Et le social ? Et l’humain ? Où restent-ils dans ce plan de déconfinement ? Pourquoi cette priorité à l’économique ? Embrasser sa maman est-il moins important dans la vie que faire du shopping ? Voilà en substance ce qu’on a pu entendre après la conférence de presse nocturne du Conseil national de sécurité, le 24 avril(1)Pour rappel : Sophie Wilmès avait annoncé à cette occasion la reprise du travail dans les entreprises « B2B » le 4 mai, la réouverture des magasins et autres entreprises « B2C » le 11 mai ainsi qu’une reprise partielle des cours le 18 mai.
Les recommandations sociales du GEES …
Les médias se sont fait largement l’écho de ces réactions et plusieurs d’entre eux ont demandé à la représentante du social dans le « Groupe d’expert.e.s exit strategy » (GEES), Céline Nieuwenhuys, si les décisions du Conseil national de sécurité étaient bien conformes aux recommandations formulées dans le rapport dudit groupe.
La secrétaire-générale de la Fédération des services sociaux a expliqué qu’il n’en était rien, que le rapport conseillait aux autorités de répondre au problème de la garde des enfants des parents qui travaillent, de prendre des mesures en faveur des personnes frappées par la pauvreté et d’apporter des réponses aux difficultés immenses dans le secteur du handicap, des services sociaux, etc.
Ce n’est pas faux. Les deux dernières pages du rapport du GEES disent en effet un certain nombre de choses à ce sujet. Le document commence par faire le constat que «Toute une série de problèmes sociaux et de santé mentale se sont aggravés pendant le confinement et persisteront pendant la transition vers le déconfinement. » Puis il enchaîne avec cette belle déclaration d’intentions : « Chaque crise est une occasion de changer ce qui doit l’être pour une société plus inclusive et plus durable ». Amen.
… sont formulées au conditionnel …
Le problème est que la plupart des propositions concrètes qui suivent sont formulées au conditionnel :
- Santé et bien-être au travail : « des protocoles devraient être mis en place et des mécanismes de contrôle devraient être mis en place. »
- Equilibre entre vie professionnelle et vie privée : « une attention particulière devrait être apportée à la manière dont les mesures de soutien aux parents en télétravail sont financièrement supportables pour les ménages à faible revenu. »
- Lutte contre « l’augmentation aiguë de la pauvreté » : puisque « la proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté passera de 16,4% (avant la crise) à 25% (pendant et après la crise) », « les suggestions (sic) suivantes devraient être envisagées : a) encourager l’octroi automatique des droits aux outils de la sécurité sociale et aux mécanismes de protection sociale (envisager -sic- de supprimer temporairement l’obligation d’enquête pour l’accès au RIS, à l’AMU, etc.) ; b) Renforcement de la réponse de première ligne, de ses acteurs et de son organisation (au sein du secteur social/santé).
- Aide alimentaire : on lit dans le rapport que « les mesures de confinement ont affaibli l’offre garantie en temps normal par le secteur de l’aide alimentaire », que « la demande d’aide a augmenté avec les mesures de confinement et l’augmentation de la pauvreté ». De plus, « le fonctionnement de notre système d’aide alimentaire est directement menacé par la réalité épidémique et la stratégie de déconfinement qui y est liée. » La situation est donc dramatique, des gens en Belgique souffrent de la faim ! Et que concluent les expert.e.s ? Que « le droit à l’alimentation devrait exister et être concrétisé par exemple par des transferts d’argent ou des bons alimentaires donnés à toutes les personnes dans le besoin (y compris les personnes en dehors des circuits officiels)…
- Santé mentale: « Il serait important de renforcer la première ligne d’intervention ».
… sauf si elles arrangent les patrons
Les seules mesures qui ne sont pas formulées au conditionnel sont celles qui répondent aux besoins du patronat. Ainsi, « l’impossibilité pour les parents de retourner au travail ou de combiner un télétravail efficace en présence de leurs enfants à la maison demande des mesures de soutien ». Les patrons veulent poursuivre le télétravail (y compris en partie après la crise), mais veulent que ce télétravail soit productif, ce qui nécessite en effet de répondre au problème de la garde d’enfants. Aux frais de la collectivité, bien entendu.
De même, en matière d’accès aux soins, les patrons ne sont pas totalement inconscients. Ils savent que la reprise est conditionnée par la capacité de juguler l’épidémie, ce qui implique de supprimer tous les foyers où le virus pourrait subsister. Il n’est donc pas franchement étonnant que les cerbères néolibéraux dans le GEES (MM. Wunsch et Thijs) aient cautionné l’idée que « la couverture des soins de santé pour toute la population doit être assurée, avec une attention particulière pour ceux qui ne bénéficient pas de la sécurité sociale (par exemple : par l’aide médicale urgente étendue et automatisée (DMH/AMU), une attention particulière aux prisonnier.e.s et aux demandeurs/euses d’asile/migrant.e.s sans-papiers) ». (NB: Ici aussi, la question « qui va payer ? » reste ouverte…)
Déconfinement néolibéral et autoritaire
Il fallait donc une solide dose de naïveté pour affirmer, comme Mme Nieuwenhuys l’a fait dans les médias, que, certes, l’économie avait dans un premier temps « mobilisé l’attention de l’ensemble du gouvernement », mais que la Première ministre, « dans un second temps » – dès la semaine suivante « probablement », attacherait « une attention plus particulière » aux recommandations sociales du rapport du GEES(2)Interview de Céline Nieuwenhuys au JT RTBF de 13H, le 27/4/2020.. La vérité est plutôt que la secrétaire-générale de la Fédération des services sociaux a servi d’alibi social dans cette affaire… et de prétexte pour écarter les syndicats.
Deux semaines se sont écoulées depuis que Mme Nieuwenhuys a fait ses pronostics rassurants sur « l’attention plus particulière » de Mme Wilmès au social . Entre-temps, la crise sociale galope, la pauvreté explose, le déconfinement accéléré (décrété sans que les préconditions requises par l’OMS ne soit remplies ! ) menace d’entraîner une deuxième vague épidémique, les soignant.e.s sont épuisé.e.s… et que fait, que dit le Conseil de sécurité ? Prend-il des « mesures sociales »? Que nenni. Il accentue sa politique de déconfinement néolibérale et autoritaire.
Côté néolibéralisme, le scandale des masques n’en finit pas de rebondir. La promesse de Mme Wilmès de fournir « au moins un masque » à chaque habitant.e de ce pays n’a pas reçu l’ombre du début d’une concrétisation par l’Etat fédéral ou par les Régions. Par contre, les multinationales comme Carrefour ont toute liberté de mettre en vente des millions de masques (d’où sortent-ils ?) – qui, de l’avis de certains médecins, ne valent rien(3)Interview du Professeur JC Gala, JT RTBF, 6/5/2020.. En dépit de la crise, les affaires vont bon train pour certains capitalistes. C’est le cas de le dire puisqu’on trouve… dans les gares des distributeurs de masques… vendus 15€/pièce.
Côté autoritarisme, le Conseil de sécurité confirme que le port du masque est obligatoire dans les transports en commun (les contrevenant.e.s s’exposent à une amende de 250 Euros !). Mais pas question d’entraver le commerce en imposant le masque dans les magasins (sauf aux employé.e.s!). Cerise sur le gâteau : le gouvernement confirme qu’il n’hésitera pas à utiliser les pouvoirs spéciaux pour réquisitionner les personnels soignants, et la ministre de la Santé – que le monde entier nous envie pour sa gestion de la crise – ose justifier cette mesure despotique en disant « Nous voulons être prêts en toute circonstance »(4)Le Soir, 6/5/2020.. On croit rêver.
L’arbrisseau cache la forêt
Pour tenter de dissimuler le fond anti-social, libéral et autoritaire de sa politique, que fait la Première ministre ? Elle jette un os à la population en avançant de huit jours le moment où les gens pourront reprendre chichement quelques contacts avec leurs proches (quatre maximum, toujours les mêmes, pas trop longtemps, en respectant les distances etc). Ainsi, on pourra visiter maman pour la fête des mères. Mais il faudra encore attendre pour « faire un câlin ». C’est ce que Sophie Wilmès a déclaré à la télé, avec un sourire attendrissant…
En termes de communication, c’est bien joué. Des commentateurs croient pouvoir saluer le retour de « l’humain ». Evidemment, à titre personnel, chacun.e se réjouit de la possibilité de sortir un peu de sa bulle. Mais autoriser les gens à voir quatre ami.e.s ou parent.e.s ne résout en rien les problèmes sociaux graves de chômage, d’inégalités, de précarité et de pauvreté croissantes.
En fait, la mesure décidée par le Conseil de sécurité n’est qu’un arbrisseau qui cache mal la forêt. Et la forêt, c’est quoi ? Une stratégie du choc qui s’invente pas à pas dans les cercles du pouvoir. L’objectif est de sauver la politique néolibérale tout en distribuant temporairement des miettes ici et là et en posant des jalons supplémentaires vers un Etat fort.
Pour ce faire, il faut désamorcer la bombe idéologique que la pandémie a créée et qui consiste en un énorme discrédit des politiques capitalistes du tout au marché, tout au profit. Une des astuces consiste à brouiller délibérément les pistes sur les responsabilités. Il faut éviter qu’on puisse imputer une relance de l’épidémie à tel ou tel facteur – la reprise du B2B le 4 mai, celle des commerces le 11 mai, etc. C’est pour cela que ces étapes sont télescopées. Rapprocher le moment où des contacts familiaux peuvent reprendre complique encore plus le tableau. Petit à petit, les pièces du puzzle se mettent en place. Le moment viendra où le gouvernement et les patrons pourront prétendre que la deuxième vague de l’épidémie survient par la faute des familles qui n’ont pas respecté les consignes, ou des client.e.s des magasins, ou des travailleurs/euses qui n’ont pas respecté le Guide sanitaire adopté par le Groupe des Dix (sur proposition patronale).
Paroles, paroles, paroles
Tout cela est enrobé de belles paroles. Celles-ci peuvent même, parfois, prendre des accents qui semblent anticapitalistes. C’est parce qu’ils sont les champions de cet enrobage que la collaboration du PS et d’Ecolo est fort utile aujourd’hui aux possédant·e·s. Pourtant, rien ne serait plus dangereux que de se mettre à rêver d’un « new deal », autrement dit d’un tournant de la classe dominante en faveur d’une autre politique. Plus sociale, plus juste, plus solidaire, plus écologique, plus démocratique.
« Parle du social, de l’environnement et de la démocratie à mon cul, mon objectif est que rien ne change » : voilà ce que pensent les capitalistes et leurs serviteurs politiques. Une autre politique – sociale, juste, solidaire, écologique, démocratique – ne peut venir que de la lutte et de la convergence des résistances. La crise du coronavirus a ouvert une brèche. Ne la laissons pas se refermer, élargissons-la !
Notes