Économiste féministe et militante écosocialiste, Catherine Samary(1)https://www.csamary.fr/ discute ici le Manifeste féministe contre la guerre en Ukraine(2)https://blogs.mediapart.fr/jules-falquet/blog/230322/resistance-feministe-contre-la-guerre-en-ukraine. Considérant qu’il ne s’agit pas ici d’un conflit inter-impérialiste mais d’une guerre d’agression menée par l’impérialisme russe, elle entend réfuter les mots d’ordre pacifistes en montrant que, s’ils sont évidemment valides en Russie même, ils ne peuvent s’appliquer dans le cadre de la résistance militaire qu’oppose le peuple ukrainien à l’invasion.
Catherine Samary est spécialiste des Balkans et de l’autogestion. Elle est l’autrice notamment des livres Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave (Éditions la Brèche) et Yougoslavie, de la décomposition aux enjeux européens (Éditions du cygne, 2008), mais aussi de nombreux articles pour Contretemps. Elle est membre de la Quatrième internationale.
Je n’ai pas signé le Manifeste féministe contre la guerre en Ukraine, tout en partageant (comme je l’ai dit à la camarade qui me l’a envoyé) de nombreux aspects de ce Manifeste, signé par des femmes que j’estime beaucoup. Je souhaite que mon texte soit interprété comme une contribution à des dialogues nécessaires.
Mon désaccord principal concerne l’ « analyse concrète de la situation concrète » – ou la nature de cette guerre. Or de ce type d’analyse dépend toujours la formulation des positions internationalistes – et je pense également qu’une telle exigence d’analyse de situations spécifiées s’impose pour la détermination de réponses féministes. Or, à cet égard, les formulations du Manifeste tendent au contraire vers l’expression d’une posture générale pacifiste – sans doute associée à une analyse politique qui ne distingue pas guerre d’agression et résistance légitime. En tout état de cause je n’adhèrerais pas à un féminisme qui défendrait l’idée que les femmes se devraient « par nature » de ne jamais prendre les armes.
Le point d’ancrage essentiel du débat concerne donc l’interprétation des causes de cette guerre présentée comme un conflit entre impérialismes. Si tel était le cas, je soutiendrais un pacifisme radical. Il rejoindrait celui que prônait Jaurès à la veille de la 1ère guerre inter-impérialiste mondiale face à laquelle se justifiait totalement le défaitisme révolutionnaire des Zimmervaldiens. J’ajoute que, bien évidemment, contre l’actuelle guerre lancée par Poutine se justifie totalement en Russie un pacifisme, notamment féministe que le Manifeste évoque – mais sans distinguer l’ancrage de ce point de vue dans le pays agresseur par rapport à celui des femmes du pays agressé.
À cause donc de son analyse du conflit, le Manifeste ne peut établir aucun lien avec les féministes ukrainiennes engagées dans une lutte de résistance. J’espère bien et je crois que le rôle des mères, femmes, soeurs de soldats russes envoyés soit-disant dans des « opérations militaires » et qui vont mourir dans une sale guerre contre leurs frères ukrainiens sera fondamental dans la défaite de Poutine. Par contre, j’ai dit dans ma réponse négative aux initiatrices du Manifeste, que je respectais tout autant les femmes ukrainiennes qui fuyaient le pays et la guerre pour protéger leurs enfants que celles qui restaient pour s’inscrire dans la défense (non armée et armée) de leur pays.
Mais cela implique de reconnaître que la résistance armée y relève d’une « guerre juste », défensive, menée par un peuple dont Poutine a explicitement voulu remettre en cause l’existence autonome. A la veille de son « opération », il a évoqué clairement – loin des arguties sur l’OTAN – ce qui pour lui était la « création » artificielle d’un Lénine inscrivant dans la constitution de l’URSS une pleine reconnaissance de l’Ukraine et de la Biélorussie comme distinctes de la Russie et dotées du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Poutine s’est réclamé du passé tsariste et de Staline contre Lénine et de tels droits en lançant son « opération » – qu’il pensait facile.
La résistance qu’il rencontre est celle de tout un peuple ukrainien – hommes et femmes de toutes les régions – notamment russophones (comme l’est le président Zelensky). Le premier effet de cette guerre est en effet déjà et sera (contre tout pouvoir fantoche) la consolidation de la nation ukrainienne en construction, luttant pour sa dignité et son droit à l’autodétermination.
En tout état de cause, face à la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine, des appels « à la paix » et à des négociations diplomatiques – en refusant la résistance armée (et les moyens de la mener) signifient en pratique appels à se soumettre à la fois à Poutine et aux grandes puissances. On peut débattre des différentes façons de remettre en cause un ordre injuste et de répondre à des violences, en dénonçant et rejetant les agressions.
Mais l’accent sur les choix exprimées par les populations agressées – en l’occurrence le droit du peuple ukrainien à disposer de lui-même face à cette guerre et dans les relations internes et internationales où il s’inscrit me paraît essentiel. Un tel accent sur la société concrète est contradictoire avec des lectures « géo-stratégiques » des conflits qui réduisent les peuples à des pions instrumentalisés par les uns ou les autres.
Malheureusement, analyser la nature de l’agression concrète n’épuise pas le débat sur les analyses et les tâches pour les combats émancipateurs. Il est certain que tout conflit est exploité par les grandes puissances de ce monde. Biden espère écouler son gaz de schiste contre celui de la Russie. Et les industries d’armement contraintes à enregistrer les retombées de la défaite des Etats-Unis en Afghanistan sont ravies de l’autre effet immédiat de la guerre de Poutine (que celui-ci n’escomptait pas) — la consolidation, au moins immédiate, de l’OTAN et de l’UE et de leurs budgets militaires.
Mais le peuple ukrainien qui résiste utilise – outre ce qu’il produit lui-même – des armes fabriquées dans les usines de l’OTAN. Cela n’est pas suffisant pour supprimer l’autonomie de son engagement à lutter, donc de ses motivations. Cela ne change pas non plus (jusqu’alors) la nature de la guerre – que les forces de l’OTAN ne veulent pas transformer en guerre avec la Russie. Mais c’est pourquoi la critique et remise en cause de l’OTAN – qui est un enjeu mondial et actuel, notamment depuis 1991 – ne peut être comprise en Ukraine et face aux horreurs et menaces de la guerre poutinienne si elle s’exprime par des mots d’ordre refusant l’envoi d’armes défensives au peuple ukrainien – ou plaçant dos à dos Russie et OTAN dans l’analyse de cette guerre-là.
De même le slogan internationaliste – combattre son propre impérialisme – perd tout son sens et sa portée si les anti-impérialistes se montrent indifférents au sort infligé par … un autre impérialisme. Autre chose, qui ne justifie pas une minute cette guerre, est la remise en cause radicalement critique des institutions et relations économiques, politiques et militaires qui structurent le continent européen – à l’Est et à l’Ouest – et le reste du monde depuis 1989/1991. Mais cela se situe dans une autre temporalité d’analyse et de slogans.
La guerre produira en Ukraine et dans le monde des polarisations et notamment la croissance d’une composante ultra-militariste d’extrême-droite fascisante dans la résistance ukrainienne : celle-ci a menacé de mort Zelensky lors de ses premières tentatives de dialogues dans le Donbas et avec Poutine. Le président-combattant ukrainien est en effet cerné par deux forces (très dissymétriques) d’extrême-droite : celle, poutinienne grand-russe (avec sa puissance d’Etat et ses mercenaires) et l’autre, défendant une ukrainité « anti-russe ». Il n’est lui-même ni un facho, ni le pion que méprisait Poutine – ni Ho Chi Minh. Et son profil apologétique de l’ordre libéral, dépendant des oligarques – et incapable de rapprocher le sort de son peuple et celui infligé aux Palestiniens, comme on l’a dramatiquement vu dans son discours en Israël – exige que le soutien internationaliste à la résistance ukrainienne se fasse en toute indépendance critique.
Nous devons tout faire pour que pèse dans la défaite de l’agresseur poutinien la consolidation par en bas d’une ukrainité bien plus large, inclusive et enracinée dans la société que celle des extrêmes-droites racistes, avec en son sein une gauche qui lutte contre tous les néo-fascismes d’Ukraine et de Russie ; une gauche qui s’adresse aussi en temps de guerre à Zelensky pour que les travailleurs ne subissent pas, à la place des oligarques, les coûts de la dette ukrainienne et des dépenses de la guerre. C’est en soutien à cette gauche-là, fragile mais essentielle, en Ukraine et en lien avec le mouvement anti-guerre en Russie que nous devons construire un internationalisme par en bas.
Il se heurte à un contexte marqué par des héritages historiques – des anciens empires au stalinisme en passant par la lutte contre le nazisme et les désastres de la globalisation capitaliste post 1989 – qu’il faudra mettre à plat à partir d’une grille radicalement émancipatrice, contre tous les rapports d’oppression. Le féminisme internationaliste a un rôle majeur à jouer dans cette démarche.
Cet article a été initialement publié le 30 mars 2022 sur Contretemps, revue de critique communiste.
Notes