Scénario Laure Sirieix, dessins de Lauri Fernandez. Éditions Bang (Barcelone) 157 pages, 25 euros.

Des bébés et des enfants sont aujourd’hui volés en Ukraine par l’armée russe et les milices à sa solde. Objectif : en faire de « vrais russes » ! Le vol des enfants de militant·e·s révolutionnaires argentin·e·s dans les années 1970 répondait au même objectif et il est aujourd’hui connu grâce à la mobilisation quotidienne des mères et grand-mères de la « Plaza de Mayo ». Moins connu est le vol des enfants des militant·e·s de la gauche espagnole. Il a pourtant duré pendant des dizaines d’années et peut se chiffrer autour de 300 000 enfants. Ce scandale fut étouffé par la loi d’amnistie du 15 octobre 1977 où les partis dits de gauche s’engagèrent à ne pas remuer le passé en échange de la « démocratie ». C’est le thème central de cette BD qui interroge l’histoire au plus près en y mêlant les préoccupations d’une jeune lycéenne parisienne, petite-fille et arrière-petite-fille de militant·e·s espagnol·e·s.

Un secret de famille et de société

En pleine révision du bac, en 2001, María quitte précipitamment Paris pour se rendre à Barcelone au chevet de sa grand-mère Carmen hospitalisée d’urgence, complètement désorientée et ayant perdu la mémoire, la raison ou les deux. María rate son rendez-vous chez le gynéco alors que, suite à une soirée arrosée, elle est enceinte. Son père, Salvador, avocat débordé du barreau, la rejoint très vite. Inutile de dire que la vie du père et de l’enfant va être profondément bousculée. En effet, en cherchant à aider Carmen, María et son père vont découvrir dans le désordre de son appartement un obscur secret qui dévoile tout un pan de sa vie restée secrète ainsi que celle de l’arrière-grand-mère décédée dans le silence quelques mois auparavant.

Dans les années 1950, la pétillante Carmen a été envoyée à la prison de Les Corts (aujourd’hui devenue les « Galeries Lafayette » de Barcelone) alors qu’elle était enceinte. Qu’est devenu le bébé ? Pourquoi ni María ni son père n’ont-ils jamais entendu parler de cet enfant ? Serait-il l’un des bébés volés sous le régime de Franco ?

La guerre d’Espagne ne s’est pas arrêtée en 1939

En remontant le fil de la vie de Carmen, la mère de l’enfant volé et de sa mère Rosa, nous retrouvons le destin tragique des générations des années 1940 à 1960. Rosa a perdu son mari pendant la guerre civile et le fiancé de Carmen a disparu dans le maquis des années 1950. Les habitant·e·s de Barcelone subissent toutes les vexations possibles de la part des forces de répression et de l’Église catholique. Les militants de la Phalange n’hésitent pas à violer les femmes suspectées de rébellion avant de les envoyer dans des prisons sordides où les bonnes sœurs sont chargées de leur redressement et de la disparition des enfants, qu’ils soient le fruit d’un amour partagé ou du viol des tortionnaires franquistes. Les souvenirs refoulés affluent dans la mémoire de Salvador sur les comportements de sa mère et de sa grand-mère tandis que le séjour de Carmen en prison alors qu’elle est enceinte de son maquisard adoré est dévoilé sans fards. La prisonnière parviendra à sauver puis exfiltrer son bébé malgré les innombrables tortures. Caché par la grand-mère et un réseau, il sera pourtant retrouvé par les franquistes suite à une dénonciation. Est-il vivant ? Dans quelle famille réactionnaire a t-il été élevé ?

Dans les années 2000, le voile du passé commence à se lever

Carmen, retirée de l’hôpital, avec la complicité de son infirmière, meurt en paix dans son appartement de Barcelone sans vraiment retrouver sa lucidité, mais mettra le père et la fille sur un indice. C’est là que l’histoire familiale rejoint l’histoire tout court. La multiplication des tests ADN pour des raisons de santé révèle que des milliers d’enfants des années 1950-1960 n’ont pas été engendrés par leur mère, et que les actes de naissance et de baptême ont été falsifiés. Les bouches s’ouvrent, les charniers apparaissent. Nous ne raconterons par la suite de l’histoire familiale aussi bien de Maria que de Salvador son père, et de leurs multiples recherches, mais elle se trouve étroitement mêlée au devoir de mémoire. La BD se terminera d’ailleurs avec l’exhumation du monstre Franco de son mausolée d’« El Valle de los Caidos ».

Une BD pour tout·e·s les antifascistes amoureuses et amoureux de Barcelone

La scénariste de cette BD, Laure Sirieix, est une artiste polyvalente. Elle a joué dans le feuilleton « Plus belle la vie » et signé des scénarios pour les plus jeunes, mais elle connaît surtout son histoire espagnole sur le bout des doigts. La vraie Espagne, celle d’Andres Nin(1)Andres Nin était un révolutionnaire catalan ami de Trotski. Il a été enlevé à Barcelone, torturé et assassiné par les services secrets staliniens en 1937. et des anarchistes. Le dossier historique qui conclut la BD est en tout point remarquable.

Lauri Fernandez, la dessinatrice, saura vous faire partager son amour pour Barcelone et son peuple. La « Plaça del Diamant »(2)La Place du Diamant est aussi un grand roman catalan de Mercé Rodoreda qui constitue une clef de cette BD. n’aura plus de secret pour vous.

Une nouvelle fois, les éditions Bang de Barcelone frappent fort. Souhaitons que la diffusion suive. Une BD à vous procurer chez votre libraire.

Article publié sur le site de l’Anticapitaliste.

Notes[+]