Le 28 août dernier, l’armée israélienne a lancé une opération d’ampleur dans plusieurs villes et camps de réfugiés de Cisjordanie. L’offensive, qui s’étend dans la durée et s’intensifie, a déjà coûté la vie de plusieurs dizaines de Palestinien·nes. Elle s’inscrit dans le cadre du colonialisme de peuplement de l’État d’Israël et de la guerre génocidaire lancée contre les Palestinien·nes depuis le 7 octobre 2023.

Colonialisme de peuplement et nettoyage ethnique

Le colonialisme de peuplement est au cœur même du projet sioniste et préside à la création de l’État d’Israël. Un bref détour historique s’impose. Le mouvement sioniste reçoit en 1917 le soutien du gouvernement britannique, ce qui permet aux colonies juives de se développer modestement sous le mandat britannique de la Palestine au lendemain de la Première Guerre mondiale, tandis que le mouvement national palestinien est réprimé par la puissance mandataire. Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, puis après la Shoah que s’établissent un nombre significatif d’immigrant·es juif·ves en Palestine, sans toutefois représenter plus d’un tiers de la population totale de la Palestine historique vers la fin du mandat britannique (1)Joseph Daher, Palestine and Marxism, Londres/Amsterdam, Resistance Books/IIRE, 2024, p. 4-16..

En 1947, les Nations unies présentent un plan de partition de la Palestine historique entre un État juif israélien et un État arabe palestinien. Ce plan est parrainé par les impérialistes britanniques qui prévoient de quitter le territoire et par les autres puissances occidentales trop heureuses de pouvoir échapper à leurs responsabilités dans la montée de l’antisémitisme européen qui avait culminé dans le génocide des Juif·ves par l’Allemagne nazie et ses alliés. Le plan prévoit l’attribution de 56 % du territoire au futur État juif. Si l’idée même d’une partition allait à l’encontre du droit à l’autodétermination de la population palestinienne vivant dans ce qui devait devenir un État dont elle continuerait – comme sous la domination britannique – d’être aliénée, ce partage est en outre largement favorable à l’État juif compte tenu de la répartition de la population à l’époque. C’est néanmoins par de vastes opérations de nettoyage ethnique méthodiquement planifiées et exécutées et impliquant meurtres, massacres, viols, arrestations, déportations et destructions de villages et de quartiers entiers, que les milices et dirigeants sionistes qui formeront bientôt la colonne vertébrale de l’appareil d’État israélien s’arrogent 78 % du territoire de la Palestine historique dans les semaines précédant la déclaration d’indépendance du 14 mai 1948 et dans les mois qui suivent, et en font un territoire à majorité juive israélienne. Près de 800 000 Palestinien·nes sont alors chassé·es de leurs terres et deviennent des réfugié·es en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et à l’étranger : c’est la Nakba, la « catastrophe » en arabe (2)Ilan Pappe, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Paris, La Fabrique, 2024 [Fayard, 2008]..

On peut considérer la Nakba comme ayant continué jusqu’aujourd’hui. Le colonialisme de peuplement qui fait de la question démographique une préoccupation majeure implique en effet de remplacer la population indigène, de sorte que le nettoyage ethnique a continué d’une part avec l’instauration d’un régime d’apartheid à l’intérieur des frontières de l’État d’Israël, et d’autre part avec les actions entreprises par ce dernier afin d’étendre le territoire qu’il contrôle. En 1967, Israël lance une guerre contre ses voisins arabes et occupe militairement Jérusalem-Est et la Cisjordanie, la bande de Gaza, le plateau du Golan en Syrie et le désert du Sinaï égyptien. Seul le Sinaï sera rendu à l’Égypte au milieu des années 1970.

La Cisjordanie est morcelée lors des accords d’Oslo de 1993 dont les promoteurs et signataires déclarent qu’ils vont permettre une solution politique au conflit par la reconnaissance mutuelle de deux États. En réalité, ils divisent la Cisjordanie en zones A, B et C. La zone A, qui englobe les zones de peuplement palestinien les plus densément peuplées et se trouve sous administration civile et militaire palestinienne, recouvre 18 % de la Cisjordanie. La zone B est placée sous administration civile palestinienne mais sous contrôle militaire israélien et recouvre environ 22 % de l’enclave. Enfin, la zone C qui recouvre 60 % de la Cisjordanie reste entièrement administrée par l’État israélien, de même que Jérusalem-Est. La zone C est la seule zone disposant d’une continuité territoriale, tandis que les zones A et B sont morcelées en centaines d’îlots et l’ensemble de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est est couvert de points de passages militarisés, soumettant les Palestinien·nes à des contrôles au moindre passage en dehors de la zone A. Seuls les Israéliens peuvent construire dans la zone C où se développent depuis trente ans des colonies de peuplement par la dépossession et le meurtre des Palestinien·nes qui y vivent. C’est également dans cette zone que se trouve la majorité des ressources naturelles de la Cisjordanie, condamnant ainsi la population palestinienne à un sous-développement et à une dépendance économique aux produits et services israéliens.

Résistance légitime contre le colonialisme

De plus en plus marquée par la corruption dans son administration de la Cisjordanie et par la collaboration avec l’occupant israélien, l’Autorité palestinienne créée par les accords d’Oslo et dirigée par Mahmoud Abbas depuis 2005 n’a cessé de perdre en légitimité au cours des vingt dernières années tandis que l’option de la résistance armée semble gagner en popularité auprès des jeunes générations palestiniennes. C’est d’ailleurs sous la pression de la deuxième Intifada que l’occupant israélien a opéré en 2005 un démantèlement des colonies qui avaient été développées dans la bande de Gaza et un retrait des forces militaires qui occupaient cette enclave (bien que le blocus criminel que nous connaissons ait immédiatement succédé à l’occupation).

La résistance au colonialisme et à l’occupation militaire, y compris par la lutte armée, est légitime. Même l’Assemblée générale des Nations unies l’a affirmé à plusieurs reprises(3)Assemblée générale des Nations unies, Résolution 38/17, 22 novembre 1983 (A/RES/38/17) ; Assemblée générale des Nations unies, Résolution 45/130, 14 décembre 1990 (A/RES/45/130)..L’intensification de l’oppression coloniale ne peut mener qu’à une intensification des volontés de résistance à celle-ci. C’est pourquoi prétendre vouloir éradiquer le Hamas dans la bande de Gaza ou la résistance armée en Cisjordanie n’a aucun sens, quoi que l’on pense de l’orientation politique des groupes concernés. Perspective terrifiante, la seule façon pour Israël d’éradiquer la résistance est de mener à son terme le nettoyage ethnique contre l’ensemble des Palestinien·nes.

Génocide à Gaza et intensification du nettoyage ethnique en Cisjordanie

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la guerre génocidaire lancée à Gaza en octobre 2023. Les terribles informations qui nous parviennent chaque jour depuis onze mois et le rapport Anatomy of a Genocide de la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés Francesca Albanese laissent peu de place au doute : la guerre actuelle vise à détruire en tout ou en partie la population palestinienne en tant que telle, conformément aux intentions exprimées par les plus hauts dirigeants civils et militaires israéliens(4)Francesca Albanese, Anatomy of a Genocide, advance unedited version, 25 mars 2024 (A/HRC/55/73).. Il s’agit donc d’un génocide, et si le nombre de personnes tuées n’est en aucun cas un critère déterminant pour établir cette caractérisation, rappelons que celui-ci est sans aucun doute bien plus élevé que le nombre officiel de plus de 40 000 Palestinien·nes tué·es par la violence directe du conflit : un collectif de 45 travailleur·ses de la santé étasunien·nes ayant opéré comme volontaires à Gaza depuis le 7 octobre 2023 estimait fin juillet 2024 que la fourchette basse du nombre de morts directes (décès confirmés, estimation du nombre de corps sous les décombres) et indirectes (malnutrition et maladies, absence de soins pour des patient·es atteint·es de maladies chroniques) se situait à 92 000(5)Feroze Sidhwa, Mark Perlmutter et al., « Re: American physicians’ and nurses’ observations from the Gaza Strip since October 7, 2023 », 25 juillet 2024 ; « Appendix to letter of July 25, 2024 re: American physicians observations from the Gaza Strip since October 7, 2023 »..

Le génocide est le point culminant du colonialisme de peuplement, l’aboutissement logique d’un nettoyage ethnique qui dure depuis plus de 75 ans. Il n’y a aucune raison qu’il ne trouve pas de prolongement en Cisjordanie et à Jérusalem-Est par un approfondissement du nettoyage ethnique. Si l’intensification de la colonisation avait mené à un accroissement des raids meurtriers perpétrés en toute impunité par des colons et militaires israéliens contre les Palestinien·nes de Cisjordanie dans les mois et années précédant le 7 octobre, la violence a explosé depuis lors. Les Nations unies avaient dénombré 158 Palestinien·nes tué·es en 2022 en Cisjordanie et à Jérusalem-Est (ce qui représentait alors l’année la plus meurtrière depuis qu’avait débuté la compilation de ces statistiques macabres en 2005). Entre le 1er janvier et le 7 octobre 2023, les Nations unies ont compté 200 Palestinien·nes tué·es. Entre le 7 octobre 2023 et le 26 août 2024, elles en ont dénombré 622(6)Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, « West Bank Snapshot. December 2023 », ochaopt.org, 15 décembre 2023 ; Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, « Humanitarian Situation Update #210. West Bank », ochaopt.org, 28 août 2024..

Ces chiffres ne doivent pas nous faire oublier les objectifs politiques visés par les raids des colons et des militaires : affaiblir la résistance palestinienne certes, mais aussi instaurer un climat de terreur, pousser des familles entières à quitter leurs terres, empêcher toute une population de vivre en paix sur son territoire et rogner petit à petit celui-ci pour y installer des colons. Plus de 3 000 Palestinien·nes ont ainsi été déplacé·es de force en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023(7)MEE staff, « Israeli military treating West Bank as ‘second combat front’ after Gaza », Middle East Eye, 3 septembre 2024..

L’offensive lancée le 28 août dernier mobilise des centaines de soldats israéliens, des blindés, des drones et des bulldozers. L’armée d’occupation élimine des Palestinien·nes membres de groupes de résistance, présumés tels, ou simplement au mauvais endroit au mauvais moment. Elle multiplie les arrestations, détruit des logements, des commerces mais aussi les routes bétonnées ainsi que des infrastructures de télécommunications, de distribution d’eau et d’électricité. L’offensive pourrait n’en être qu’à ses débuts et s’inscrire dans la durée, alors qu’elle suscite naturellement une riposte des groupes armés et que la ministre israélienne des colonies Orit Strook a appelé le gouvernement à déclarer l’état de guerre en Cisjordanie tandis que le ministre des affaires étrangères Israel Katz a appelé à agir en Cisjordanie comme Israël agit à Gaza(8)Ibid. ; Julian Borger et Sufian Taha, « ‘There was no mercy, even on children’: trauma in the West Bank after Israeli raids », The Guardian, 31 août 2024..

La libération de la Palestine, plus nécessaire que jamais

Depuis onze mois, les bombardements, les assauts au sol, la destruction systématique des infrastructures, la faim, les maladies et le manque d’accès aux soins ont provoqué des dizaines de milliers de morts à Gaza, faisant basculer notre monde encore un peu plus dans l’horreur. L’offensive débutée le 28 août dernier en Cisjordanie nous rappelle que la bande de Gaza n’est pas la seule des deux enclaves palestiniennes à subir le feu ravageur israélien, et que la guerre en cours n’a rien à voir avec une quelconque riposte aux attaques lancées depuis la bande de Gaza le 7 octobre 2023. Le gouvernement israélien a seulement saisi l’occasion pour approfondir le nettoyage ethnique contre l’ensemble des Palestinien·nes, de Gaza à la Cisjordanie en passant par Jérusalem-Est. Ce nettoyage ethnique prend la forme extrême d’un génocide à Gaza, mais les mêmes objectifs de remplacement de la population palestinienne sont poursuivis dans l’ensemble de la Palestine historique.

Il faut dès lors exiger un cessez-le-feu à Gaza et en Cisjordanie, mais nos revendications ne sauraient s’arrêter là, sans quoi les mêmes causes continueront de produire les mêmes effets. Il s’agit notamment de démanteler le régime colonial et d’apartheid de l’État d’Israël afin de permettre une paix juste et durable dans l’ensemble de la Palestine historique en garantissant une égalité des droits entre tou·tes ses habitant·es et le droit au retour des Palestinien·nes expulsé·es de leurs terres depuis 1948.


Photo : Les colonies dans Hebron, Cisjordanie. Source : Wikimedia Commons

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