Nous publions des extraits de deux textes de Daniel Bensaïd et François Sabado, dans lesquels sont abordées la façon dont le parti doit nécessairement (se) poser la question du pouvoir, ainsi que la problématique « classique » du double pouvoir, élément central dans le processus de conquête du pouvoir et de destruction de l’État bourgeois.
Les institutions de la démocratie parlementaire bourgeoise (appareil de répression, administration, Constitution, lois, règlements), qui s’appuient sur la propriété privée du capital et des grands moyens de production et de communication, sont au service de la domination des classes dominantes. Elles ne peuvent servir d’instrument pour renverser cette domination et pour transférer le pouvoir de la classe bourgeoise à la classe ouvrière.
Nouvelles structures d’auto-organisation
L’expérience historique comme la politique actuelle des classes dominantes montrent leur refus de toute transformation radicale et la violence qu’elles opposent à la volonté populaire. Et lorsque les peuples arrachent des victoires parlementaires, comme en Espagne en juillet 1936 ou au Chili en 1971-1973, les classes dominantes n’hésitent pas à bafouer le suffrage universel.
Cette approche reste une de nos différences fondamentales avec le réformisme. Une transformation radicale de la société ne peut se faire fans le cadre des institutions bourgeoises, en faisant confiance aux élections parlementaires par une accumulation graduelle de réformes et de conquêtes de positions. La réaction des classes dominantes et la cohérence forte du système capitaliste exigent une rupture avec celui-ci.
La réalisation pleine et entière de la démocratie exige la remise en cause de la propriété privée du Capital et de la vieille machine d’État. Elle débouche sur l’affrontement avec l’État bourgeois, en particulier avec son appareil de répression qu’il faut alors briser. De ces situations de crise révolutionnaire émergent de nouvelles structures d’auto-organisation et de pouvoir populaire.
Combinaison de démocratie directe et de démocratie représentative (assemblées élues), ces institutions devront constituer l’expression, tout à la fois du processus révolutionnaire et de la souveraineté populaire. Elles seront alors en situation de se substituer aux vieilles institutions bourgeoises. Pour assurer leur légitimité, ces nouvelles institutions de la démocratie sociale (conseils dans les entreprises et assemblées dans les communes, assemblées locales, régionales, nationales de citoyens ou de salariés) devront recourir au suffrage universel.
De ce point de vue, si nous définissons le suffrage universel comme l’expression du vote démocratique – « un homme/une femme égale une voix », il peut se déployer autant sur le territoire de la commune que celui des entreprises. S’il existe des formules chez Lénine, Trotsky et, surtout chez Gramsci, présentant la démocratie socialiste ou le pouvoir des conseils comme une démocratie de « conseils d’usine » appuyée « sur les groupement de production », l’expérience historique nous rappelle que les élus de la Commune de Paris représentaient des assemblées élues au suffrage universel et que les soviets de la révolution russe étaient des conseils territoriaux, accompagnés par des conseils ouvriers dans les entreprises, des conseils de paysans et des conseils de soldats.
Autogestion sociale et dépérissement de l’État
Cette approche permet aussi d’envisager, après la conquête du pouvoir, une démocratie des producteurs librement associée, basée sur le suffrage universel. Assemblées populaires territoriales ou conseils communaux élus peuvent coexister avec des conseils de travailleurs élus par les salariés des entreprises de la commune ou d’un territoire donné.
Les structures d’auto-organisation (assemblées générales, rencontres, réunions) appuyant et contrôlant en permanence tous les conseils, assemblées et représentants élus, favorisant ainsi la construction du socialisme par en bas. Certaines expériences historiques ont mis à l’ordre du jour la possibilité d’un système de deux assemblées : l’une élue directement au suffrage universel, l’autre représentant les secteurs sociaux et les différentes formes d’organisation du pouvoir populaire. Elles peuvent exprimer l’exigence d’expression de la démocratie sociale et politique.
Mais, dans un tel système, les deux assemblées doivent avoir la même légitimité démocratique et donc relever de l’élection au suffrage universel. L’assemblée des secteurs sociaux ou de conseils de travailleurs n’est pas un simple contre-pouvoir aux assemblées territoriales. C’est un pouvoir souverain.
Ceci nous conduit donc dans cette hypothèse à opter, dans une société de transition, pour une certaine forme de « dualité de pouvoir » assurant une tension entre la démocratie politique et sociale. Mais n’est-ce pas l’expression des contradictions d’une société de transition au socialisme, où deux processus coexistent et se croisent : un dépérissement de l’État et de ses institutions politiques d’une part, et, d’autre part, l’autogestion sociale, une société « des producteurs » librement associés ? Et si des conflits ou des contradictions entre assemblées surgissent, alors ce serait au peuple souverain de décider, par référendum ou vote au suffrage universel.
Les enseignements des expériences historiques, de la Révolution française de 1789/1793, à la Révolution russe de 1917, en passant par la Commune de Paris de 1871, nous conduisent, après la liquidation des vieilles institutions de l’État bourgeois, à mettre l’accent sur la démocratie autogérée de la commune ou de l’entreprise et sur une combinaison d’assemblées de citoyens et de producteurs qui élargissent les conditions du débat politique et économique.
Une démocratie socialiste devrait signifier non pas une restriction mais un élargissement sans précédent des libertés démocratiques, garantir un pluralisme politique, le suffrage universel le plus équitable, la représentation des minorités.
Elle devrait commencer à surmonter la division entre l’économique et le politique, la scission entre le producteur et le citoyen. Elle devrait établir la responsabilité des élus devant leurs mandants, favoriser tout ce qui réduit la délégation de pouvoir, afin que l’État puisse commencer à dépérir en tant que corps séparé de la société.
Bref, la démocratie socialiste, c’est toujours plus de démocratie.
Extraits de « Révolution et démocratie », Critique communiste n°175, printemps 2005.
Publié par L’Anticapitaliste.