des années ’80 que l’État a commencé à déployer des grands moyens pour rendre effectifs les ordre de quitter le territoire qu’il délivre à tour de bras. Le premier centre fermé a été institué à l’aéroport de Zaventem en décembre 1988, en toute discrétion et en toute illégalité. Le ministre Wathelet l’a fait entériner après coup par une loi de 1991 et la loi Tobback de 1993 a permis la généralisation des centres fermés sur le territoire. Si aujourd’hui, les secrétaires d’État à l’asile et la migration font la promotion de ces centres dans les pays de départ des migrants pour leur faire savoir à quel point la politique belge est ferme et inhumaine, les gouvernements de l’époque tentaient de maintenir dans l’ombre « ces arrières cours de la démocratie ».
Ce sont, en grande partie, les actions du Collectif contre les expulsions à partir d’avril 1998 qui ont attiré l’attention publique et médiatique sur ces prisons qui ne disent pas leur nom. Ils intervenaient auprès des passagers à l’aéroport pour leur demander de s’opposer aux expulsions dont ils avaient eu vent. Ils bloquèrent quelques fourgons convoyant des détenus des centres vers l’aéroport. Ils organisèrent des rassemblements et marches aux flambeaux devant le futur centre de Vottem et le centre 127bis de Steenokkerzeel – dont celle du 21 juillet encouragea une émeute des détenus qui permit à 31 d’entre eux de s’évader.
Suite à cette évasion, un reportage de « L’Hebdo » a été consacré au collectif et diffusé le 20 septembre. On y découvrait un visage – filmé clandestinement par un député lors d’une visite du centre – et une voix en conversion téléphonique avec un membre du collectif. Il s’agissait de Semira Adamu. Véritable lanceuse d’alerte avant l’heure, elle était un des contacts principaux du collectif au sein du centre, elle en révélait les conditions sordides de détention, elle le prévenait des dates et vols d’expulsion de ses comparses de misère. Elle résistait à l’intérieur du centre et lors de chacune de ses tentatives d’expulsions. Car il n’y en eut pas qu’une…
Jeune nigériane de vingt ans, Semira Adamu était arrivée en Belgique le 25 mars 1998 pour y demander l’asile. Ses parents décédés, sa belle-mère avait décidé de la marier à sexagénaire qui avait trois femmes et en avait déjà tué une. Refusant cet avenir, elle s’était enfuie d’abord vers le Togo, ou son prétendant l’avait rattrapé, ensuite vers la Belgique où elle pensait trouver accueil et sécurité. Dès son arrivée, on l’a incarcérée au 127bis et sa demande d’asile a été rapidement déboutée. La persécution spécifique des femmes par le patriarcat demeure encore aujourd’hui très peu prise en compte dans l’interprétation belge de la Convention de Genève. Une demande de régularisation avec un comité de soutien, des milliers de signatures, des garants financiers, Lise Thiry comme marraine… n’ont pas fait changer d’avis l’Office des étrangers qui multiplia les tentatives d’expulsion.
Grâce à sa résistance personnelle et à l’intervention de passagers indignés, cinq tentatives d’expulsions ont échoué. Lors des deux premières, il a suffi à Semira de s’opposer verbalement à son rapatriement pour que celui-ci soit annulé non sans que lui soient adressées des menaces relatives à un prochain refus de sa part. La troisième tentative a été annulée avant même le départ du centre en raison de la mobilisation prévue à l’aéroport. Les suivantes ont donné lieu à un durcissement progressif des violences à son égard. Suite à la quatrième tentative d’expulsion, elle avait témoigné de la panoplie des mesures de contraintes, dont le coussin, qu’elle avait eues à subir et qui l’ont poussée au bord de l’évanouissement par étouffement.
Lors la dernière tentative d’expulsion, le 22 septembre 1998, pas moins de neuf gendarmes ont été mobilisés pour l’embarquement. Cachée des regards des passagers par cette escorte, elle s’est retrouvée dans l’avion, pieds et mains menottés, pliée en deux, un coussin devant la bouche et la pression d’un gendarme sur le dos. Alors que pour toute forme de résistance Semira chantait, cette contrainte a été exercée pendant une quinzaine de minutes au cours desquelles l’étouffement provoqua une perte des selles interprétée, non sans mépris, par les gendarmes comme une stratégie en vue d’éviter le rapatriement. Ce n’est qu’à l’occasion du remplacement d’un des gendarmes par un de ses collègues qu’ils constatèrent qu’elle avait perdu connaissance. Une hémorragie cérébrale avait provoqué un arrêt cardiaque. Emmenée à l’hôpital Saint-Luc, les médecins ont pu faire rebattre son cœur mais Semira Adamu est demeurée une dizaine d’heure dans le coma et décéda vers 21h30.
Au téléphone, Semira disait craindre pour sa sécurité aussi bien auprès de son futur époux vers qui la Belgique voulait la renvoyer qu’au sein du centre et à l’aéroport, dans la perspective de sa prochaine tentative d’expulsion « où les gens seraient capables de tuer ». L’office des étrangers avait en effet décidé de lui faire payer sa résistance au quotidien et de faire taire à tout prix cette voix qui révélait les exactions de la politique belge l’égard de celles et ceux qu’elle refuse de reconnaître. Depuis l’évasion du 21 juillet et sa quatrième tentative d’expulsion, elle était surveillée en permanence, ses appels téléphoniques étaient écoutés ou écourtés, ses visites aussi. On la brimait, l’isolait des autres détenus, la menaçait… Elle tenait bon. Jusqu’à ce que cet acharnement et les politiques de non protection des personnes persécutées, d’enfermement et d’expulsions violentes conduisent à ce qu’on peut qualifier d’assassinat d’État.
Ce ne fut pas le premier décès lors d’une expulsion. Nous avons connaissance d’au moins deux cas, en 1982 et 1987. Mais la médiatisation de la figure de Semira et de son meurtre a suscité l’indignation nationale. Des milliers de personnes se sont manifestées lors de la cérémonie d’obsèques, des centaines ont proposé leur soutien au Collectif contre les expulsions. Le ministre de l’Intérieur, Louis Tobback a démissionné. Une commission a été mise en place – composée principalement de policiers et présidée par le professeur Vermeersch – pour évaluer et préciser les techniques d’expulsion acceptables. La commission de l’Intérieur du Sénat a entrepris une nouvelle évaluation de la politique migratoire, centrée cette fois-ci sur la politique d’éloignement et de régularisation. La commission Vermeersch supprima le coussin des techniques autorisées et le parlement décida de la grande opération de régularisation collective de 1999-2000.
Mais vingt ans plus tard, rien n’a fondamentalement changé. La politique d’asile et de migration s’avère toujours aussi peu respectueuse de la dignité et des droits humains, la population des sans-papiers se maintient dans la précarité la plus totale, l’administration et ses responsables se montrent toujours aussi cyniques, des témoignages de violences dans les centres fermés et à l’aéroport continuent d’affluer, la politique de l’Union européenne a provoqué depuis 1998 des dizaines de milliers de morts à ses frontières et sur les chemins de moins en moins sûrs qui y mènent…
C’est pourquoi des militants et des organisations, réunis au sein de la Coordination Semira Adamu 2018(1)semiraadamu2018.be, ont décidé de marquer le coup pendant un mois(2)Programme complet ici : semiraadamu2018.be/programme. Il s’agit autant d’entretenir la mémoire et le combat de Semira, de rappeler le « plus jamais ça » de 1998, que de mobiliser l’ensemble de la société afin de donner de nouveaux souffles à la lutte pour les droits de toutes les personnes migrantes et contre la politique d’expulsion.
Ils ont tué une femme, pas son combat !
Mathieu Bietlot (Actrices & Acteurs des Temps Présents)
Notes