Ukapisme – Une Gauche Perdue, Le marxisme anti-colonial dans la révolution ukrainienne 1917-1925.
ibidem
-Verlag, Stuttgart 2021

L’intention de cet article est de donner un récit concis et chronologique de l’histoire de l’UKP, Ukrayinska Komunistychna Partiya Nezalezhnyky (Parti Communiste Ukrainien Indépendantiste), dans le cours de la révolution ukrainienne de 1917-1921 et des premières années de l’USRR, Ukrayinska Sotsialistychna Radyans’ka Respubika (République Socialiste Soviétique Ukrainienne).(1)En russe Ukrainskaya Sovetskaya Sotsialisticheskaya Respublika (USSR), abrégé en RSS ukrainienne.

Les Nezalezhniky, qui proviennent du Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien (POSDU), ont joué un rôle significatif dans la révolution ; ils ont occupé des positions dans les gouvernements de la République populaire ukrainienne et de la République socialiste soviétique ukrainienne. Ils ont combattu à la fois contre les nationalistes et contre les bolcheviks russes, en 1919 ils ont mené un soulèvement pour le pouvoir des conseils sur une échelle plus grande que Cronstadt en 1921. Ils ont continué à être une épine dans le pied du pouvoir jusqu’à leur dissolution par le PC russe en 1925, sur demande officielle du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste.

Introduction

Sont présentés ici pour la première fois en langue française, un récit historique et une sélection d’écrits de marxistes ukrainiens dont les noms et les rôles ont été depuis longtemps oubliés dans l’histoire du mouvement ouvrier.

Ce volume de textes perdus cherche à combler une lacune dans notre connaissance et notre compréhension de la période révolutionnaire.

Le sujet de ce livre est celui d’une gauche perdue, perdue non pas seulement en raison de son extermination physique pendant la terreur de masse du régime stalinien et de l’occupation de l’Ukraine par Hitler.

Mais aussi en raison d’une longue succession d’approches rétrogrades de l’histoire de la révolution qui ont considéré la tradition marxiste ukrainienne de manière péjorative.

Particulièrement depuis les événements du Maïdan de 2014, nous avons vu un regain d’intérêt en Ukraine; mais cette évolution positive s’accompagne d’une nouvelle régression; nous avons assisté à la renaissance d’un récit autrefois avancé par le vieux mouvement blanc russe pendant la révolution. Ses partisans fondent leur interprétation de la question ukrainienne sur un ensemble de principes clés:

  1. « La Grande Russie, la« Petite Russie » et la« Biélorussie »sont trois branches d’un seul peuple russe,
  2. La langue et la culture russes sont la réalisation commune sous la direction du seul peuple russe;
  3. La «petite Russie», c’est-à-dire l’Ukraine, est une partie inséparable d’une Russie unitaire;
  4. l’idée d’une nation ukrainienne séparée est une fabrication des puissances étrangères qui visent le démembrement et l’affaiblissement de la Russie.

La réinhumation du général Denikin en 2005 avec tous les honneurs militaires à Moscou était un symbole approprié de cette reconnexion avec l’Empire. Que Denikin ait obtenu des sponsors occidentaux pour la cause nationaliste russe en 1919 est compréhensible ; que Vladimir Poutine puisse mobiliser le soutien de l’extrême droite européenne contemporaine n’est pas une surprise.

Ce qui est significatif, c’est le soutien de secteurs de gauche à une telle régression historique dans la Russie moderne, qui ne prétend pas à un camouflage communiste en agissant en tant qu’héritière et gardienne de la politique impérialiste des tsars.

La régression est également apparente dans l’Ukraine indépendante. Les personnages présentés dans ce livre tel un Volodymyr Vynnychenko sont commémorés non pas en tant que socialistes, mais en tant qu’acteurs de premier plan de la révolution ukrainienne qui forme un élément fondamental de l’idéologie de l’État ukrainien moderne.

Les efforts de décolonisation de l’histoire ukrainienne ont été confrontés au danger de remplacer les contraintes du passé par les nouvelles contraintes d’un récit historique alternatif et étatique. Un pays où les éloges officiels de la révolution ignorent ou minimisent souvent le socialisme des pionniers de l’Ukraine indépendante. De nombreux historiens ukrainiens depuis 1991 ont considéré la révolution comme principalement une lutte de libération nationale.

Ce qui revient à s’identifier aux conclusions auxquelles sont parvenus les participants modérés et conservateurs de la Révolution.

Cette histoire d’en haut a considéré la conduite de l’élite comme décisive dans l’issue de la révolution, et non celle des masses ouvrières et paysannes.

Un nouveau tournant dans l’approche de l’histoire a eu lieu à partir de 2014, en particulier par le groupe qui dirige l’Institut ukrainien pour la mémoire nationale qui a cherché la révolution actuelle comme un développement historique linéaire et unique vers un État qui cherche à assainir la révolution du contenu socialiste et à placer les conservateurs au centre de la scène.

Les figures de Symon Petlyura, Pavlo Skoropadsky et par dessus tout Stepan Bandera, sont dépeintes comme si elles représentaient à elles seules le mouvement ukrainien et incarnaient presque la nation elle-même. Rien de plus que les nationalistes intégraux de l’époque de la guerre, notamment l’Organisation des nationalistes ukrainiens dirigée par Bandera, qui sont présentés comme les héritiers de la révolution de 1917-1921.

Ce point de vue rétrograde a été contesté par non moins qu’une personnalité comme Volodymyr Vynnychenko, l’une des figures les plus populaires de la révolution et le leader de l’État ukrainien indépendant.

Vynnychenko, un social-démocrate vétéran et chef du groupe des Affaires étrangères du Parti communiste ukrainien, a fait valoir que la défaite de leur «printemps ukrainien» n’était pas seulement due à la faiblesse militaire mais au désordre politique, les bolcheviks avaient une «peur intense de perdre la colonie» mais aussi «ont hissé la bannière de la révolution sociale et économique la plus décisive qui a été le cri des masses ouvrières-paysannes ukrainiennes»(2)V. Vynnychenko, ‘Rozlad i pohodzhennia,Vidpovid moim prykhylnykam i neprykhylnykam’ , Nasha Borotba, Geneva, 1948.. La question a été posée ainsi : «ou la libération nationale ou la libération sociale», «ou l’Ukraine ou «la terre et les usines» ». Organe central de la révolution, la «Rada centrale n’a pas cherché à combiner ces deux slogans», estimant que «l’enthousiasme de la renaissance nationale serait au-dessus de tous les autres intérêts».

Vynnychenko y voyait un problème récurrent. Les adeptes de Bandera ont adopté une approche encore plus dogmatique et ont refusé d’apprendre de l’histoire:

Les jeunes Bandero-UHVRistes, m’enseignant comment lutter pour l’Ukraine, m’ont dit catégoriquement que seuls les idiots et les traîtres soulèvent la question de ce que devrait être l’Ukraine. Pour eux, cette question n’a aucun poids, seule compte l’Ukraine(3)Ibid, Rozlad i pohodzhennia, Ibid, p.19.

En revanche, Vynnychenko a vu la tendance historique de la révolution comme l’effort des masses vers l’émancipation universelle, il a souligné que tous ne pensaient pas de la même manière, la révolution a créé un courant de « libération unilatérale» (odnobichnoho vyzvolennya) axé sur le national -l’État – et le «courant universel» qui cherchait une «libération globale» (vsebichnoho vyzvolennya) à la fois sociale et nationale(4)Ibid,Rozlad pohodzhennia, p.8.

Les membres du «courant universel» comprenaient les socialistes-révolutionnaires ukrainiens de gauche (Borotbisty) et les sociaux-démocrates ukrainiens de gauche (Ukapisty) et des éléments de l’opposition au sein du Parti communiste (bolcheviks) d’Ukraine. Ce livre est l’histoire d’un élément de ce courant universel, les Ukapistes, mais ce n’est pas seulement leur histoire.

Alors que la révolution se déroulait, les Borotbistes s’étant dissous et ayant été incorporés dans le KP (b) U, et les bolcheviks d’opposition se révélant incapables de progresser, ce furent les Ukapistes qui furent en mesure d’unifier les marxistes ukrainiens en un parti communiste ukrainien véritablement indépendant.

Le fait que le chef de l ‘opposition fédéraliste du KP(b)U – Yuri Lapchynsky les ait rejoints dans cette entreprise est un témoignage du potentiel de l’ Ukapisme. Ce sont ces marxistes ukrainiens qui ont cherché à réaliser les objectifs émancipateurs de la révolution, une lutte qu’ils avaient entamée dans les rangs de la social-démocratie ukrainienne depuis le début du siècle.

Importance historique du marxisme ukrainien

Les marxistes ukrainiens du Parti ouvrier social-démocrate ukrainien, par l’intermédiaire de son comité de Petrograd, ont organisé des soldats ukrainiens dans les régiments Izmailovsky et Semenov. À un moment critique, ils décidèrent du sort de la Révolution de février 1917 dans leur bataille contre les troupes tsaristes. À partir de ce moment, ce parti jouera un rôle de premier plan dans la révolution nationale en Ukraine.

Un marxiste Vynnychenko fut d’abord président du Secrétariat général de la Rada centrale, le gouvernement autonome d’Ukraine, puis de la République populaire ukrainienne. Dans son étude historique, la Renaissance d’une nation, il a écrit que ce sont les social-démocrates ukrainiens qui étaient les mieux placés pour prendre la tête de la révolution:

Et non pas pour chanter les louanges d’un parti, mais au nom de l’objectivité historique et de la compréhension de tout le processus de notre mouvement, je dois noter: la plus grande partie du fardeau à la fois de ce travail héroïque et de toutes les erreurs graves ultérieures, a été imposée au courant social-démocrate. On peut dire avec confiance que le rôle de premier plan dans la renaissance de la nation ukrainienne a été joué par la social-démocratie ukrainienne à l’époque(5)Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii Vol.1, Kyiv, 1920, pg. 248.

Lorsque la révolution a commencé, il y avait trois partis politiques ukrainiens, le Parti ukrainien des socialistes-fédéralistes, formé à partir de l’Association progressiste ukrainienne modérée, pour la plupart des intellectuels sans relations politiques ou organisationnelles avec les paysans ou les travailleurs.

Le Parti ukrainien des socialistes révolutionnaires n’existait qu’à l’état de groupes embryonnaires avant de se former en avril 1917. Il s’est développé au cours de la révolution en s’organisant en un de parti de masse de la paysannerie ukrainienne, fort d’un million de membres. Par conséquent, le seul parti politique, au sens strict du terme, était l’USDRP. Comme l’a noté Vynnychenko :

Il avait un passé considérable (depuis 1901, portant alors le nom de Parti révolutionnaire ukrainien ; en 1904 et le changeant en Parti ouvrier social-démocrate ukrainien). Son programme et ses tactiques, issus du programme et des tactiques du socialisme international, étaient déjà adaptés aux conditions ukrainiennes. Il avait son histoire, ses traditions, ses méthodes et sa propre école. La pratique du travail clandestin du parti révolutionnaire a familiarisé ses membres à une bonne organisation, les a éduqués, a formé une perspective stable et les a habitués au travail politique. Le nom même du parti, ainsi que les noms de ses principales personnalités, étaient connus d’un large éventail de travailleurs ukrainiens. N’étant pas nombreuses, les organisations du parti se composaient en même temps d’un élément prolétarien instruit, avancé, très actif et révolutionnaire(6)Volodymyr Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii Vol.1, Kyiv, 1920, pg 249-250..

En Ukraine, l’actuelle histoire officielle de l’État honore leur rôle de «combattants pour l’indépendance de l’Ukraine», mais il n’y a pas de reconnaissance du fait qu’ils étaient marxistes. Pourtant, la réalité est que les marxistes ukrainiens ont apporté une contribution significative à la lutte non seulement pour l’émancipation nationale mais aussi sociale.

Les marxistes ont joué un rôle vital dans le mouvement ukrainien moderne à chaque étape de son développement depuis les tout débuts du renouveau national ukrainien au XIXe siècle. La figure de proue de cette génération était Mykhailo Drahomanov, le remarquable penseur politique ukrainien de l’époque. Sous l’influence directe de Drahomanov, l’un des premiers partis socialistes d’Europe de l’Est et le premier parti politique ukrainien – le Parti radical ruthène-ukrainien a été fondé à Lviv en 1890(7)Jon-Paul Himka, ‘Young Radicals and Independent Statehood; The Idea of a Ukrainian Nation-State’, 1890-1895, Slavic Review, Vol 41, No.2, (Summer, 1982), p.226.. Un ami et collaborateur de Drahamanov était Mykola Ziber, le commentateur préféré de Marx et le premier théoricien marxiste et éditeur des idées de Marx dans l’Empire russe(8)Dès 1871, N. Ziber, dans son ouvrage, La théorie de la valeur et du capital de David Ricardo faisait référence à ma théorie de la valeur, de l’argent et du capital comme dans ses fondements une suite nécessaire à l’enseignement de Smith et Ricardo. Karl Marx and David. Fernbach, Capital a critique of political economy., trans. David. Fernbach, Pelican Marx library. (Harmondsworth London: Penguin New Left Review, 1978), 99..

Le «précurseur du marxisme ukrainien», Serhii Podolynsky faisait partie du cercle genevois des socialistes ukrainiens avec Drahamanov et était co-rédacteur en chef de la première revue politique ukrainienne moderne –Hromada [Communauté]. En 1875, Podolynsky a hissé la bannière d’un parti social-démocrate ukrainien. C’était un écrivain prolifique et un organisateur énergique. Ce cercle socialiste qui a publié Hromada a vu des dizaines de milliers de livres et de la propagande introduits clandestinement en Ukraine, la confiscation d’un lot, conduisant au premier procès antisocialiste de l’histoire autrichienne. Podolynsky dans ses mémoires a indiqué que la plus grande menace pour les dirigeants ukrainiens et la clé du succès du socialisme ukrainien seraient:

Ceux qui portent Karl Marx dans une poche et dans l’autre, le père Taras Shevchenko, c’est-à-dire des gens qui savent combiner les enseignements du socialisme avec les traditions et les sympathies évoquées par le nationalisme ukrainien local, c’est-à-dire le désir du peuple ukrainien, en même temps que l’émancipation économique, pour parvenir à l’indépendance politique et culturelle »(9)Eduard Bernstein se rappellera plus tard d’une rencontre avec Dragomanov à Genève. Podolinsky était présent, silencieux (sderzhan) avec un air mélancolique « comme s’il sentait venir sa mort prématurée ». Ils discutaient de l’anarchie, que Bernstein voyait à l’opposé du socialisme, tenant pour évident le danger : de trop petites unités auto-administrées créeraient des inégalités géographiques de prix entre les membres proches des sources et ceux plus éloignés. Podolinsky intervint sans façon: le danger ne serait éventuellement pas si grand, parce que les peuples se mettraient d’accord pour généraliser les prix. Eduard Bernstein, « Vospominaniia o Mikhaile Dragomanove i Sergee Podolinskom (traduction d’un manuscrit) » dans Letopic revoliutsii 1, Berlin, Petersbourg, Moscou (Grzhebin) 1923.

Cette leçon a été portée par les marxistes ukrainiens qui ont apporté une contribution majeure aux idées et à l’organisation du mouvement ukrainien dans son ensemble. Dans les années 1890, le mouvement ouvrier social-démocrate s’est répandu à l’échelle internationale, presque chaque nation d’Europe avait son propre parti social-démocrate. Le mouvement social-démocrate ukrainien moderne a commencé au tournant des XIXe et XXe siècles avec la formation non pas d’un, mais de deux partis sociaux-démocrates ukrainiens. Cela n’est pas dû à des divisions fractionnelles, mais aux faits de la partition des terres ukrainiennes.

Ce sont deux des plus grandes figures historiques de l’Ukraine qui ont fondé les premières organisations social-démocrates ukrainiennes. Lesya Ukrainka est reconnue comme l’un des principaux écrivains ukrainiens. En 1896, elle a créé le groupe social-démocrate ukrainien illégal, le premier en Ukraine sous domination russe. Cela a souligné la nécessité d’une auto-organisation ukrainienne et d’une «Ukraine ouvrière et paysanne» autonome au sein d’une fédération. L’USD a mis en garde contre le danger d’une «  fracture culturelle  » émergeant entre les paysans et les travailleurs ukrainiens, appelant à l’agitation pour une «union des travailleurs et des paysans », en 1901, Ukrainka a fait valoir que:

Avec les socialistes, la propagande sur la conscience nationale [ukrainienne] est maintenant le plus importante parmi les travailleurs urbains afin qu’ils ne deviennent pas étrangers à leur identité et à leurs frères, les travailleurs du village(10)Lesya Ukrainke, Otsinka narysu prohramy Ukrainskoi partyi sotsyialistychnoi, Volya, No.10-11, 1901..

L’USD a critiqué le RSDRP lors de sa fondation en tant que «centraliste d’État» russe à la fois dans son programme, sa composition et son nom, appelant à la place à des partis nationaux autonomes travaillant en union.

Pendant qu’en Galicie, c’est Yulian Bachynsky, auteur d’Ukraina irredenta en 1895, qui a lancé le concept d’un État ukrainien unifié et indépendant. Avec un groupe de socialistes galiciens à Lviv, il a fondé le Parti social-démocrate ukrainien (USDP) en 1897(11)John-Paul Himka, ‘Young Radicals and Independent Statehood: The Idea of a Ukrainian Nation-State, 1890-1895’, Slavic Review, Cambridge, Vol. 41, No. 2 (Summer, 1982), pp. 219-235,. L’USDP faisait partie du Parti ouvrier social-démocrate fédéral autrichien [Gesamtpartei], à travers lequel il a joué un rôle à part entière. dans la Seconde Internationale. Ils ont fondé le premier journal social-démocrate ukrainien, le bimensuel Robitnyk.

Il y avait une coopération étendue entre les sociaux-démocrates ukrainiens dans les empires austro-hongrois et russe. Une multitude de brochures, de tracts et de journaux ont été imprimés en Galicie et passés en contrebande à travers la frontière. Cette coopération avec l’USDP en Galicie a accéléré l’évolution des militants du RUP vers la social-démocratie révolutionnaire. Le Parti s’est rapidement aligné sur la Seconde Internationale.

Les activités conjointes de la social-démocratie ukrainienne ont apporté une contribution significative à la lutte pour l’unification de l’Ukraine et ont porté la question ukrainienne au premier plan de la politique européenne. Les sociaux-démocrates ukrainiens occupaient des sièges dans les parlements des deux empires, à la Douma tsariste et au Reichsrat de l’empire austro-hongrois.

Dans la période précédant la Révolution de 1917, les marxistes ukrainiens, plus que toute autre tendance, étaient responsables de l’édition politique la plus cohérente et la plus répandue en ukrainien.

L’USDRP a publié plus de vingt titres de journaux et de périodiques. Ils ont republié en ukrainien de nombreux ouvrages des dirigeants du mouvement socialiste, parmi lesquels Bebel, Lafargue, Liebnecht et Kautsky. Leur propagande avait une influence bien au-delà de leurs propres rangs. Au printemps 1902, les autorités tsaristes ont attribué à leur «propagande révolutionnaire… imprimée en Galicie en ukrainien» la cause des grèves agraires de masse dans les provinces de Poltava, Kharkiv, Kherson et Katerynoslav. Considérées par les marxistes ukrainiens comme le «début de la révolution ukrainienne», leur littérature a servi d’étincelle à ces rébellions spontanées.

Le travail de la social-démocratie ukrainienne était historiquement significatif en cherchant à déplacer le mouvement ukrainien au-delà des seules préoccupations culturelles face à la russification, pour voir la lutte anticoloniale comme simultanément une question sociale.

Mykola Porsh, théoricien fondateur de l’USDRP dans son livre Sur l’autonomie de l’Ukraine, s’est distingué par une critique complète de l’exploitation de l’Ukraine. Il est devenu un manuel du mouvement ukrainien(12)Porsh, Pro Avtonomiyu Ukrainy, 1907, p75. Les marxistes ukrainiens étaient actifs au niveau international, en particulier dans le travail de la Deuxième Internationale. L’USDP et l’USDRP soumettaient régulièrement des rapports conjoints aux congrès de la Deuxième Internationale. Entre la fondation de l’Internationale à Paris en 1889 et le dernier Congrès avant la guerre de Bâle en 1912, les social-démocrates ukrainiens ont participé aux différents congrès socialistes internationaux.

Lorsque la guerre a éclaté, le groupe à l’étranger de l’USDP, dirigé par Yurkevych, a soutenu la Conférence socialiste internationale en Hollande en 1916 et les conférences socialistes anti-guerre à Zimmerwald en 1915, à Kienthal en 1916.

Ils ont joué un rôle de premier plan dans les débats de la Deuxième Internationale, Lev Yurkevych, Volodymyr Levinsky, Yulian Bachynsky étaient parmi ceux impliqués dans des affrontements avec des personnalités telles qu’Otto Bauer, Georgi Plekhanov et Vladimir Lénine sur la question nationale. Ils ont joué un rôle important dans les controverses sur les questions tchèques et polonaises qui ont saisi la Deuxième Internationale avant 1914.

Les vues des marxistes ukrainiens sur la question nationale les ont mis en conflit avec les tendances centralistes au sein de la social-démocratie russe et autrichienne. Le fait que les social-démocrates ukrainiens existaient en tant que section autonome du Parti ouvrier social-démocrate fédéral autrichien était considéré par eux, et par d’autres marxistes non russes, comme un modèle pour un parti uni dans l’Empire russe.

L’insistance des marxistes ukrainiens pour qu’ils maintiennent une organisation social-démocrate de travailleurs ukrainiens devait assurer leur existence continue et, par conséquent, leur capacité à jouer un rôle central dans la révolution ukrainienne.

Ce qui aurait pu être

L’expérience des marxistes ukrainiens au cours de la révolution remet en question ce qui était une explication acceptée depuis longtemps du destin de la révolution russe: le rôle primordial des facteurs externes dans sa dégénérescence et la montée du stalinisme. A cette évaluation s’ajoute l’affirmation selon laquelle des circonstances défavorables ont imposé aux bolcheviks une restriction sur les options qui leur étaient offertes.

Pourtant, à la lecture de l’histoire de cette gauche disparue, pouvons-nous vraiment convenir que cela explique complétement le sort de la révolution? Même si l’on acceptait le point de vue selon lequel l’État à parti unique en Russie découlait du manque d’alliés des bolchéviques, cela ne peut expliquer les événements en Ukraine. Ici, les marxistes ukrainiens et les partis pro-soviétiques ont cherché des alliances, et lorsqu’ils se sont révoltés, ils ont été en partie poussés et en partie tirés par une situation créée par les communistes russes eux-mêmes. Une démocratie multipartite basée sur les soviets s’est vu refuser la possibilité d’exister en Ukraine.

Pour Lénine, le succès du projet bolchevique reposait sur l’extension de la révolution vers l’ouest. Toute l’approche du socialisme par en haut en Ukraine a contribué à saper la perspective même sur laquelle reposait la révolution d’octobre. Au cours de l’été 1919, le régime bolchevique en Ukraine s’est désintégré, entraînant l’occupation de vastes zones par l’armée des volontaires russes.

Les politiques et pratiques effroyables du « gouvernement d’urgence » du général Denikine, soutenu par l’Occident avec ses pogroms; la répression et le chauvinisme sont rarement reconnus.

Ils fournissent une mise en accusation des libéraux russes qui dirigeaient son centre politique.

Ce qui est frappant dans ce moment clé, c’est que malgré le désespoir créé par le régime de Khristian Rakovsky, qui avait été imposé par Moscou à la tête de l’Ukraine soviétique, il n’y a pas eu d’effondrement du soutien aux partis pro-soviétiques. Le borotbisme a été témoin d’une poussée de soutien et la gauche de l’USDRP, le Nezalezhnyky, a lancé le Parti communiste ukrainien – l’ukapisme. Sans ces forces, les partisans rouges en Ukraine, l’Armée rouge n’auraient pas pu repousser l’offensive de Dénikine vers le centre de la Russie. En outre, plus d’Ukrainiens ont combattu dans l’armée rouge pour vaincre l’invasion polonaise de 1920, que dans l’armée de Petlyura alliée à Pilsudski.

En 1920, les forces pro-soviétiques épuisées ont vaincu l’armée des volontaires russes et l’invasion polonaise. Le traité de paix de Riga qui en a résulté a re-partitionné l’Ukraine : cinq millions d’Ukrainiens sont restés sous domination polonaise. Ivan Maistrenko, alors membre de l’UKP, a conclu que «la lutte pour une RSS ukrainienne souveraine a été décidée par la négative non pas par le développement interne de la vie politique ukrainienne mais par la pression externe de l’organisation administrative». Mais l’échec de l’établissement d’une Ukraine pleinement indépendante n’est ni la fin de l’histoire de l’UKP i ne peut fournir une évaluation adéquate de la révolution ukrainienne.

La dialectique de la révolution a abouti à ce que Bojcun décrit comme «moins que ce que les socialistes ukrainiens voulaient gagner. Pourtant, c’était plus que ce que les socialistes russes avaient voulu concéder(13)Marko Bojcun, “Approaches to the Study of the Ukrainian Revolution”. Journal ofUkrainian Studies, 24.1 (1999), p.37.. Avant 1917, il n’existait que le la Russie du Sud. La révolution a balayé l’ancien ordre social et forgé la RSS d’Ukraine, un «organisme national, économique et culturel clairement défini»(14)Kostiuk, Hryhory, Stalinist Rule in Ukraine, New York, 1960, p.39..

Les marxistes ukrainiens ont cherché à faire face aux problèmes de la révolution, Vynnychenko, qui dirigeait le groupe à l’étranger du Parti communiste ukrainien, a publié La Révolution en danger comme une de ces tentatives qui provoqua un débat international avec Georgi Lukacs.

Dès le début de sa création, l’UKP s’est efforcé d’être admis dans le Komintern en tant que section ukrainienne indépendante, aux mêmes conditions que celles données aux autres sections du Komintern (irlandaise, française, allemande, polonaise, etc.), qui représentaient partis dans chaque pays. Ils ont assisté au deuxième congrès du Komintern avec Vynnychenko, mais leur candidature a été rejetée au motif que l’Ukraine était déjà représentée par le KP(b)U, dans le cadre du Parti russe.

L’UKP a poursuivi sa lutte en Ukraine soviétique en tant que parti d’opposition ouvert. Ils ont critiqué la politique des communistes russes – les nouvelles politiques économiques et la retraite en direction du capitalisme. Ils se sont opposés à l’autoritarisme croissant de l’État et ont plaidé pour l’autonomie des travailleurs. Velychenko, dans son étude de l’UKP, a tort de prétendre que si les marxistes ukrainiens étaient arrivés au pouvoir, ils auraient probablement établi une dictature du parti et utilisé la terreur contre leurs sujets. S’ils sont arrivés au pouvoir, cela aurait été avec d’autres et aurait empêché la terreur stalinienne.

Tout en permettant à l’UKP d’exister formellement, dans la pratique, il a été constamment persécuté jusqu’à sa liquidation en 1925. Les différents communistes ukrainiens ont réussi à assurer la politique de korenizatsiia (indigénisation) un programme d ’« action positive ». Alors que ce gain était fragile, l’ukrainisation a annoncé une renaissance nationale sans précédent dans les années 1920.

D’éminents marxistes ukrainiens ont énergiquement poursuivi l’ukrainisation considérée comme une «arme de révolution culturelle en Ukraine». Cela faisait partie d’un conflit intense pour façonner l’URSS. En tant que telle, l’ukrainisation n’était pas seulement le moteur des efforts pour affirmer l’autonomie et liquider les vestiges du colonialisme, mais une manifestation de l’opposition au stalinisme ascendant. Il a amené «le peuple ukrainien au seuil de la nation à la fin de la décennie»(15)Krawchenko, The National Renaissance and the Working Class [Unpublished manuscript]. Mais la dynamique du centralisme stalinien et de son partenaire inhérent au chauvinisme russe a détruit les derniers vestiges de l’égalité entre les républiques. Les communistes et l’intelligentsia ukrainiens ont été anéantis.

Le lecteur de ce volume ne peut qu’être ému par ce qui est une tragédie historique et provoqué par les questions qu’il pose aux explications longtemps acceptées du sort de la révolution.

La direction des communistes russes était invariablement dominée par la croyance erronée que la révolution d’octobre a montré une fois pour toutes le chemin que toute révolution ultérieure devait suivre. Ils ont fonctionné sur l’hypothèse erronée que leur modèle représentait en un certain sens le prototype de la transformation socialiste. Ils tenaient à la conviction totalement infondée que les autres devaient avoir un parti communiste basé sur leur modèle et sous leur autorité. C’était un modèle qui a été rejeté par pratiquement tout le marxisme classique et par la majorité des sociaux-démocrates de l’Empire russe. La conséquence a été une attitude profondément sectaire à l’égard de la Révolution ukrainienne et d’autres partis qui ont finalement été détruits. Le socialisme a été redéfini comme l’exercice du pouvoir par « le parti » plutot que l’exercice du pouvoir par la classe ouvrière.

Le contraste entre la coopération révolutionnaire des socialistes de l’empire en 1905 et l’expérience de 1917-1921 est frappant. Depuis les années 1870, lorsque la social-démocratie ukrainienne est apparue, jusqu’en 1917, le socialisme en Ukraine est passé de quelques intellectuels à des dimensions nationales. Si la révolution ukrainienne s’était développée organiquement sans être entravée par d’autres forces, elle aurait inévitablement vu la République populaire ukrainienne sous la direction des radicaux des socialistes révolutionnaires ukrainiens et de la social-démocratie ukrainienne. Si le centralisme russe du gouvernement Lénine et le caractère sectaire des bolcheviks n’avaient pas empêché une participation constructive à la révolution ukrainienne, ils auraient amélioré ce processus et renforcé la formation de la république ukrainienne. La division entre paysannerie et classe ouvrière urbaine aurait pu être transcendée. L’autonomie nationale juive pionnière établie par les partis socialistes juifs de l’UNR aurait continué à se développer et la communauté juive d’Ukraine aurait peut-être été épargnée par la tragédie qui allait suivre.

La question de savoir ce qui aurait pu être ouvre de nombreuses possibilités, le socialisme ukrainien n’a pas été absorbé et marginalisé par le nationalisme ukrainien, il a été détruit par des forces extérieures. Ce sort était partagé par les juifs, les polonais et d’autres sections du socialisme russe. L’effort des bolcheviks pour fonder leur propre Parti communiste d’Ukraine était une manœuvre, une sous-unité du Parti communiste russe. Le KP(b)U, loin de représenter le point culminant des développements antérieurs au sein du mouvement socialiste en Ukraine, était plutôt une création artificielle.

L’effet objectif de la formation du KP (b) U et d’un modèle d’État à parti unique imposé à l’Ukraine a été la destruction de toute la tradition socialiste antérieure dont l’UKP faisait partie. Nous pouvons nous rappeler un discours négligé à Zurich en 1914 où Lénine avait dit:

Ce que l’Irlande était pour l’Angleterre, l’Ukraine est devenue pour la Russie: exploitée à l’extrême, sans rien en retour. Ainsi, les intérêts du prolétariat mondial en général et du prolétariat russe en particulier exigent que l’Ukraine retrouve son indépendance(16)Roman Serbyn, ‘Lenin et la question Ukrainienne en 1914: Le discourse separatiste de Zurich’, Pluriel-debat’, no.25, 1981.

À quel point Lénine aurait-il dû se souvenir de la déclaration de Marx selon laquelle «la République anglaise sous Cromwell a fait naufrage en Irlande. Cela n’arrivera pas deux fois! » Ce fut le cas dans l’Irlande de la Russie(17)Karl Marx, – ‘Marx to Ludwig Kugelmann’, London, 29 November 1869, Marx and Engels Collected Works, Volume 43, Moscow, p.389..

Notes[+]