La réédition des Jacobins noirs de C. L. R. James par les éditions d’Amsterdam en 2018 rend possible de revoir les Antilles et Amériques noires dans la période révolutionnaire de 1789 et après.

La Révolution française se déroulant de 1789 jusqu’à la décennie suivante ne concerne pas uniquement la sublime rébellion contre l’absolutisme royal et les survivances conséquentes des droits féodaux. Elle est aussi un soulèvement international contre les oppressions. L’explosion déclenchée en France ne connaît pas de frontières dans ses répercutions. Elle ne se limite pas « à un seul pays ». Les assujettis se sont tout de même battus des deux côtés de l’Atlantique.

Déjà, auparavant, les Insurgents réussissent la décolonisation en Amérique du Nord dans les treize colonies britanniques de la côte Est. Puis, dans la plupart des îles de la Caraïbe, les esclavisé·es se dressent radicalement et sans atermoiement contre la servitude. Enfin, en Amérique du Sud, les peuples enclenchent à une large échelle continentale, la chasse contre la présence coloniale européenne.

Trinidad, la Caraïbe et les luttes anticoloniales

C.L.R. James est imprégné de ce contexte et de cet abord lorsqu’il publie Les Jacobins noirs en 1938. L’ouvrage se place dans la cohérence d’une « histoire mondialisée », celle qui refuse de s’enfermer dans un « localisme patriotique », revendiqué par un « récit national » exalté. En outre, il s’éloigne des visions historiques diffusées dans le monde occidental, sur les prétendus « évènements de Saint-Domingue » (évitant ainsi de parler de révolution !). Quant à la future Haïti, C.L.R. James écrit dans la préface de la réédition de son ouvrage en 1962 : « Ceux qui traitent [des Antilles] les mettent toujours en rapport avec leurs survols généraux de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Espagne et des [États-Unis d’] Amérique : la Caraïbe est toujours considérée en fonction de la civilisation occidentale, jamais à partir de sa propre histoire ».

Cyril Lionel Robert naît en 1901 dans l’île de Trinidad, colonie anglaise dans les Caraïbes. L’éducation familiale et scolaire façonne sa solide culture littéraire. Il continue à développer celle-ci par ses immenses lectures, par son professorat, par ses premiers écrits personnels et déjà par sa passion pour le journalisme. Connu aussi à Port of Spain, capitale du pays, pour être un grand joueur de cricket, il s’identifie comme militant politique anticolonialiste réclamant l’indépendance de son île. Cet intellectuel s’adonne à la philosophie, beaucoup à l’histoire et se fascine, en s’y investissant, pour la théorie, la réflexion et la critique marxistes.

Son ancrage à Trinidad et l’histoire de cette colonie hantent ses préoccupations. Son île, ancienne colonie espagnole, se peuple pourtant très fortement dans la seconde moitié du 18e siècle de colons français et de leurs esclavisé·es venant de Martinique, de Grenade et de Saint-Vincent1 avant d’être finalement occupée par les Britanniques2 en 1797.

Les combats révolutionnaires autour de Joseph Chatoyer à Saint-Vincent3 et de Julien Fédon à Grenade4, la révolte de Trinidad en 1905 en soutien au pouvoir de l’Haïtien Jean-Jacques Dessalines5 ont laissé des traces aussi à Trinidad avec des réminiscences ancrées dans la mémoire des ancien·nes.

Ces souvenances, mêmes enfouies par le colonisateur, animent la motivation militante de James et le désir de retrouvailles pour toute « Sa Caraïbe ». Il en sait alors beaucoup sur Sainte-Lucie6 et la victoire de Rabot dirigée par Flore Gaillard. Il en apprend par la suite beaucoup sur les combats menés en Guadeloupe entre 1794 et 1802, autour des Nouveaux Libres et des chefs de file comme Louis Delgrès, Ignace, Massoteau, Solitude, Marthe-Rose, dite Toto, toutes et tous des animateurs des luttes anti-esclavagistes.

« Conscience noire » et marxisme

Lorsque James quitte en 1932 sa Caraïbe pour rejoindre l’Angleterre, il est âgé de 31 ans et est déjà impliqué dans le grand mouvement des Afro-descendants et du panafricanisme. Marcus Garvey, le Jamaïcain, et son slogan « Back to Africa » ont sur lui une forte influence. Son arrivée en Europe, le lie au Trinidadien panafricaniste George Padmore en Grande-Bretagne, et le met en contact avec les mouvements autour de la « conscience noire » ou de la « conscience nègre »7 tant de France8 que de Grande-Bretagne. Le mouvement Harlem Renaissance aux États-unis9 irrigue dans ces deux pays tous ceux qui au lendemain de la guerre veulent une autre vie pour la diaspora noire. Les intellectuels haïtiens du mouvement indigéniste contre l’occupation de leur pays depuis 1915 font résonner des voix marquantes comme celle de Jean Price Mars.

L’Histoire de la révolution russe par Trotski, parue en 1930, irrigue le travail de James comme une référence méthodologique pour écrire cette page exaltante des luttes anti-esclavagistes et anticoloniales du bassin caribéen. Différents chapitres de son ouvrage allèguent que cette démarche est similaire.

C.L.R. James excelle à décortiquer la révolution dans la partie française de Saint-Domingue et se passionne pour les formes de lutte des esclavisé·es : « [Les esclaves] vivaient et travaillaient par groupes de plusieurs centaines dans les grandes manufactures sucrières qui couvraient la plaine du Nord et se rapprochaient par là du prolétariat moderne, beaucoup plus que toutes les autres catégories d’ouvriers de cette époque. C’est ce qui permit au soulèvement de prendre l’allure d’un mouvement de masse parfaitement préparé et organisé »10.

Cette approche est d’une grande importance, car James trouve dans les cohortes d’esclavisé·es organisé·es à la fin du 18e siècle, le comportement prématuré des masses ouvrières européennes lors de la seconde révolution industrielle du 19e siècle. C’est un apport appréciable de James à la théorie marxiste et aux conceptions historiques décrites par ses penseurs.

Réveil culturel des Amériques et des Caraïbes

James introduit aussi ce qu’est dans cette révolution l’usage de la religion vaudou, ce qu’est le rôle de Boukman, un véritable Papa loa (prêtre)11. Il relate en deux pages, dans une remarquable description et une écriture époustouflante, le soulèvement du 22 août 179112. Il sait représenter les grandes vertus tacticiennes et stratégiques des chefs des troupes « des révoltés ». Les Jacobins noirs édité il y a 86 ans, quand l’histoire des colonisé·es tentait d’émerger, a été suivi de nombreuses publications de chercheur·es plus récent·es qui ont approfondi l’exploit des esclavisé·es de Saint-Domingue, la geste de « l’armée nègre »13, la stature de « Dessalines ». Ces apports ultérieurs sont riches, sans pourtant invalider la consistante contribution de CLR James.

Les Jacobins noirs paru en 1938 est contemporain (même année) de cet autre éclat littéraire qu’est le Cahier d’un retour au pays natal du poète martiniquais Aimé Césaire, le futur co-fondateur du mouvement de la négritude. Ce n’est ni une coïncidence ni un hasard. C’est la rencontre qu’on peut croire fortuite de ce réveil culturel des intellectuels des Amériques et des Caraïbes après cinq générations post-abolitionnistes. Césaire, par la suite et dans le même esprit que celui de James, consacre deux publications importantes à Toussaint-Louverture et au roi Christophe. Suzanne-Roussi- Césaire et Édouard Glissant font de même. La relecture des Jacobins noirs doit contribuer à redonner une nouvelle vision de l’intérêt de la révolution anticoloniale.

Les Jacobins noirs, Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, éditions d’Amsterdam, préface de Laurent Dubois, 2018 (2024 pour l’édition de poche), 481 pages, 14 euros.


Article initialement publié en décembre 2024 sur le site de l’Anticapitaliste