La situation sociale, politique, écologique du monde montre plus que jamais que nous avons besoin de mutualiser nos expériences de lutte, de réfléchir ensemble pour gagner l’ensemble de notre classe à la transformation sociale. Reste à déterminer la forme d’organisation nécessaire.

«Pourquoi tout le monde crée des mouvements et plus personne ne crée de partis », s’interrogeait Galaad Wilgos dans Slate en 2017(1)Galaad Wilgos, Pourquoi tout le monde crée des mouvements et plus personne ne crée de partis, Slate.fr, 31 juillet 2017.. Depuis un peu plus d’une dizaine d’années, avec l’horizontalité permise par les réseaux sociaux, le discrédit des politiques de gauche et de droite alignées sur le « No alternative » thatchérien, un consensus avait surgi : il y aurait une désaffectation historique pour la forme « parti ». Pourtant, à l’heure où résonnent les bruits de bottes partout en Europe, le « mouvement » ou le « réseau » suffisent-ils encore ? En quoi un parti peut-il être utile ?

De la rue aux partis politiques : une rupture

Faute de victoires significatives des mouvements sociaux ces quinze dernières années, d’autres formes de contestation, souvent complémentaires, parfois vues comme remplaçant l’action des partis et des syndicats ont émergé : le mouvement des places, Nuit Debout en 2016, black blocs et politique appeliste, Gilets jaunes en 2018, etc. Dans ces mouvements s’exprime souvent la peur de l’endoctrinement et la volonté de conserver une certaine indépendance de pensée. S’exprime aussi l’envie d’une démocratie ponctuelle, horizontale, d’une action politique exemplaire. La spontanéité est valorisée par rapport à la lourdeur des partis, vus comme bureaucratisés ou prisonniers des enjeux de pouvoir.

La désaffection pour les partis semble avoir atteint un pic qui s’accompagne d’ailleurs d’une abstention record aux élections. Ainsi, seul·es un tiers des Français déclarent être membres d’une association, d’un syndicat ou d’un parti politique(2)Adelaïde Zulfikarpasic, Les Français et l’engagement, Fondation Jean Jaurès, 22 juillet 2021.. Pour la participation active, seul·es 2 % des Français·es déclarent être membre d’un parti et y participer activement, 4 % d’un syndicat et enfin 9 % d’une association qui « défend une cause ». Ces chiffres traduisent donc un désengagement pour l’organisation collective, au-delà de la forme « parti ».

De l’impuissance à l’action directe

Si les partis politiques sont souvent vus comme des outils obsolètes, c’est parce qu’ils se fixent des objectifs politiques lointains ou ne répondent pas suffisamment dans le cadre institutionnel aux revendications.

Au cours de la dernière décennie, le déclin numérique des organisations politiques militantes (on ne parle évidemment pas des partis d’élus de la droite) a coïncidé avec une diminution de la lutte organisée et de masse notamment au plan syndical. Ce recul entraîne des frustrations devant l’impuissance, avec à la clé résignation, désaffection mais aussi de nouvelles formes de mobilisation. Ces mobilisations ont privilégié l’action immédiate, qui donne des résultats tangibles rapidement. Cette idée résonne particulièrement avec les luttes écologiques : de Notre-Dame-des-Landes à Greta Thunberg, du barrage de Sivens à Sainte-Soline. L’écologie radicale a trouvé à s’exprimer en France autour des Soulèvements de la Terre.

Du « parti » aux mouvements : recul de la conscience de classe

La faiblesse des organisations politiques traditionnelles suit par ailleurs une tendance au long court : la méfiance à l’égard de toute organisation politique quelle qu’elle soit. Les partis politiques traditionnels de la gauche ont donné une image ambivalente : l’émancipation était souvent soumise aux enjeux de pouvoir. Ainsi, la tradition stalinienne, qui réunissait des organisations de militants obéissant aveuglément ou presque, a produit des courants politiques dans la dynamique post-Mai 68 qui ont cherché d’autres manières de faire de la politique, comme la Ligue communiste, devenue ensuite LCR (Ligue communiste révolutionnaire). Les partis d’élu·es de la social-démocratie en France dans les années 1980-1990 pouvaient utiliser les militants comme des faire-valoir et servir de petites mains à des barons locaux ou ministériels.

De la peur de la récupération politique à la déconnexion totale entre la rue et les partis de gouvernement sous François Hollande, en passant par l’inventaire post-1989, la forme « parti » a pris un coup dans l’aile au profit d’organisations basées sur le mouvement. Les partis d’élus de la gauche institutionnalisés, menant des politiques social- libérales, ont achevé de discréditer les partis. La macronie est le fruit de cette décomposition. Elle s’est d’ailleurs organisée elle aussi en mouvement… évoqué par le nom même lui-même : « En marche ! », pour faire moderne ! La bourgeoisie a contribué à vider de sa substance la forme « parti », mais aussi la forme « mouvement », pour promouvoir… des hommes forts. Macron est l’incarnation de ce processus. D’abord, parce que sa politique l’a mené à discréditer les « corps intermédiaires », puis à mépriser les partis représentés à l’Assemblée nationale, et enfin les députés et l’Assemblée elle-même avec l’usage réitéré de l’article 49.3… Sans même parler du déni de démocratie de la dissolution et des législatives anticipées.

Tout cela éclaire l’offensive idéologique et matérielle du libéralisme économique. Depuis 2008, et la crise des subprimes, les milliardaires se sont enrichis, et les plus pauvres se sont appauvris. Les droits sociaux et les services publics issus du consensus d’après-guerre ont été attaqués de plus en plus à l’échelle européenne. Le capitalisme libéré de toute entrave politique affaiblit les liens collectifs et sociaux, voire il a intérêt à les détruire au profit d’une société d’individus producteurs à bas coût, d’une part, et de consommateurs enragés, d’autre part. Les individualismes ont aussi tendance à accentuer le repli sur soi et la baisse de l’engagement.

En conséquence, il existe des sauts générationnels avec rupture de transmission d’expérience dans les partis et une difficulté à aborder les changements de paradigme historique et politique. Tout cela, alors que s’organiser, réfléchir ensemble, résister ont rarement été aussi nécessaires.

Un parti pour comprendre et résister

Pour faire face à un capitalisme débridé, à bout de souffle, archi-subventionné, comme le dit David Harvey, pour faire face à l’autoritarisme, nous avons besoin d’une organisation, pas seulement ponctuelle, pas seulement tournée vers l’action immédiate, pas seulement tournée vers des victoires institutionnelles… Une organisation qui n’est pas la somme des individus qui la composent mais qui est et qui a une force de penser et d’agir.

Une organisation politique, telle que nous la concevons, se donne à la fois des objectifs stratégiques (la transformation révolutionnaire de la société) et tactiques (gagner des luttes pour renforcer les travailleuses et les travailleurs). Or, ce socle commun, ce programme, est transmis, construit et retravaillé dans des pratiques à la fois formatrices et démocratiques. Un parti permet de mutualiser et de lutter contre l’idéologie dominante. C’est aussi un cadre collectif pour assimiler des expériences organisationnelles et politiques. C’est un lieu de formation pour comprendre le monde. Parce qu’il n’y pas homogénéité entre les luttes et la conscience de classe, il y a nécessité d’un outil collectif pour assimiler les expériences de la classe et agir. Le parti sert à comprendre mais aussi à conserver la mémoire des luttes et à les intégrer. On apprend bien sûr de ses erreurs, si on peut ensemble en tirer les bilans.

Un parti pour agir

Le parti permet de transmettre la mémoire des luttes mais aussi des bonnes pratiques. Pour toute tentative de lutte d’émancipation, nous avons besoin d’une organisation solide politiquement tournée vers l’action. Nous entrons dans une période où la satisfaction des revendications même les plus élémentaires nécessite un rapport de forces supérieur à celui d’il y a trente ans, cela nécessite donc de s’unir. Un groupe avec des habitudes militantes développées en commun –  habitudes de discussion, reconnaissance et confiance créées pendant la lutte – est une force pour organiser des actions. Et il faut savoir sur quelles forces on peut compter pour les organiser.

Une organisation est utile pour être ensemble, pour préparer et intégrer différentes idées/méthodes, etc. Il est évident que la répression ne s’abat pas de la même manière sur des individus ou sur un collectif. Ce collectif permet aussi de donner la confiance nécessaire contre cette répression. Tous ces éléments montrent l’importance du collectif pour la lutte. 

Ainsi une organisation doit être un outil utile pour les luttes. Cette idée générale de base repose sur le parti qui est un outil face à une classe dirigeante impitoyable et organisée. On imagine mal la police venir sans leur matériel pour réprimer en manif. Il est indispensable de se coordonner pour être efficace dans une lutte. Cette nécessité de s’organiser, notre camp social l’a naturellement lors d’affrontements avec la classe dirigeante. Lorsque c’est nécessaire, il y a des AG qui s’organisent des comités de mobilisation, etc. Mais lorsque la lutte reflue, il est plus difficile de maintenir l’activité locale. C’est pour cette raison que puisque la lutte de classes est permanente, l’organisation politique et militante doit l’être aussi.

Le parti aujourd’hui

La situation du monde est pleine de potentiel pour des luttes révolutionnaires, et les rapports de classe sont si tendus que les revendications qui s’expriment ne peuvent trouver satisfaction dans le cadre du capitalisme. Elles posent la question du pouvoir : qui décide et pourquoi ?

C’est pour cette raison qu’il faut envisager que l’organisation de notre classe, au-delà de la discussion sur la forme « parti », implique une forme de plasticité. Comme l’exprime Daniel Bensaïd : « Dans toute crise révolutionnaire, il faut chercher la forme d’organisation dans laquelle peuvent s’exprimer le plus directement et plus clairement les rapports de forces ; dans laquelle peuvent se modifier les rapports entre les masses et leurs organisations traditionnelles ; par laquelle la rupture entre les masses et ces directions peut s’opérer sans provoquer des divisions accrues du mouvement de masse lui-même. Autrement dit, un cadre où les aspirations unitaires pèsent un maximum, où la radicalisation de la base, qui va dans ces circonstances beaucoup plus vite que celle des appareils, même intermédiaires, se reflètent le mieux et le plus fidèlement.(3)Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, Les Prairies ordinaires, 2016, page 85.


Article initialement publié en novembre 2024 sur le site de l’Anticapitaliste

Crédit Photo Manifestation à Angoulême, 9 septembre 2024. © Photothèque Rouge / Aurore C. / CC0.

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