Syndicaliste de la CGT VINCI, Francis Lemasson a été témoin et acteur du positionnement de son syndicat contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et de la convergence avec les militant∙es de la ZAD. Un entretien réalisé par Lionel Merleaux.

LM : Est-ce que tu peux te présenter ?

FL : J’ai travaillé comme ingénieur dans le BTP(1)Secteur de la construction, « Bâtiments et Travaux Publics ». de 1980 à 2020, d’abord chez Campenon Bernard, puis chez VINCI lors de la création du Groupe, en 2000. Je suis maintenant à la retraite. Après des années de luttes informelles contre les restructurations du secteur à la fin des années 1980, je me suis syndiqué à la CGT(2)Confédération générale du Travail. en 1992. J’ai ensuite assumé plusieurs mandats, dans mon entreprise (CE/CSE, délégué syndical) et dans le Groupe (Comité de Groupe). J’ai participé à l’animation du Collectif national des syndicats CGT de VINCI (couramment appelé CGT VINCI), en particulier à la publication de son journal (L’ECHO des salariés de VINCI).

Dans les années 2010, je me suis fortement investi, avec notre Collectif, dans plusieurs combats débordant le cadre strict de nos entreprises, mais ayant les activités du groupe VINCI pour cible – à commencer par le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes (NDDL). Depuis 2016, j’ai eu l’occasion de partager ces expériences en étant invité à participer à plusieurs débats publics, sur la ZAD de NDDL ou ailleurs.

Peux-tu présenter la lutte contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ?

C’était un projet mégalomaniaque, qui courait depuis plus de cinquante ans : dès 1963, on évoque l’idée d’un grand aéroport intercontinental dans l’ouest de la France. L’idée, à l’époque, est de le dimensionner pour faire atterrir le Concorde. Le site de NDDL est choisi quatre ans plus tard, et à l’époque, on prévoit une ouverture en 1985.

Le projet faisant son chemin, il se heurte à une grande résistance dans le monde paysan : en 1972 se crée l’ADECA, l’Association de Défense des Exploitants Concernés par l’Aéroport, et en 1973 a lieu une première manifestation sur site. En 1974, une « zone d’aménagement différée »est décrétée, ce qui veut dire que le département obtient un droit de préemption sur les 1225 hectares où l’aéroport doit être construit : il commence ainsi à organiser le dépeuplement de la zone. Mais la mobilisation entrave ce dépeuplement et permet la reprise d’une dizaine d’exploitations jusqu’en 2000. De 1979 à 2000, le projet est donc mis en veille.

C’est le gouvernement Jospin (PS) qui le relance en 2000, en lançant de nouvelles études en vue du débat public. Une enquête publique est ensuite menée en 2006 et 2007, montrant que la population s’oppose au projet à 67%… ce qui n’empêche pas la commission qui mène cette enquête de rendre un avis favorable. En 2008, finalement, est publié un décret d’utilité publique, qui ouvre la voie aux expropriations et autorise finalement le début des travaux ; on publie alors un appel d’offre pour trouver un concessionnaire-constructeur.

Pendant ce temps, les associations et coordinations qui s’opposent au projet se multiplient. En 2000, on crée l’ACIPA, l’Association Citoyenne Intercommunale des Populations Concernées par le Projet d’Aéroport ; en 2004, la coordination des opposants, qui regroupe les grandes associations écologistes, des associations locales, des partis politiques et déjà quelques syndicats ; en 2009, le CéDpa, un collectif d’élus ; puis, en 2010, le COPAIN, Collectif des Organisations Professionnelles Agricoles Indignées par le projet d’aéroport. Leur résistance multiplie les modes d’action : information continue de la population, actions collectives, manifestations, recours juridiques, contre-expertises et contre-argumentaires… La contestation porte en particulier sur la disparition des terres agricoles, du bocage et de la biodiversité ; mais il s’y ajoute une colère contre les mensonges qui ont servi à justifier le projet, qu’il s’agisse des prévisions de trafic aérien, du coût réel de l’aéroport ou de son utilité.

La mobilisation prend la forme qu’on lui connaît à partir du 1er mai 2008, date à laquelle des habitant∙e∙s appellent à « établir des campements d’occupation sur les terrains que se sont injustement approprié les promoteurs de ce projet aberrant et mortifère ». L’occupation prend de l’ampleur en 2009, lorsque le premier Camp Action Climat français se déroule sur place, et que les premières cabanes en dur sont construites. C’est aussi le moment où le mouvement détourne l’acronyme ZAD, Zone d’Aménagement Différé, en « Zone à Défendre ». Le zadisme est né.

L’État confie le projet à la société privée AGO-VINCI en 2010. Celle-ci tente alors de réaliser les premiers travaux préparatoires (repérages, sondages, traçages, bornages…), et se heurte à une opposition physique déterminée : des blocages et même, très vite, des sabotages.

En 2012, les premières ordonnances sont publiées pour exproprier les habitant∙e∙s qui refusent de quitter les lieux. La mobilisation s’intensifie alors, avec une grande manifestation à Nantes le 24 mars, puis une grève de la faim par quatre agriculteurs et deux élu∙e∙s : au bout de 28 jours, iels obtiennent le gel des expulsions. Mais celles-ci reprennent en octobre 2012, avec l’opération César : plus de 1200 gardes mobiles et CRS sont mobilisés, avec l’objectif clair d’en finir avec la ZAD. Des maisons sont détruites, des personnes violentées, mais le mois suivant, une manifestation de 40 000 personnes aboutit à la ré-occupation du site. La ZAD se reconstruit, plus massive encore, et des comités de soutien s’établissent partout en France. Policiers et militaires, après un face-à-face qui n’aboutit à rien, quittent les lieux en avril 2013. Plusieurs rassemblement et manifestations sur les lieux se concluent par la remise en culture de fermes et de terres. La ZAD s’ancre dans la durée.

Le 29 mars, c’est finalement notre Collectif national des syndicats CGT de VINCI qui exprime son opposition au projet d’aéroport, et demande son abandon et l’arrêt de toutes les opérations de criminalisation des opposant∙e∙s, avec cette phrase choc : « Nous ne sommes pas des mercenaires ». Les syndicats rejoignent alors concrètement la lutte…

VINCI revient à la charge en 2015, avec une nouvelle procédure visant à expulser les zadistes. Les habitant∙e∙s historiques sont convoqué∙e∙s au tribunal en janvier 2016 : une manifestation de 20 000 personnes les soutient, avec notamment 450 tracteurs qui bloquent le périphérique de Nantes. C’est également à cette date que les unions départementales des syndicats CGT, FSU(3)Fédération syndicale unitaire. et Solidaires de Loire-Atlantique publient une déclaration commune, exigeant l’arrêt des mesures de répression, des expulsions et des expropriations. Le 29 mars, c’est finalement notre Collectif national des syndicats CGT de VINCI qui exprime son opposition au projet d’aéroport, et demande son abandon et l’arrêt de toutes les opérations de criminalisation des opposant∙e∙s, avec cette phrase choc : « Nous ne sommes pas des mercenaires ». Les syndicats rejoignent alors concrètement la lutte : en octobre, le rassemblement « Que résonne le chant de bâtons » est rempli de nos drapeaux et banderoles, et des syndicalistes prennent la parole devant plusieurs milliers de personnes. Nous demandons alors à tou∙te∙s les travailleur∙euses qui seraient appelé∙e∙s à démarrer des chantiers de nous en informer immédiatement, et de faire valoir leur droit de retrait. Dans la foulée, le 2 novembre, les syndicalistes de la CGT, de Solidaires et de la CNT(4)Confédération nationale du Travail. qui luttent contre l’aéroport se rassemblent en un Collectif syndical contre l’aéroport et son monde. En juillet 2017, c’est à son tour la CGT Air France qui envoie une délégation sur la ZAD, et qui prend officiellement position contre le projet. Celui-ci est définitivement abandonné en janvier 2018 – même si la répression contre les zadistes, elle, ne s’arrête pas là.

Concrètement, comment les convergences entre militant∙e∙s écologistes et syndicalistes ont été rendues possibles ?

En fait, il y a plusieurs convergences qui se superposent. D’abord, il y avait des convergences locales, anciennes : dès 2012, les syndicats Solidaires et CNT (plus minoritaires et très marqués à gauche) étaient engagés contre le projet, et avaient noué des liens avec COPAIN et l’ACIPA. Dans la CGT, il y a eu aussi un collectif Syndiqué∙es CGT de Loire-Atlantique opposé∙e∙s au projet d’aéroport à NDDL qui s’est créé en 2014. Ces deux facteurs expliquent que l’union départementale CGT de Loire-Atlantique ait, à son tour, pris la même position en janvier 2016, avant que nous décidions de suivre.

Ensuite, il y a le plaidoyer. L’argumentaire développé par la coordination des oppositions en 2013, puis le dossier publié par l’union départementale CGT, étaient des documents rigoureux qui ont largement participé à convaincre dans nos rangs.

Mais surtout, il y a la demande du mouvement d’opposition lui-même, et l’importance des contacts humains : les militant∙e∙s étaient très demandeur∙euses d’une plus grande implication syndicale, en particulier pour répondre aux promesses d’emploi qui enjolivaient la promotion du projet. La CGT AGO a été interpellée sur le sujet en octobre 2015, pendant un déplacement à Roissy, pour l’affaire de la chemise arrachée à Air France ; et la CGT VINCI l’a été à son tour à l’occasion d’un rassemblement devant le siège national de VINCI contre le projet, en janvier 2016. Sans ces interpellations, nous en serions probablement resté∙e∙s à des positions individuelles, sans chercher à résoudre cette division classique entre luttes économiques et luttes politiques, qui imprègne encore notre culture syndicale.

Mais surtout, il y a la demande du mouvement d’opposition lui-même, et l’importance des contacts humains : les militant∙e∙s étaient très demandeur∙euses d’une plus grande implication syndicale, en particulier pour répondre aux promesses d’emploi qui enjolivaient la promotion du projet.

Mais là où le rapprochement s’est construit en profondeur, c’est pendant le mouvement social du printemps 2016, contre la réforme El Khomri du Code du travail. À ce moment-là, le gouvernement et le PS incarnaient l’ennemi commun, le pire des politiques anti-sociales et productivistes. Partout, et dans la région de Nantes en particulier, les syndicalistes et les militant∙e∙s écologistes se sont fréquenté∙e∙s manifestation après manifestation, et ont organisé des actions ensemble, notamment des blocages de l’aéroport de Nantes.

Après notre déclaration du 29 mars, tout est allé très vite. Nos venues sur la ZAD se sont faites plus fréquentes, et des relations plus personnelles se sont nouées entre nous. L’établissement de ces liens personnels entre militant∙e∙s de cultures différentes a joué un rôle fondamental : de part et d’autre, des préjugés sont tombés, ouvrant la voie à une découverte mutuelle. Les composantes du mouvement anti-aéroport qui s’étaient, jusque-là, montré les moins sensibles aux questions d’emploi et les plus méfiantes, voire hostiles, vis-à-vis des organisations syndicales se sont ouvertes aux militant∙e∙s ouvrier∙e∙s qui, en retour, se sont peu à peu défait∙e∙s des fantasmes sur les zadistes que propageaient les médias et les autorités.

Et selon toi, ce moment a été déterminant ?

Toutes les formes de mobilisation ont été déterminantes, à un moment où à un autre. En fait, dès le début, le mouvement anti-aéroport a revendiqué la complémentarité des terrains d’actions, la « diversité des tactiques ». À travers cette expression, on pensait surtout à une combinaison entre recours juridiques, pressions politiques, manifestations, contre-expertises citoyennes, et occupations de lieux, blocages physiques… Notre intervention syndicale est arrivée tard, mais en étant largement relayée dans les médias, elle a eu des effets rapides.

Du point de vue du mouvement, l’implication syndicale a fait s’écrouler comme un château de cartes le mythe des créations d’emplois que devait permettre l’aéroport. Elle a apporté un argumentaire supplémentaire, qui sortait du terrain environnemental pour s’attaquer à l’économique et au social.

En interne du syndicat, notre prise de position de mars 2016 a représenté un coup de boost immédiat : l’accueil a été très positif, et beaucoup de militant∙e∙s ont même déclaré qu’elle les « réconciliait » avec la CGT. Elle a provoqué une cascade d’autres prises de position, et une puissante et soudaine implication syndicale dans la défense de la ZAD. Nous avons été invité∙e∙s à participer à un très grand nombre de débats avec diverses instances syndicales, ce qui montre bien que les lignes se sont mises à bouger. Et par rapport au groupe VINCI lui-même, cette lutte nous a peut-être appris à mieux le comprendre et à mieux le combattre, sur tout un tas de choix politiques de l’entreprise qui ne concernaient pas directement l’emploi ou les conditions de travail, mais qui n’en étaient pas moins inacceptables : la contribution à la démolition de la « jungle » de Calais, le projet d’autoroute A45 de Lyon à Saint-Étienne, le grand contournement ouest de Strasbourg, la destruction de vestiges antiques à Marseille… nous nous sommes retrouvé∙e∙s mieux armé∙e∙s, quand il a fallu questionner à l’échelle globale le développement du trafic aérien et du trafic routier. Une question qui a en particulier été posée au moment de la pandémie.

Mais ce développement ne s’est pas arrêté pour autant. Ici, à Liège, on prévoit toujours un agrandissement de l’aéroport, entre autres pour permettre à l’entreprise Alibaba d’installer son nouveau hub européen…

Oui. De tous les modes de transports, l’avion est de loin le plus émetteur par passager, mais c’est aussi celui qui croît le plus vite. Si rien n’est fait, on prévoit que les émissions de CO2 dues à l’aviation seront multipliées par 2,5 d’ici 2050 ! Et si cela se produit vraiment, quoi qu’on fasse par ailleurs, il est mathématiquement impossible de tenir les objectifs de réduction des gaz à effet de serre, entre autres définis par les Accords de Paris.

Les projets d’agrandissements d’aéroports, à Liège, à Lille ou ailleurs, nous mènent à la catastrophe, c’est incontestable. Il n’y a aucun avenir possible sans une réduction drastique et rapide du transport aérien, et de l’artificialisation des sols. Sans même parler des nuisances sonores, et de toutes les formes de pollution qui impactent directement les riverain∙e∙s. Alors, évidemment, les travailleur∙euses se retrouvent dans une position difficile, alors qu’iels ne sont en rien responsables. Au contraire, iels sont victimes d’une stratégie vieille comme le capitalisme : le chantage à l’emploi.

Les projets d’agrandissements d’aéroports, à Liège, à Lille ou ailleurs, nous mènent à la catastrophe, c’est incontestable. Il n’y a aucun avenir possible sans une réduction drastique et rapide du transport aérien, et de l’artificialisation des sols.

Chacun de ces projets à des spécificités propres. Mais notre expérience contre le projet de NDDL nous a permis d’apprendre à repérer quelques escroqueries. Déjà, la question du « développement des territoires » : ces projets sont en général portés par des dirigeants d’entreprises locales, régionales ou multinationales, pour qui cette expression signifie généralement développement de leurs propres affaires. Ce sont eux qui sont à la manœuvre, c’est leur stratégie qui s’applique, et les élu∙e∙s locaux ne font la plupart du temps que la valider, au nom de cette vision très biaisée du développement. Dans le cas de Liège, il est difficile de nier que le projet d’agrandissement est d’abord le choix d’Alibaba, qui veut disposer d’une plateforme européenne sur place…

Cette inféodation des policitien∙ne∙s aux intérêts privés peut parfois surprendre, selon leur étiquette politique. Après tout, quand le projet de NDDL a été relancé, en 2000, c’était par un gouvernement de gauche : le Premier ministre était socialiste, le ministre des Transports communiste, et la ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, écologiste… et on pourrait continuer avec les élus locaux. Évidemment, au sein des partis concernés, cela a vite été un sujet de fracture ; et c’était aussi une étape parmi d’autres dans la décomposition et la capitulation de la gauche française, qui a culminé en 2016 avec la très réactionnaire Loi Travail défendue par François Hollande. Mais cette décomposition a aussi été une recomposition, puisqu’elle a finalement permis d’unir zadistes et syndicalistes… contre elle.

Concernant l’emploi, à Liège comme ailleurs, les prévisions ne sont fondées sur aucune étude sérieuse, et n’engagent que ceux qui y croient. À NDDL, les porteurs du projet annonçaient 800 à 1000 nouveaux emplois durables supplémentaires ; mais si on regardait les détails du calcul, il était calqué sur les très grands aéroports, ceux où il y a du transit et du fret, ce qui était évidemment inapplicable à Nantes. De même, on annonçait au départ 3000 emplois pour le temps de la construction… mais au moment de préciser les choses, en 2013, on s’est mis à parler plutôt de 4 500 000 heures de travail, soit seulement 700 emplois pendant quatre ans. Sans même parler des emplois détruits : on sait aujourd’hui que pour chaque emploi créé dans l’e-commerce, deux à trois emplois disparaissent dans le commerce traditionnel(5)Cet ordre de grandeur est régulièrement confirmé par des études. Voir par exemple : https://www.amisdelaterre.org/e-commerce-impact-emploi-france/. Ce sont donc les mêmes entreprises qui créent le chômage, puis qui l’utilisent comme instrument de chantage, y compris lorsqu’elles sont installées : dès qu’elles ne bénéficient plus de subventions ou d’exonérations de taxes qu’elles jugent suffisamment avantageuses, elles n’hésitent pas à plier bagage, laissant derrière elles un champ de ruines. C’est ce qu’a fait Ryanair à Marseille, Fedex à Liège… et c’est probablement ce que fera Alibaba tôt ou tard.

Parmi les autres escroqueries, il faut parler du mythe de l’avion propre. En fait, ces promesses ont pour principale conséquence de faire accepter le maintien de la flotte actuelle ; aucune n’étant applicable à court terme…

Parmi les autres escroqueries, il faut parler du mythe de l’avion propre. Les diverses propositions pour améliorer la sobriété des appareils, notamment les moteurs hybrides, peuvent au mieux réduire la consommation de 20%. La propulsion électrique peut éventuellement concerner les plus petits appareils et les déplacements au sol : pour le reste, les batteries nécessaires seraient beaucoup trop lourdes. Les carburants liquides à base de biomasse ou de synthèse chimique ont un bilan carbone très discutable, et nécessitent un accaparement des sols et de l’eau qui n’est pas réaliste et certainement pas souhaitable (sans même parler de leur prix, obligatoirement trois à quatre fois plus haut que le kérosène). L’hydrogène, enfin, à supposer qu’il soit produit avec une énergie « verte », n’offre des perspectives que sur le très long terme : il nécessite des adaptations techniques considérables, étant donné qu’il s’agit d’un gaz très volatil, très inflammable, qui prend beaucoup de volume… En fait, ces promesses ont pour principale conséquence de faire accepter le maintien de la flotte actuelle ; aucune n’étant applicable à court terme, elles ne permettent en aucun cas de répondre à l’objectif de zéro émission carbone en 2050, celui que revendiquent les compagnies aéronautiques elles-mêmes…

Officiellement, en France, on suit la doctrine ERC : éviter, réduire, compenser. L’interprétation faite par les grandes entreprises est claire : on détruit tout, puis on « compense ». Autrement dit, on enfume. La même logique prime à Liège : pour occulter le remblayage d’une ancienne carrière, qui était devenue une zone de refuge gorgée de vie, on prévoit la création d’une « zone de compensation » et d’un « corridor écologique »… plus loin : comme si on pouvait déplacer ou fabriquer de toute pièce de tels écosystèmes. En 2011, à l’aéroport de Nantes-Atlantique, la destruction d’un petit bois de 2ha (pour laisser place à un parking) avait été compensée d’une manière similaire, par des plantations à l’intérieur de la concession. À la visite de suivi, rude constat : seuls 10% des plants ont survécu… mais le parking, lui, est construit.

Autre escroquerie : les prévisions de trafic qui n’en sont pas. À Nantes comme à Lille, les agrandissements ont été défendus sur la base des « prévisions » de l’IATA(6)International Air Transport Association., qui n’est pas un institut indépendant, mais un lobby qui regroupe les compagnies aériennes, les constructeurs et les aéroports : ses chiffres ne sont que l’expression des objectifs de croissance du secteur. En 1960, on brandissait le spectre d’une saturation de l’aéroport existant à Nantes, avec cinq à neuf millions de passager∙e∙s par an dès l’an 2000… le vrai chiffre ne dépassera même pas deux millions (et heureusement).

Il faut aussi, bien sûr, parler des procédures de débat public, qui sont autant de simulacres de démocratie participative qui esquivent systématiquement le vrai débat de fond. On a déjà parlé de l’enquête publique, à Nantes, qui a montré que la majorité des citoyen∙ne∙s était opposée au projet, mais qui a tout de même abouti à le déclarer d’utilité publique. Même son de cloche à Lille, où la commission d’enquête qui avait été nommée a ignoré toutes les attentes formulées par les municipalités, les associations et les habitant∙e∙s. Liège est à cet égard un cas extrême : l’enquête publique qui a été menée l’était uniquement pour des raisons cosmétiques, à tel point qu’Alibaba a pu commencer les travaux… avant même qu’elle soit terminée !

De ton point de vue, quel rôle peuvent jouer les syndicats face au défi écologique ?

Dans tous les domaines d’activité impliqués dans le dérèglement climatique, les pollutions et la destruction du vivant, les travailleur∙euses sont tiraillé∙e∙s entre leur besoin d’un emploi pour vivre, et la nécessité de réduire, voire d’arrêter ces activités, au bénéfice d’activités plus vertueuses. Cette situation est une souffrance, mais aussi un atout stratégique : les travailleur∙euses sont l’interface agissante entre la société et la nature, et doivent être au cœur de toute réflexion sur une transition, quelle qu’elle soit.

En fait, si on remonte aux tout débuts de l’industrie, au XIXe siècle, on s’aperçoit que les enjeux environnementaux ont toujours été posés dans les syndicats. Dès cette époque, les travailleur∙euses ont été confronté∙e∙s à des productions dangereuses, pour elleux-mêmes, pour leur famille ou pour leur communauté. Dans les mines, dans les tanneries, dans les verreries, le mouvement ouvrier naissant a bel et bien porté des revendications environnementales, en particulier sur l’usage et le rejet de produits toxiques. Il y a donc eu dès le début une certaine conscience ouvrière du coût social des destructions environnementales, un certain environnementalisme ouvrier, qui pouvait être directement lié aux conditions de travail, mais portait aussi souvent sur les conditions de vie des populations avoisinantes : l’objectif principal n’était pas la préservation de la nature en tant que telle, mais la défense d’un intérêt de classe à travers elle.

Cet environnementalisme a été emporté par les deux guerres mondiales, puis les campagnes de « reconstruction du pays » résolument productiviste. Pendant les Trente Glorieuses, les syndicats ont abandonné la question des buts de la production, et toutes les questions un peu trop « politiques », à l’État et aux marchés, pour se concentrer sur la lutte « économique » strictement placée à l’intérieur des entreprises. L’émergence du mouvement écologique dans les années 70 les a un peu obligés à réviser ce logiciel, mais le piège était déjà bien en place : les violentes restructurations industrielles des années 80 ont immédiatement fait passer ces questions au second plan, la peur du chômage se faisant de plus en plus oppressante. Et pourtant, à intervalles réguliers, les accidents industriels viennent rappeler que les questions de santé et sécurité, portées à bout de bras par les syndicats à l’intérieur des entreprises, concernent aussi l’extérieur : quand un site comme l’usine AZF de Toulouse, en 2001, explose, ce sont d’abord les couches sociales le plus pauvres qui paient. À chaque fois que ces situations se présentent, et que par la force des choses, la question de l’arrêt ou du déplacement de ces sites est posée, les organisations syndicales se retrouvent brutalement placées devant une responsabilité à laquelle elles ne sont plus préparées.

Renouer avec l’environnementalisme ouvrier, c’est rouvrir le syndicalisme à des enjeux territoriaux et sociaux ; c’est refuser de rester enfermé∙e∙s dans le face-à-face institutionnel avec l’employeur, et donc accepter d’être interpelé∙e∙s par la société sur les conditions et objectifs de la production.

Renouer avec l’environnementalisme ouvrier, c’est rouvrir le syndicalisme à des enjeux territoriaux et sociaux ; c’est refuser de rester enfermé∙e∙s dans le face-à-face institutionnel avec l’employeur, et donc accepter d’être interpelé∙e∙s par la société sur les conditions et objectifs de la production. Tout cela implique des prises de contact sur le terrain, des échanges, et éventuellement des actions communes avec les organisations citoyennes engagées dans des combats qui mettent en cause nos entreprises. Entre une direction qui cherche par tous les moyens à acheter l’adhésion de ses salarié∙e∙s, et des citoyen∙ne∙s engagé∙e∙s contre les nuisances de l’entreprise, les salarié∙e∙s et leurs organisations syndicales sont face à un choix de solidarités, à une question d’alliances de classes : l’alliance contre-nature (c’est le cas de le dire) entre travailleur∙euses et patronat, ou le front commun avec les victimes.

Les travailleur∙euses ont le droit d’exiger de bons salaires et de bonnes conditions de travail, mais aussi un travail qui a du sens, qui ne soit pas néfaste à la société ; un travail qui serve l’intérêt général, et pas les intérêts particuliers d’une classe parasitaire de patrons et d’actionnaires. C’est donc aussi le rôle des syndicats de se battre pour un droit des travailleur∙euses à être pleinement informé∙e∙s sur les impacts sociaux et environnementaux de leurs entreprises, à exercer un droit de veto, à alerter l’opinion publique, à exercer leur droit de retrait ou une clause de conscience, à contrôler l’exécution des mesures prises pour corriger les manquements constatés, à établir des contre-expertises, élaborer des alternatives… Il faut des formations syndicales dans ce sens, une participation des syndicats à l’élaboration et au suivi des critères de mesure des impacts sociaux et environnementaux des entreprises, et bien sûr, il faut durcir ces critères et mettre en place des réglementations véritablement contraignantes.

Finalement, c’est le rôle des syndicats de se battre pour qu’on ne fasse pas payer la crise écologique aux travailleur∙euses. Les transferts massifs d’investissements exigés par l’urgence climatique sont une menace pour des milliers d’emplois, s’ils sont laissés aux forces du marché et à un État à leur service. Or, les mouvements écologistes se sont développés en-dehors du mouvement ouvrier : il est donc nécessaire que les organisations syndicales s’impliquent dans ces luttes, pour que l’intérêt des salarié∙e∙s y soit pris en compte. Il s’agit donc évidemment de s’opposer à des mesures socialement injustes, notamment sur le plan fiscal. Mais aussi de se battre pour que les « emplois verts » nouvellement créés soient des emplois de qualité (ce qui est loin d’être toujours le cas), ou pour que les salarié∙e∙s soient sécurisé∙e∙s par ce que nous appelons à la CGT une « sécurité sociale professionnelle », qui maintienne les éléments d’un contrat de travail (rémunération, qualification, ancienneté, statut, droits acquis, etc.) en cas de restructuration. Dans ces conditions, et dans ces conditions seulement, la transition écologique peut se traduire par la suppression d’activités nocives au bénéfice d’emplois vertueux, sans que cela implique les désastres sociaux que l’on a connus dans les années 1980 et 1990.

Propos recueillis par Lionel Merleaux pour le site de la Gauche anticapitaliste.
Photo : Manifestation en soutien à Code rouge, le 9 octobre 2022. (Dominique Botte / Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0)

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