Les célébrations de masse de la défaite de Trump il y a quelques jours ont été une belle effusion de joie politique collective.Comme le montre ici Eric Blanc, cette énergie pourrait permettre à la gauche et aux mouvements sociaux de construire une politique de classe et de masse contre le néolibéralisme de Joe Biden. 


La journée d’hier a été bonne. Comme tant d’autres, j’ai appris la nouvelle de la défaite de Donald Trump non pas par les experts de la télévision, mais par les acclamations spontanées dans les rues. Le temps que j’attrape une casserole pour faire du bruit dehors, les voitures dans les rues de mon quartier new-yorkais klaxonnaient furieusement, et des dizaines de personnes s’étaient déjà précipitées pour faire la fête. Quelques heures (et quelques verres) plus tard, nous étions des millions à travers le pays à continuer de danser et de faire la fête.

La joie politique collective est généralement rare aux États-Unis, et plus encore cette année – ou, pour être plus précis, depuis fin février. L’effervescence générée par la victoire de Bernie Sanders lors de la primaire du Nevada semble avoir eu lieu il y une éternité, balayée par la consolidation de l’establishment démocrate lors du Super Tuesday et la pandémie qui a suivi. Même si Joe Biden est un néolibéral soutenu par des milliardaires, nous avons mérité chaque particule de joie dont avons profité.

Bien sûr, rien de tout cela n’atténue les graves lacunes de Biden et du Parti démocrate, comme le soulignent à nouveau l’absence d’une vague bleue au Congrès et les récentes fuites concernant les éventuelles nominations de Biden dans son futur gouvernement. Nous devons aussi souligner sans attendre que Trump est le produit de quatre décennies de néolibéralisme organisé par les deux partis, et que seul un programme audacieux de changement et de transformation pourrait empêcher les républicains de reprendre le pouvoir en 2022 et 2024.

Mais la principale raison pour laquelle des millions de personnes sont descendues dans la rue n’était pas de célébrer la victoire de Biden, mais la défaite de Trump. Manifestement, pour les participant·es aux festivités, Biden était une sorte de pensée après coup. Voici quelques extraits vidéo provenant de tout le pays.

Le centre de Los Angeles a été animé par une fête improvisée, et la foule a repris en chœur la chanson « Since U Been Gone » (depuis que tu es parti).

Partout aux États-Unis, le simple mais très efficace « Fuck Trump » a été un succès populaire, comme on a pu le voir sur CNN.

Des variations sur le thème de « Trump est viré » étaient également courantes.

Devant la Maison Blanche, des milliers de personnes ont « trollé » Trump en dansant sur « YMCA » des Village People(1)Il s’agissait d’ironiser sur le fait que Donald Trump a utilisé sans autorisation la célèbre chanson des Village People dans ses derniers meetings..

Il y a une différence énorme entre le déferlement d’hier et les célébrations qui ont suivi la victoire d’Obama en 2008. Il y a douze ans, l’illusion était très répandue qu’un progressiste engagé venait d’être élu à la Maison Blanche. Aujourd’hui, beaucoup de gens comprennent que la seule façon de gagner un changement et une transformation réelle de la société est de s’organiser par en bas et jusque dans les institutions politiques pour forcer la nouvelle administration et le Congrès à céder à nos exigences. Il n’y aura pas de lune de miel pour Joe Biden.

En fait, la vérité est que Trump a été battu malgré Biden et l’establishment du parti démocrate, et non grâce à eux. Nous avons donc toutes les raisons de nous approprier cette victoire. Dans cet esprit, le moment fort de ma journée d’hier a été de me retrouver dans une foule de plusieurs milliers de personnes, emmenée par un brass band, qui chantait « We Are the Champions » de Queen en débouchant le champagne.

Notre tâche consiste maintenant à canaliser ce sentiment de victoire et d’espoir dans un mouvement politique de classe et de masse. Biden va continuer à faire tout son possible pour réduire les espérances de la population. La gauche devrait faire exactement le contraire.

Pourquoi devrions-nous accepter tranquillement la promesse de Biden selon laquelle « rien ne changera fondamentalement » pour les riches et les puissants dans les années à venir ? Comme on l’a vu dans le mouvement ouvrierdes années 1930, le mouvement des droits civiques des années 1960 et (sous une forme plus limitée) les concessions obtenues par les mouvements sociaux pendant le second mandat d’Obama, par les mobilisations de masse et en nous organisant de façon indépendante, nous pouvons obtenir des victoires au niveau national contre les Démocrates pro-capitalistes.

Cette fois-ci, il sera plus facile de le faire si les Démocrates remportent le Sénat, car non seulement cela supprimerait le pouvoir de blocage des Républicains, mais cela priverait également les Démocrates de l’ordre établi de leur excuse favorite pour justifier leur inaction. Mais comme l’ont démontré les grèves de 2018 dans l’éducation, en Virginie occidentale, en Oklahoma et en Arizona, quand la mobilisation de classe interromp le cours normal des choses, elle peut contraindre même les politiciens les plus réactionnaires à battre en retraite.

Dans les années à venir, nous devrons nous opposer aux efforts des Démocrates du parti de l’ordre, et à la sensibilité libérale de centre-gauche des élites socio-économiques, aspirant simplement à revenir au statu quo pré-Trump. Peu importe qui contrôle la Maison Blanche et le Congrès, les États-Unis restent un pays profondément inégalitaire, antidémocratique et dirigé par des milliardaires, dans un monde lancé à toute allure vers le désastre climatique.

En dépit de ce que Biden voudrait nous faire croire, un retour à la « normalité » n’est ni souhaitable ni possible. Comme l’a noté Nina Turner(2)Nina Turner était l’une des principales dirigeantes nationales de la campagne de Bernie Sanders aux primaires démocrates de 2020, après avoir déjà joué un rôle important dans la campagne de 2016 et dans l’organisation Our Revolution lancé par Sanders comme prolongement de sa campagne. ce matin dans le Washington Post, « un retour à la ‘normalité’ ne serait qu’un détour qui finirait par nous ramener au trumpisme ».

Si Biden, Nancy Pelosi et Chuck Schumer(3)Nancy Pelosi et Chuck Schumer sont deux des principales figures du parti démocrate, parfaites incarnations de sa fidélité aux classes dirigeantes et de sa ligne centriste héritée des années 1990 ; respectivement la présidente sortante de la Chambre des représentants (et représentante fédérale depuis 1987) et le chef de file de la minorité démocrate au Sénat depuis 2017 (sénateur depuis 1999 après avoir été représentant pendant 18 ans). obtiennent ce qu’ils veulent, la politique américaine restera dans l’impasse actuelle et le centrisme Démocrate entraînera la déception populaire, la croissance redoublée d’une droite raciste et réactionnaire et le retour rapide des Républicains au pouvoir.

Sortir de ce cercle vicieux ne sera pas facile, mais c’est possible. Il faut pour cela réaliser des réformes qui changent matériellement la vie de millions de personnes. Il faut démocratiser les institutions politiques anti-majoritaires des États-Unis. Il faut s’organiser en profondeur sur nos lieux de travail et dans nos quartiers afin de revitaliser le mouvement ouvrier et d’élire des centaines de militants socialistes démocratiques à tous les niveaux. Finalement, il faut construire un parti par et pour la classe ouvrière.

Il est inutile d’édulcorer la politique de Biden ou de supposer que la victoire d’hier se traduira automatiquement par un changement significatif, même si les démocrates parviennent à reprendre le Sénat. Mais l’éviction de Trump mérite d’être célébrée.

Pour nous organiser solidement, il nous faut de l’espoir, et non du désespoir – et par les temps qui courent, nous avons besoin de toutes les victoires possibles. Nous devons faire tout notre possible pour nous appuyer sur l’éruption de joie collective observée hier. Car pour gagner le monde que les masses travailleuses méritent, nous devons rester dans la rue.

Cet article a été publié initialement par Jacobin et a été traduit par Christian Dubucq pour Contretemps

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