Le marxisme est souvent accusé, en tant que théorie, de se préoccuper uniquement de la “classe” aux dépens du genre.
Il est important de commencer par affirmer que l’histoire des organisations se revendiquant comme « marxistes » n’a pas toujours été glorieuse en ce qui concerne les catégories d’oppression comme le genre et la race. On connait toutes et tous quelqu’un qui s’est entendu dire par un « marxiste » que les « petits ennuis » comme le racisme et le sexisme seraient réglés « après la révolution », et qu’en attendant il fallait se concentrer sur la lutte des classes. De plus, les cas d’harcèlements sexuels commis par des hommes marxistes ne sont malheureusement pas rares dans les organisations de gauche d’hier et d’aujourd’hui.
Harcèlement à part, les femmes se sont souvent plaintes de ne pas être prises au sérieux, voire de subir des discriminations institutionnelles dans des organisations de gauche. Les voix des femmes communistes indiennes, qui ont joué un rôle central dans la lutte historique de Telengana en 1947, celles des communistes britannique Doris Lessing ou américaine Peggy Dennis, racontent toutes des histoires démoralisantes de sexisme et de déception envers les organisations qu’elles avaient passé leurs vies à construire et qui incarnaient tous leurs espoirs.
Ces histoires suscitent une horreur particulière car nous sommes nombreuses à être devenues marxistes justement à cause de l’intolérance supposée du marxisme révolutionnaire envers les oppressions de genre. En tant que femmes nous avons rejoint des organisations révolutionnaires car nous voyons le marxisme comme une théorie insurgée – qui se bat pour toute réforme que le système peut offrir sans jamais s’en satisfaire, tout en appelant à une démolition complète du capitalisme – et comme une arme de lutte pour l’émancipation des femmes et pour la fin de l’oppression sexiste et genrée.
Si nous sommes des révolutionnaires sérieuses et non pas des automates dogmatiques, il nous faut alors reconnaitre deux aspects mutuellement contradictoires de l’histoire du marxisme. Le premier est les dommages infligés à la cause révolutionnaire de la justice des genres au nom du marxisme, et le second est la manière dont le cadre marxiste, malgré les faux-pas historiques commis en son nom, reste le meilleur moyen de comprendre l’oppression sous le capitalisme et offre des indices pour en finir.
La théorie marxiste
L’analyse que Marx a faite du capitalisme comporte un énorme filon sous-exploité. Dans le premier volume du Capital, Marx identifie la « force de travail » ou notre capacité à travailler comme une « commodité spéciale » dont le capitalisme a besoin pour mettre le système en branle et le maintenir en mouvement. Notre force de travail selon Marx possède la « propriété singulière d’être sources de valeur » car nous produisons, avec cette force, des marchandises et de la valeur pour le capitalisme. L’appropriation de notre surtravail par les capitalistes est la source de leur domination. Il en suit que sans notre force de travail, le système s’effondrerait.
Cependant, et c’est source de frustration, Marx ne dit rien sur le reste de l’affaire : si la force de travail produit de la valeur, comment la force de travail elle-même est-elle produite ? Les travailleuses et les travailleurs n’apparaissent pas comme par magie sur le marché, frais et dispos à vendre leur force de travail au capitaliste.
Des marxistes comme Lise Vogel, Martha Gimenez, Johanna Brenner et, plus récemment, Susan Ferguson et David McNally, se sont saisies des idées novatrices mais incomplètes de Marx en visant à les développer. Dans ce contexte, il est important de nous souvenir du potentiel et de la créativité inhérents à la tradition marxiste, une tradition vivante qui a permis à de nouvelles générations de marxistes d’en faire un examen critique afin de la développer.
En examinant le Capital de Marx, ces auteurs cités ci-dessus en viennent à conclure que la clé de voute du système, notre force de travail, est elle-même produite et reproduite en dehors de la production capitaliste, sur un site basé sur « les liens de sang » et qui se nomme la famille. Un excellent passage de Lise Vogel explique la connexion entre lutte des classes et oppression des femmes :
« La lutte des classes autour des conditions de production est la dynamique centrale du développement social dans les sociétés caractérisées par l’exploitation. Dans ces sociétés, une classe dominante s’approprie le surtravail et le renouvellement d’une classe subordonnée de producteurs directs liés au processus de production constitue une condition essentielle de la production. Le remplacement générationnel constitue d’ordinaire la source de nouveaux travailleurs nécessaire au renouvellement de la classe, plaçant la capacité des femmes à avoir des enfants au centre de la société de classe. Chez les classes dominantes, l’oppression des femmes puise sa source dans leur rôle de maintenance et de transmission de propriété par l’héritage ; dans les classes subordonnées, l’oppression des femmes dérive de leur implication dans le processus de renouvellement des producteurs et productrices directs, en plus de leur implication dans la production elle-même (en tant que travailleuses)(1)Vogel, Marxism and the Oppression of Women, p.129»
C’est le postulat principal de ce que Vogel et ces autres marxistes appellent « la théorie de la reproduction sociale ». La théorie de la reproduction sociale démontre comment « la production de biens et services et la production de la vie font partie d’un seul processus intégré », selon Meg Luxton. Si le terrain de l’économie formelle est celui des sites de production des biens et des services, alors les gens qui produisent ces choses sont eux-mêmes produits en dehors de l’économie formelle et à très faible coût pour le capital.
La force de travail est essentiellement reproduite par trois processus interconnectés :
- Les activités qui régénèrent la travailleuse en dehors du processus de production et lui permettent de retourner au travail. Celles-ci incluent entre autres la nourriture, un lit pour dormir mais aussi les soins psychiques qui préservent l’intégrité des personnes (par exemple, les loisirs).
- Les activités qui maintiennent et régénèrent les non-travailleuses en dehors du processus de production – par exemple celles qui sont des travailleuses futures comme les enfants, ou alors des adultes sortis de la main d’œuvre pour cause de vieillesse, handicap ou chômage.
- Les activités qui reproduisent de nouvelles travailleuses, c’est-à-dire la naissance des enfants.
Ces activités, qui forment la base du capitalisme en reproduisant le travailleur, sont accomplies sans coût pour le système par des femmes et des hommes au sein des ménages et des communautés. Aux USA, les femmes accomplissent toujours la majeure partie du travail domestique.
Une enquête de 2012 montre que les femmes américaines ont effectué chaque semaine 25,9 heures de travail domestique non rémunéré, contre seulement 16,8 heures pour les hommes soit une différence de plus de neuf heures. L’enquête prend en considération des tâches comme s’occuper des enfants, cuisiner, faire des courses, faire le ménage, le jardinage, etc.
Selon le magazine Forbes, si le travail domestique non rémunéré était inclut dans le PIB, « celui-ci aurait augmenté de 26% en 2010. » Mais nous devons également y ajouter des tâches qu’il est plus difficile d’indexer comme le soutien psychologique apporté aux non-travailleurs à l’intérieur du ménage. Quiconque a eu à réconforter un enfant ou s’occuper d’un parent vieillissant après une dure journée de travail connait la pénibilité ces tâches apparemment non-matérielles.
La trouvaille la plus importante de la théorie de la reproduction sociale est que le capitalisme est un système unitaire capable d’intégrer avec succès, quoique de manière inégale, la sphère de la reproduction et la sphère de la production. Les changements dans une sphère peuvent générer des vagues dans l’autre. Les bas salaires et les économies de coûts néolibérales au travail peuvent produire des saisies immobilières et des violences domestiques à la maison.
D’où vient l’importance de cette trouvaille? Du fait qu’elle donne une réelle substance historique à la compréhension de a) ce qu’est vraiment une travailleuse et b) la manière dont les travailleurs peuvent se battre contre le système. Crucialement, cette théorie nous aide à comprendre que les victoires dans les luttes antisexistes, qu’elles soient à l’intérieur de l’économie formelle ou en dehors, ne peuvent être que temporaires car la base matérielle de l’oppression des femmes est liée au système dans son entièreté. Tout débat sérieux sur la fin de l’oppression et sur l’émancipation doit engendrer un débat simultané sur la fin du système lui-même.
L’importance de la sphère de production
Si les femmes, par leur travail non-rémunéré, constituent la source principale de support du capitalisme en dehors des lieux de travail, cela signifie-t-il pour autant que les luttes sur les lieux de travail ne concernent que les hommes ?
Ceux qui entendent « classe ouvrière » et pensent automatiquement à trouver le stéréotype, digne du 19e siècle, du travailleur mâle blanc agrippant une clé anglaise doivent jeter un coup d’œil sur le marché du travail américain d’aujourd’hui.
L’immense majorité des femmes aux USA doivent travailler pour gagner leur vie. Ca signifie qu’elles vendent leur force de travail sur le marché, ce sont donc des travailleuses. Les femmes constituent la moitié (47% pour être précise) de la main d’œuvre américaine, et le pourcentage de mères mariées qui travaillent est passé de 37% en 1968 à 65% en 2011. Selon une étude publiée par Pew Research en 2014, un nombre record de 40% des mères américaines sont la source principale de revenu de leur foyer, contre 11% en 1960.
Alors que les taux d’appartenance aux syndicats aux USA sont bas pour tous les travailleurs, le pourcentage de femmes syndiquées n’est que légèrement plus bas que celui des hommes. Selon le bureau américain des statistiques du travail, 12% des travailleurs étaient syndiqués contre 10,5% des travailleuses – et ce malgré le recul considérable des syndicats après la récession. Cette même source indique que les Noir-e-s ont plus de chances de faire partie d’un syndicat que leurs homologues blancs, asiatiques ou hispaniques.
Il en suit que celles et ceux qui pensent que la « question féminine » concerne uniquement ce que nous vivons ou subissons à la maison (violence sexuelle, contraception, s’occuper des enfants, etc), ou en dehors de la sphère de production ont tout simplement tort.
Cependant l’actualité concernant les femmes est marquée par deux tendances radicalement contradictoires : d’un côté, l’appauvrissement insupportable de l’immense majorité des femmes et de l’autre, l’émergence d’un groupe multiethnique et incroyablement prospère de femmes au sein de la classe dirigeante.
Plus de 75% des travailleurs dans les 10 catégories principales de métiers à bas salaires sont des femmes, et plus d’un tiers sont des femmes racisées (aux USA). J’ai déjà abordé par le passé le fait que les USA sont un des quatre pays au monde où il n’existe pas de congé maternité, ce qui rend l’accès au marché du travail très difficile pour les mères (et vice-versa). De plus, un tiers des travailleurs US n’ont pas accès à des arrêts maladie payés et seuls 42% ont accès à des congés personnels payés. Des syndicalistes affirment à raison :
« Quelles sont les conséquences pour la santé publique lorsque les travailleuses ne peuvent pas prendre de jours pour se soigner durant une épidémie de grippe ? Qui s’occupe d’un enfant malade? Qui va préparer le diner et l’aider à faire ses devoirs? Qui peut prendre le temps de s’occuper d’un proche agé ? »
Comment les femmes sont-elles supposées jongler entre le travail domestique non-rémunéré et le travail à plein temps sur le lieu de travail ? Il est impossible de répondre.
En 1990, la participation des femmes à la main d’œuvre montait à 74%, plaçant les USA à la sixième place de ce classement qui compte 22 pays développés. Les politiques néolibérales des deux décennies suivantes ont fait que la participation des femmes a à peine augmenté à 75,2% alors que, dans les autres pays industrialisés, elle est passée de 67% à 80% durant la même période.
Les femmes sont non seulement contraintes de travailler à mi-temps, mais l’hostilité des lieux de travail à la nature genrée du travail domestique fait que seules 9% des mères travailleuses travaillent plus de 50 heures par semaine.
Réfléchissons-y ensemble un instant. Si les mères travaillaient, disons, 55 heures par semaine, et considérant un temps de transport moyen, des sociologistes ont montré qu’elles quitteraient le foyer à 8h30 du matin pour y retourner à 20h30 tous les jours de la semaine ! Malgré les pouvoirs d’internet, les enfants doivent toujours être récupérés à l’école et nourris par un être humain, et les parents agés ont toujours besoin de soins prodigués par un humain. Dans la plupart des cas, aux USA, cette personne est une femme.
L’enquête ci-dessus semble démontrer que toute question sur le lieu de travail est également une question de femmes et de genre. Les politiques sur le lieu de travail ont le pouvoir d’influencer la vie des femmes sur le lieu de travail et au foyer. Mais pour quoi devons-nous lutter ? Devons-nous demander l’égalité salariale (entre les sexes) dans une économie de bas salaires ? Devons-nous lutter pour une couverture santé universelle, qui nous soulagera d’une partie de notre travail domestique ? Devons-nous lutter en tant que « femmes » ou en tant que « travailleuses » ?
Un groupe particulier de femmes apparaît dans les médias depuis quelques temps pour y défendre les droits des femmes. Joan C. Williams est une sociologiste intelligente, dont le travail sur la classe et le genre mériterait d’être diffusé largement. Mais elle a récemment fait une observation décevant, déclarant que le « féminisme d’entreprise est ce dont nous avons besoin pour déclencher la révolution des genres constamment remise à plus tard. » Par « féminisme d’entreprise », Williams veut littéralement dire le « féminisme » des PDG des grandes multinationales. Elle cite Sheryl Sandberg et la professeure de Princeton Anne Marie Slaughter comme dirigeantes sur ce « nouveau front du féminisme. »
Certains se réjouissent que quelques femmes prennent d’assaut les conseils d’administration. Ceux-ci, et leurs terrains de golf adjacents, ont été pendant des siècles des bastions du privilège mâle des classes dirigeantes. Cela nous amène à une question centrale : A quoi ressemblent les droits des femmes lorsqu’on les sépare des questions de classe ? Les femmes PDG agiront-elles dans l’intérêt de toutes les femmes ?
Les politiques qui avancent le mieux les intérêts de la majorité des femmes sont les mêmes politiques qui tronquent les profits du système de production capitaliste.
Par exemple, une couverture médicale généralisée assurerait à toute femme, homme et enfant, qu’ils soient salariés ou non, l’accès à des soins médicaux gratuits à la demande. Ceci réduirait la dépendance d’une femme non-salariée envers son conjoint salarié et lui permettrait potentiellement de contrôler sa santé reproductive, sans parler des bénéfices que cela procurerait à la santé de sa famille en général. Elle pourrait choisir le moment où elle aurait des enfants (ou choisir de ne pas en avoir du tout), elle aurait accès à une assistance gratuite à domicile pour les membres les plus âgés de la famille, réduisant ainsi de manière sensible son propre travail à la maison.
Mais l’industrie de la santé pèse des milliards de dollars et se battrait bec et ongles contre de telles réformes qui couperaient dans ses parts de marché. De manière similaire, il est dans l’intérêt des femmes qu’il y ait des salaires décents pour tous les travailleurs, puisque les femmes sont surreprésentées dans la catégorie des bas salaires. Ici aussi, nos avancées se feront contre les profits du capitalisme au prix d’une bataille ardue.
Les Sheryl Sandberg de ce monde sont des guerrières de classe qui utilisent le langage des droits des femmes pour renforcer un système qui ne profite qu’à leur propre classe. Sandberg la millionnaire refusait même de rémunérer ses propres stagiaires avant qu’une campagne médiatique ne l’oblige à leur concéder un salaire.
Le message central qui nous vient de cette nouvelle génération de femmes PDG est que le travail, toujours plus de travail, émancipera les femmes.
Il ne fait aucun doute que l’indépendance économique des femmes a été conquise au prix de luttes difficiles, et doit être constamment renforcée par la lutte. C’est pourquoi l’on retrouve souvent, chez les premières marxistes comme Nadezhda Krupskaya, une insistance sur la centralité du travail des femmes dans la sphère de la production et sur son potentiel libérateur.
Mais « l’indépendance » économique sied beaucoup mieux à Sheryl Sandberg qu’à la mère qui travaille dans un fast-food, car la relation de Sandberg au capitalisme, celle d’une patronne, est une relation de contrôle alors que la relation de la mère ouvrière est celle d’une perte totale de contrôle. Pour cette dernière, le travail offre une indépendance limitée envers son conjoint ou sa conjointe, mais en contrepartie d’une dépendance complète envers les caprices du marché.
Quand Sandberg dit que les femmes doivent travailler plus dur afin d’obtenir des récompenses, elle est en train d’encourager les femmes d’une certaine classe, la sienne, d’arracher plus de pouvoirs des mains des hommes de cette même classe tout en gardant intact le système qui fonctionne par le travail rémunéré et non rémunéré de l’immense majorité des femmes.
En effet, des chercheuses comme Karen Nussbaum ont affirmé que le système créait quelques espaces pour les membres féminins de la classe dirigeante afin de court-circuiter les changements institutionnels plus profonds qui transformeraient la relation de la majorité des femmes avec le travail :
« Afin de contenir les demandes des travailleuses, les employeurs créèrent des opportunités pour certaines femmes, en ouvrant les portes de certaines positions cadres et managériales pour les diplômées des universités tout en résistant aux revendications de changement institutionnel qui amélioreraient les conditions de travail de toutes les femmes. Les femmes aux deux extrémités de la main d’œuvre partageaient toujours des inquiétudes similaires quant à l’égalité salariale et l’équilibre travail-famille, mais l’intensité de ces problèmes s’est différenciée avec l’évolution de la condition de ces deux groupes. Les patrons créèrent une soupape de sécurité. Les femmes diplômées de l’enseignement supérieur qui étaient des sur les comptoirs de banques devenaient directrices de succursales, les employées de bureau des maisons d’éditions devenaient éditrices. Le pourcentage de femmes cadres ou manager a doublé entre 1970 et 2004, passant de 19% à 38% (Nussbaum 2007, p.165)
Il serait réducteur de dire que les luttes autour des genres dans notre société sont identiques aux luttes autour des questions de classe. Mais il est correct de dire (a) suivant Lise Vogel, que la lutte des classes représente la « dynamique centrale » du développement social, et (b) qu’il est dans l’intérêt du capitalisme en tant que système d’empêcher tout changement fondamental dans les relations de genre car de tels changements finiraient tôt ou tard par affecter les profits.
L’importance de la sphère de la reproduction
Il est donc raisonnable d’affirmer que le meilleur moyen de lutte pour les droits des femmes dans le domaine de la production est par les organisations de travailleurs et de travailleuses. L’histoire de notre classe est émaillée de moments motivants où des syndicats se sont battus pour le droit à l’avortement, à l’égalité salariale et contre l’homophobie.
Mais la classe ouvrière ne travaille pas que sur son lieu de travail. Une femme travailleuse dort dans son foyer, ses enfants jouent dans les jardins publics et vont à l’école du quartier, et elle demande parfois à sa mère retraitée de l’aider à cuisiner. En d’autres mots, la majorité des fonctions de reproduction de la classe ouvrière ont lieu en dehors du lieu de travail.
Qui comprend le mieux ce processus? Le capitalisme. Voilà pourquoi le capitalisme s’attaque brutalement à la reproduction sociale afin de gagner la bataille de la sphère de production. C’est pourquoi il s’attaque aux services publics, repoussant le fardeau des soins sur les familles individuelles, c’est pourquoi il coupe le budget des prestations sociales : afin de rendre notre classe entière plus vulnérable et moins capable de résister aux attaques sur le lieu de travail.
Qui d’autre comprend ce processus ? Les marxistes révolutionnaires. C’est pourquoi nous pouvons faire le lien entre la sphère de la reproduction, le quartier dont l’école est fermée, la maison où la femme subit des violences, et la sphère de la production où l’on se bat pour de meilleurs salaires.
Nous le faisons de deux manières : (a) nous établissons le lien analytique entre les « deux sphères » du seul et unique système grâce à la théorie marxiste, et (b) nous agissons comme une tribune des opprimées, surtout lorsque la lutte ne s’est pas encore généralisée aux lieux de travail. Il n’est pas vrai que la classe ouvrière est incapable de lutter dans la sphère de la reproduction. Il est cependant vrai que la classe ouvrière ne peut vaincre le système que dans la sphère de la production.
Certaines luttes majeures de l’histoire de la classe ouvrière ont commencé en dehors de la sphère de la production. Les deux principales révolutions des temps modernes, la française et la russe, ont commencé par des émeutes du pain, dirigées par des femmes.
Comprendre le capitalisme comme un système intégré où la production est soutenue par la reproduction sociale peut aider celles et ceux qui luttent à comprendre la significativité des luttes politiques dans les deux sphères et la nécessité de les unir.
Prenons le cas des droits reproductifs, une des luttes critiques de notre temps, qui ne constitue pas directement une lutte dans le domaine de la production. Les droits reproductifs sont-ils limités à l’accès des femmes à l’avortement et la contraception ?
En fait, les droits reproductifs devraient se nommer justice reproductive. Le droit d’une femme à choisir n’est pas restreint à son droit de ne pas avoir d’enfants, mais concerne aussi le droit à en avoir.
L’histoire des femmes afro-américaines et des autres femmes racisées aux USA est ensanglantée par les tentatives de stérilisations forcées par l’Etat. Tout au long des années 1960, les Etats comme l’Illinois, l’Iowa, l’Ohio, la Virginie et le Tennessee ont étudié des lois qui permettraient la stérilisation forcée des femmes noires qui touchaient des allocations sociales. Lorsque la pilule contraceptive Norplant fût mise sur le marché, un éditorial du Philadelphia Inquirer y vit la solution au problème de la pauvreté dans les communautés afro-américaines. Un destin similaire attendait les femmes de Puerto Rico (note du trad : colonie américaine). Lorsque l’industrie US, sous couvert du programme économique « Operation Bootstrap » s’implanta sur l’île à la recherche de main d’œuvre bon marché dans les années 1930 et 1940, de nombreuses usines avaient leurs propres cliniques contraceptives et certaines refusaient d’embaucher les femmes qui n’avaient pas été préalablement stérilisées.
De plus, nos choix reproductifs ne s’arrêtent pas au contrôle de nos ovaires. Il s’agit du contrôle de nos vies : choisissons-nous d’avoir des enfants ou pas, combien, et quand ? Aurons-nous le temps de nous en occuper, aurons-nous des écoles publiques où les envoyer, serons-nous sûres qu’ils ne se retrouveront pas, ainsi que leurs pères, derrière les barreaux ? Et, crucialement, aurons-nous un salaire décent qui nous permettra de prendre des décisions sur tous ces sujets ?
Le New York Times rapportait en 2013 un déclin de 9% du taux de fertilité de 2007 à 2011, et qui selon les spécialistes de la démographie « a commencé après la récession, lorsque les Américains ont commencé à perdre confiance en leur avenir économique. » En d’autres mots, le Times s’est rendu compte que la plupart des femmes ordinaires préféraient d’avoir des bébés lorsqu’elles sentent qu’elles ont les moyens de les nourrir et les élever !
La question de la reproduction est donc liée aux questions fondamentales de notre société : qui travaille, pour qui et pour quelle durée.
Pour une lutte intégrée contre le capitalisme
A ce moment particulier de la crise du néolibéralisme, le genre est utilisé comme une arme de lutte des classes par le capital. La défense répétée d’hommes de la classe dirigeante accusés de viol, les attaques brutales contre les droits reproductifs et la transphobie grandissante résultent d’un capitalisme essayant par divers moyens de résoudre sa crise économique par des attaques contre la classe ouvrière, au travail et au foyer.
Notre solution en tant que marxistes révolutionnaires n’est pas simplement de parler de l’importance de la lutte des classes, mais aussi de lier les luttes formellement économiques aux luttes extra-économiques. Afin d’y parvenir, il est moins important de convaincre les identités opprimées du bien-fondé de notre théorie que de gagner leur confiance en luttant de manière intransigeante au foyer et au travail.
Voilà pourquoi nous devons parler des questions de justices reproductives au sein des organisations dans lesquelles nous luttons pour les salaires (par exemple nos syndicats) ; nous devons aussi parler salaires au sein des organisations qui luttent contre le sexisme et le racisme.
Il nous faut une génération de femmes et d’hommes insurgées pour tisser ces liens sur nos lieux de travail, sur nos facs et dans la rue. C’est ça, la vraie tradition révolutionnaire marxiste.
Article publié sur le site Socialist Worker, traduit de l’anglais par Autonomie de classe.
Notes