Extrait de « Révolution socialiste et contre-révolution bureaucratique », Critique de l’économie politique n° 7-8, avril-septembre 1972.

Dans les années 1870, le mouvement révolutionnaire russe s’interroge sur l’avenir et la nature de sa révolution. Une intelligentsia, privée de ses racines de classe par le rachitisme d’une bourgeoisie nationale sans vigueur historique, se heurte à l’autocratie tsariste. Sa solitude sociale la pousse souvent au terrorisme désespéré ; mais, en même temps, cette intelligentsia sent que la situation ne pourra être réellement dénouée que par l’une des classes sociales fondamentales. Plusieurs courants se dessinent. L’un se met à la remorque d’une bourgeoisie débile en espérant lui donner l’audace nécessaire pour prétendre au pouvoir. L’autre, attiré par une paysannerie, puissante en nombre et en traditions, verse dans le populisme en faisant confiance à cette paysannerie pour tenir en échec les cruautés du capitalisme naissant. La classe ouvrière, encore à ses tout débuts, n’apparaît guère comme un pôle social assez solide pour prendre la tête du mouvement.

Marx et la commune agricole de type russe

Cependant, par les canaux de l’émigration, le débat sort des seuls cercles de l’intelligentsia révolutionnaire russe. Sollicité par Vera Zassoulitch, Marx y apporte sa contribution. La fameuse lettre qu’il adresse à celle-ci ne comporte pas moins de quatre brouillons. Dans le troisième brouillon, il campe avec netteté les caractéristiques et le processus évolutif de la commune agricole de type russe :

« 1. Toutes les autres communautés reposent sur des rapports de consanguinité entre leurs membres. On n’y entre pas, à moins qu’on ne soit parent naturel ou adopté. Leur structure est celle d’un arbre généalogique. La “commune agricole” fut le premier groupement social d’hommes libres, non resserré par les liens du sang.

2. Dans la commune agricole, la maison et son complément, la cour, appartiennent en particulier au cultivateur. La maison commune et l’habitation collective étaient au contraire une base économique des communautés plus primitives, et cela déjà longtemps avant l’introduction de la vie pastorale ou agricole. Certes, on trouve des communes agricoles où les maisons, bien qu’elles aient cessé d’être des lieux d’habitation collective, changent périodiquement de possesseurs. L’usufruit individuel est ainsi combiné avec la propriété commune. Mais de telles communes portent encore leur marque de naissance : elles se trouvent en état de transition d’une communauté plus archaïque à la commune agricole proprement dite.

3. La terre labourable, propriété inaliénable et commune, se divise périodiquement entre les membres de la commune agricole, de sorte que chacun exploite à son propre compte les champs à lui assignés et s’en approprie les fruits en particulier. Dans les communautés plus primitives, le travail se fait en commun et le produit commun, sauf la quote-part réservée pour la reproduction, se répartit au fur et à mesure des besoins de la consommation.

On comprend que le dualisme inhérent à la constitution de la commune agricole puisse la douer d’une vie vigoureuse. Émancipée des liens forts, mais étroits, de la parenté naturelle, la propriété commune du sol et les rapports sociaux qui en découlent lui garantissent une assiette solide, en même temps que la maison et la cour, domaine exclusif de la famille individuelle, la culture parcellaire et l’appropriation privée de ses fruits donnent un essor à l’individualité incompatible avec (la structure) l’organisme des communautés plus primitives.

Mais il n’est pas moins évident qu’avec le temps ce même dualisme puisse se tourner en germe de décomposition. À part toutes les influences malignes venant d’en dehors, la commune porte dans ses propres flancs ses éléments délétères. La propriété foncière privée s’y est déjà glissée en guise d’une maison avec sa cour rurale qui peut se transformer en place forte d’où se prépare l’attaque contre la terre commune. Cela s’est vu. Mais l’essentiel, c’est le travail parcellaire comme source d’appropriation privée. Il donne lieu à l’accumulation des biens meubles, par exemple de bestiaux, d’argent, et parfois même d’esclaves ou de serfs. Cette propriété mobile, incontrôlable par la commune, sujet d’échanges individuels où la ruse et l’accident ont beau jeu, pèsera de plus en plus sur toute l’économie rurale. Voilà le dissolvant de l’égalité économique et sociale primitive. Il introduit des éléments hétérogènes provoquant au sein de la commune des conflits d’intérêts et des passions propres à entamer d’abord la propriété commune des terres labourables, ensuite celle des forêts, pâturages, friches, etc., lesquelles, une fois converties en annexes communales de la propriété privée, lui vont échoir à la longue. »

Révolution permanente en Russie

Dès le premier brouillon, Marx admettait la possibilité pour la société russe de faire l’économie de l’étape capitaliste et de ses souffrances. Il voyait, dans la contemporanéité internationale de la commune agricole et du développement industriel des pays capitalistes les plus développés, la condition de cette possibilité. En effet, la combinaison du travail collectif de la terre avec les techniques les plus avancées d’exploitation du sol (engrais chimiques, machines agricoles, etc.) permettait d’emblée à un travail collectif d’atteindre une productivité plus élevée que celle de l’entreprise capitaliste à la campagne :

« Je réponds : parce que, en Russie, grâce à une combinaison de circonstances uniques, la commune rurale, encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se dégager de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale. C’est justement grâce à la contemporanéité de la production capitaliste qu’elle peut s’en approprier tous les acquêts positifs et sans passer par ses péripéties (terribles) affreuses. »

La possibilité pour la Russie de brûler l’étape capitaliste n’est pas une simple hypothèse tardive de Marx. Trois ans plus tôt, il défendait déjà fermement cette idée dans une polémique avec Mikhaïlovsky ayant rapport à ce sujet. « Je suis arrivé à ce résultat : si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste. »

Enfin, prolongeant la réflexion de Marx, en 1894, Engels réaffirme les conditions politiques d’une marche accélérée de la révolution socialiste en Russie. Il s’agit avant tout de la combinaison entre la révolution russe et une révolution prolétarienne dans un pays développé qui lui permettrait de bénéficier, dans le cadre d’une collaboration internationaliste, des dernières découvertes technologiques :

« La commune russe aura-t-elle un sort différent et meilleur ? Cela ne peut tenir à elle-même, mais seulement à cette circonstance qu’elle a survécu avec une certaine vigueur dans un pays européen jusqu’à une époque où ce n’est plus principalement la production marchande, mais sa forme la plus développée et ultime, la production capitaliste, qui en Europe occidentale est entrée en contradiction avec les forces productives qu’elle a elle-même créées ; et où ces contradictions internes et les conflits de classe qui y correspondent la conduisent à sa ruine. Il en résulte que la commune russe ne peut pas sortir de son état par elle-même, mais seulement en union avec le prolétariat industriel de l’Ouest. La victoire du prolétariat d’Europe occidentale sur la bourgeoisie, le remplacement – qui y est lié – de la production capitaliste par la production dirigée socialement, tel est le préalable nécessaire à une élévation de la commune russe au même niveau.  »

Deux idées-forces ressortent de ces textes :

– l’idée, encore non systématisée, du développement inégal et combiné qui rend possible la transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution socialiste ;

– l’idée que la condition de cette transcroissance est d’ordre international, c’est-à-dire qu’elle réside dans la liaison entre la révolution russe et une victoire révolutionnaire dans un pays capitaliste développé d’Europe occidentale.

Ce seront là les cadres stratégiques de la révolution permanente selon Trotski et de la stratégie internationale développée par Lénine et Trotski dans les premiers congrès de l’Internationale communiste. Il n’y a rien d’étonnant à cela si l’on songe que Trotski, qui a cohabité pendant plusieurs années à Londres avec Vera Zassoulitch elle-même, devait être un familier des thèses de Marx.

Les bases de la dégénérescence bureaucratique

Le phénomène de dégénérescence et de bureaucratisation de l’État ouvrier soviétique n’est pas dû à la malveillance ou à la trahison délibérée de la direction du PCUS ; il s’inscrit dans la contradiction fondamentale que doit surmonter une société de transition temporairement isolée sur le plan international et dont le niveau de développement reste de loin inférieur à celui des grandes puissances capitalistes.

En effet, dans la Russie du début du siècle, la bourgeoisie, encore faible, et déjà talonnée par le prolétariat, est incapable de se débarrasser de l’État autocratique tsariste et de sa bureaucratie parasitaire. Elle rend ainsi possible la transcroissance de la révolution démocratique bourgeoise en révolution prolétarienne. Mais la classe ouvrière se trouve par là même confrontée à deux tâches simultanées : pour avoir la force d’en finir avec le vieil ordre féodal, elle doit s’allier à la masse écrasante de la paysannerie à peine émancipée du servage. Ce n’est donc qu’en réalisant pour la paysannerie les tâches de la révolution démocratique bourgeoise – « la terre aux paysans ! » – que le prolétariat industriel scelle son alliance révolutionnaire avec elle.

Mais le prolétariat s’engage du même coup à assumer et maîtriser deux processus révolutionnaires combinés, qui se chevauchent et parfois se contredisent : remplir à la fois les tâches laissées par la révolution bourgeoise avortée et celles de la révolution prolétarienne elle-même. Il ne s’agit pas là d’un problème abstrait et formel, mais d’une réalité sociale contraignante : car ce n’est qu’en conservant l’appui des masses paysannes que l’État ouvrier peut résister aux assauts de la contre-révolution. Trotski a clairement souligné dans l’Histoire de la révolution russe que les soviets de soldats, qui ont joué un rôle décisif lors de l’insurrection, n’étaient rien d’autre quant au fond que des soviets de paysans sous l’uniforme. Le rassemblement dans l’armée de paysans déracinés de leur terre leur permet d’agir collectivement ; ce fut aussi le cas avec la VIIIe armée de route en Chine.

En distribuant la terre aux paysans, le prolétariat accélère le développement de la propriété privée et des rapports capitalistes à la campagne. Il assoit ainsi son pouvoir sur un terrain miné en espérant à courte échéance le relais d’une révolution prolétarienne victorieuse dans un pays capitaliste développé, ce qui lui donnerait le poids social nécessaire pour dénouer à son profit la contradiction subsistant entre les deux processus engagés. La crise de l’impérialisme en guerre, l’existence d’une classe ouvrière concentrée et combative, la présence d’une avant-garde expérimentée et trempée faisaient de la Russie un maillon faible propice à la victoire de la révolution. En revanche, l’isolement dans lequel la révolution russe a été confinée par les défaites des prolétariats hongrois et allemand mettait son avenir en péril.

La bureaucratisation du PCUS et de l’État soviétique ne fut dans ce contexte ni le fait de la fatalité, ni celui d’un complot. Elle résulte tout d’abord de la démobilisation et de la passivité ouvrières consécutives à la saignée de la guerre civile, à la déception née des difficultés économiques. La mort de Sverdlov tuberculeux n’est qu’un indice des conditions d’hygiène et de santé précaires partagées par les grandes masses de la population.

Il est utile, pour comprendre l’ampleur du phénomène, de rappeler qu’en 1919 les effectifs du PCUS étaient évalués à 250 000 membres dont 10 % seulement de plus de 40 ans et 50 % de moins de 30 ans ; 8 % seulement étaient membres du PC avant la révolution, mais 70 % occupaient des fonctions d’autorité dans le parti ou dans les services d’État. En 1921, les effectifs étaient passés à 730 000 membres dont 57 % étaient illettrés !

Ce phénomène social massif d’adhésion au parti au pouvoir dans un contexte de recul et d’isolement international de la révolution, de difficultés économiques internes et d’arriération culturelle, engendre d’autant plus sûrement la bureaucratie que l’avant-garde a été décimée et que les parvenus de la révolution aspirent à la pause et au mieux-vivre. De ce lent processus, les Mémoires d’un bolchevique-léniniste rendent compte avec une sincérité et une naïveté émouvantes.

Devant cette situation, deux problèmes centraux se posaient aux dirigeants soviétiques :

– résoudre la tension interne entre le marché capitaliste enraciné à la campagne et la planification économique appuyée sur l’appropriation collective des principaux moyens de production ;

– briser l’isolement en développant, grâce à l’Internationale communiste, une stratégie révolutionnaire internationale.

Les deux problèmes sont intimement liés. Il est évident, par exemple, que les solutions économiques avancées par l’Opposition de gauche ne prétendaient pas résoudre le problème de la construction du socialisme dans un seul pays. Elles permettaient de maîtriser les contradictions, en liaison avec une stratégie internationale alternative aux zigzags opportunistes de la direction stalinienne.

Des objectifs économiques limités

1. Le premier gouvernement soviétique avait en 1917 des objectifs économiques limités ; l’accent était mis sur :

– l’instauration du contrôle ouvrier sur les moyens de production, cette phase étant conçue comme un apprentissage indispensable au pouvoir ouvrier ;

– une banque nationale unique ;

– l’abolition des dettes à l’étranger ;

– la nationalisation du sol et du sous-sol et la distribution de la terre à ceux qui la travaillent.

Mais l’intervention étrangère, le sabotage de la bourgeoisie et la guerre civile ont imposé des mesures d’urgence et précipité l’approfondissement de la révolution. La phase du contrôle ouvrier est vite dépassée. Les banques, le commerce, l’industrie sont nationalisés. Le monopole du commerce extérieur est instauré. La planification économique est organisée d’abord essentiellement à des fins de rationnement. Ces mesures radicales sont le fait d’une économie de guerre ; elles naissent donc de la dynamique même de l’affrontement de classes national et international qui boucle les rythmes prévus par les bolcheviques eux-mêmes.

C’est ainsi qu’apparaît le problème auquel l’État soviétique et, ultérieurement dans des conditions moins dramatiques, l’État chinois auront à faire face.

Dans une société capitaliste développée, l’agriculture joue le rôle d’une branche à faible composition organique du capital. La péréquation du taux de profit joue donc en sa défaveur et favorise l’accumulation du capital industriel. Ce transfert opéré par le biais du marché suppose cependant, d’une part, que la production agricole ait atteint un niveau de développement suffisamment élevé pour dégager un surplus permettant de libérer une main-d’œuvre désormais disponible pour l’industrie, de nourrir les classes urbaines, de dégager un fonds d’accumulation initial ; d’autre part, que le secteur industriel soit assez fort pour répondre à la demande des campagnes.

Or, dans la Russie affaiblie par la guerre et ravagée par la guerre civile, la première condition n’est que faiblement remplie, la seconde ne l’est guère. Il en résulte que l’accumulation agricole privée demeure nettement supérieure à l’accumulation industrielle étatisée. Ce déséquilibre porte en lui d’importants processus sociaux.

En effet, si les produits de l’industrie socialisée viennent à manquer, les paysans, entrepreneurs privés, vont naturellement se tourner vers le marché mondial pour y obtenir à meilleur prix les produits industriels dont ils ont besoin. Ensuite, ils chercheront à investir à l’étranger les économies qu’ils ne peuvent placer de façon rentable dans le pays même.

Ainsi, comme, au début des années vingt, le lent relèvement de l’industrie soviétique ne permet pas de satisfaire la demande du secteur agricole, les prix industriels montent en flèche. Plutôt que de vendre leurs produits agricoles selon les tarifs fixés par l’État pour ensuite payer au prix fort les produits industriels, les paysans préfèrent les stocker, affamer ainsi les villes et remettre en cause le monopole du commerce extérieur. Leur pression en ce sens se fait sentir jusque dans les rangs du parti où, du vivant même de Lénine, Staline s’en fait le porte-parole (cf. Le Dernier Combat de Lénine, de Moshe Lewin).

Nécessité de la démocratie politique et économique

Deux voies principales s’ouvrent alors :

1. La première consisterait à baisser les prix industriels pour apaiser la paysannerie. On favoriserait un transfert de valeur vers le secteur agricole. Les capitaux privés ainsi accumulés seraient drainés dans le secteur étatisé par la voie de l’emprunt et de l’impôt. Un fonds d’investissement serait alors dégagé, qui permettrait de développer l’industrie en même temps que l’existence d’une bourgeoisie nantie lui assurerait un débouché., C’est le sens du socialisme à « pas de tortue » et du « enrichissez-vous » lancé par Boukharine à la paysannerie.

Mais ce processus se traduit très vite par la prolétarisation d’une partie importante de la paysannerie. Ainsi, au moment du XIIe congrès du PCUS en 1924, Kamenev estimait déjà que 8 % des fermes, regroupant 14 % des paysans, détenaient 25 % du bétail et 34 % des terres ensemencées. En 1926, deux ans après seulement, 4 % des fermes détenaient 50 % des machines agricoles.

Cette aggravation des inégalités sociales se développe d’autant plus facilement que les opérations de partage et de distribution des terres, vue la faiblesse de l’appareil d’État et l’inégale mobilisation de la population, n’avaient pas toujours été équitables. La différenciation sociale à la campagne tend alors à la reconstitution d’une bourgeoisie rurale dont la lutte pour l’abolition du monopole du commerce extérieur constitue l’un des objectifs importants.

L’autre voie aurait consisté à opérer une ponction forcée sur le secteur agricole dans le cadre d’un plan économique central assurant un rythme d’industrialisation rapide, indispensable pour permettre une collectivisation de la terre dans des conditions favorables.

2. C’est dans la matrice de cette contradiction que viennent s’inscrire les zigzags de la bureaucratie stalinienne.

De 1923 à 1927, les koulaks s’affirment et font valoir leurs exigences. En 1923 déjà, ils avaient affamé les villes en refusant de livrer les produits. Une nouvelle grève des livraisons pendant l’hiver 1927 menace l’équilibre sur lequel s’est élevée la bureaucratie d’État. Pour survivre et se maintenir, cette dernière doit alors en découdre avec le koulak qu’elle avait ménagé et favorisé (en particulier avec la politique internationale droitière du comité anglo-russe de la révolution chinoise en 1926-1927).

Face aux koulaks devenus menaçants se dessine le tournant gauche de la bureaucratie soviétique. C’est le coup d’envoi de la troisième période de l’Internationale communiste (IC). Sur le plan interne, la collectivisation forcée de la terre et l’industrialisation accélérée. Mais une collectivisation opérée dans les pires conditions ; l’industrialisation lente de la période antérieure ne permet pas de donner aux paysans les engrais et les machines agricoles susceptibles de les convaincre de la supériorité et des avantages de l’agriculture collectiviste sur de grandes surfaces. D’où la résistance des paysans, et non des seuls koulaks, la destruction du cheptel et des récoltes. Pour réaliser un tel coup de force contre la paysannerie, la bureaucratie doit chercher un nouvel équilibre et une nouvelle base d’appui : elle va les trouver avec la constitution d’une élite ouvrière privilégiée sélectionnée à travers le mouvement stakhanoviste.

Mais cette réorientation brutale et typiquement bureaucratique, en même temps qu’elle brise la montée du koulak, rompt l’alliance du prolétariat et de la paysannerie et ouvre une plaie durable au flanc de la société soviétique.

Au début des années quarante, la guerre donne à la paysannerie l’occasion d’une revanche temporaire. L’appareil d’État étant mobilisé par l’effort militaire, elle peut alors, par une sorte de chantage à l’alimentation, reconquérir une position sociale forte : les marchés ruraux se développent, les kolkhoziens s’enrichissent en attendant que le retour de la paix permette à la bureaucratie centrale une reprise en main.

Ces zigzags bureaucratiques illustrent le lien contraignant du politique et de l’économique dans la société de transition. Si le niveau de vie des masses baisse, la productivité du travail tendra à baisser aussi, à moins qu’elle ne soit maintenue grâce à des moyens de contrainte qui multiplient les dépenses improductives (armée, police, hiérarchie bureaucratique). L’économie de transition ne peut faire preuve d’une supériorité convaincante que si elle vise un développement optimum et non un développement maximal ; c’est-à-dire notamment si, par un développement harmonieusement combiné de l’agriculture, de l’industrie lourde et de l’industrie légère, elle parvient à faire de la compréhension et de la mobilisation des masses un facteur conscient de ce développement. Or, le développement optimal est foncièrement antagonique aux intérêts de la bureaucratie dans la mesure où il suppose la capacité pour le Plan d’enregistrer et de synthétiser les besoins effectifs de la population, ce qui implique de toute évidence une démocratie politique et économique telle que les travailleurs puissent faire connaître leurs volontés, participer aux choix fondamentaux et en assumer volontairement la réalisation.