Nous publions ici de larges extraits d’un article de Peter Drucker qui trace des horizons de convergence entre résistances queer et anticapitalisme.
Au cours de ces quarante dernières années, les mouvements LGBT de la plupart du globe ont volé de victoire en victoire d’une façon qui aurait un temps été inimaginable. Etant donné l’opposition féroce que les premiers projets de loi anti-discrimination ont suscité il y a quelques décennies, le fait que le Conseil des droits humains de l’ONU ait voté majoritairement en faveur de la protection des minorités homosexuelles est une étape importante.
Le fait que le mariage homosexuel n’ait pas seulement été obtenu au Danemark, en Afrique du Sud, en Argentine et dans des Etats conservateurs des USA, mais qu’il est sérieusement à l’étude au Népal et au Vietnam dépasse assurément les attentes de quiconque. Comparativement aux années 60 ou 70, où la libération des gays «n’a touché que très peu de gens», John d’Emilio a observé que «le monde avait basculé» dans les années 90 pour des millions de personnes LGBT (D’Emilio 2002, p.ix)
Cependant, beaucoup de militant·e·s LGBT ne sont guère satisfaits, ni des mouvements qu’ils·elles ont construits, ni du monde qu’ils·elles ont conquis (Weeks 2007). Des réactions récurrentes contre les avancées de l’intégration de certaines personnes LGBT continuent à se produire de manière imprévisible et parfois féroce (Herzog, 2011, p.1). Des lois très dures dans des pays comme l’Ouganda ou le Nigéria, souvent soutenues et financées par la droite chrétienne étatsunienne montrent l’intensité de la réaction en matière sexuelle. L’explosion, en France en 2013, de l’opposition au mariage pour tous a montré combien de préjugés anti gay subsistent sous la surface, dans des pays où la tolérance paraît solidement ancrée. Mais les poussées réactionnaires ne sont pas le seul problème. Malgré leur intensité, elles s’éteignent souvent assez rapidement. Le problème n’est ainsi pas tant d’obtenir et de préserver des victoires, mais plutôt la forme même qu’elles prennent.
Une combinaison de victoires et de défaites
Vivant à l’apogée du mouvement contre la guerre du Vietnam, les activistes gays de 1969 n’auraient probablement pas bien accueilli la perspective de l’intégration de gays dans l’armée US ou salué l’usage d’arguments concernant la liberté sexuelle pour justifier des guerres au Moyen Orient. Même s’ils auraient bien accueilli les partenariats homosexuels, ils n’auraient pas considéré prioritaires des optimisations patrimoniales et fiscales pour couples gays aisés. Et vu l’inspiration qu’ils·elles puisaient dans les luttes des noir·e·s et des immigrant·e·s, ils auraient été navrés de voir LGBT et immigré·e·s montés les un·e·s contre les autres comme c’est largement le cas aujourd’hui en Europe et de les voir opposés aux Africain·e·s et Arabes.
Ainsi, les victoires LGBT de ces quarante dernières années sont à la fois réelles, importantes et désespérément combinées et empêtrées à dans des défaites également réelles et significatives. Ces paradoxes entourant les victoires LGBT sont dus, pour part, à des revers que d’autres mouvements ont essuyé au cours des mêmes années, en particulier ceux du mouvement ouvrier et des pauvres, des mouvements anti-guerre et de la gauche politique. Comme des victoires LGBT ont été et sont conquises dans un monde de plus en plus inégal, polarisé et violent, ces victoires ont pris une couleur dérangeante.
Les personnes LGBT sont, d’un certain point de vue, plus libres aujourd’hui, dans une grande part du monde. Mais cette liberté dont ils·elles bénéficient dépend, de manière croissante, d’un marché, bien plus accueillant envers les gens riches, quelle que soit leur orientation sexuelle, qu’envers les gens dépourvus d’argent. Les premières communautés LGBT post-Stonewall, quoique petites, conflictuelles et fragiles, avaient leur propres espaces non-commerciaux de rencontres, leurs propre musique, littérature et éthique. Aujourd’hui, il y en a bien moins et souvent à prix élevé.
Une marchandisation néolibérale consubstantielle aux avancées
On a donc vu la commercialisation croissante de la scène gay, la dérive à droite de mouvements LGBT et la faiblesse des alternatives à gauche. Dans les pays où ces mouvements ont eu en apparence les plus grands succès, les vies LGBT sont toujours plus circonscrites par une politique de réconciliation avec le néolibéralisme,définit par Lisa Dugan comme la «nouvelle homonormativité».
Si l’hétéronormativité est l’institutionnalisation de l’hétérosexualité à travers le fait de considérer que les gens sont par défaut hétéros s’ils ne portent pas une autre étiquette, l’homonormativité est une vision qui «ne conteste pas les présupposés et les institutions hétéronormatives dominantes, mais les encourage et les soutient» (Dugan 2002, p.179). La montée de l’homonormativité, n’implique d’aucune manière que les sociétés plus largement seraient moins hétéronormatives. A contrario, l’homonormativité s’adapte à la norme hétérosexuelle et la reflète. Simultanément, le multiculturalisme superficiel caractéristique du néolibéralisme ne masque qu’à peine les inégalités raciales croissantes, alimentant des vagues de réaction homophobe dans le monde musulman ou en Afrique, parmi les racisés et les autres.
Rétrospectivement, on peut considérer que la poussée gay/lesbienne de la fin des années 60 et des années 70 portait en germe, à la fois la résistance queer en cours et l’espèce de «normalité gay» qui traduit l’internalisation, souvent incomplète voire inconsciente, de la nouvelle homonormativité. Les victoires du mouvement de libération des gays/lesbiennes ont été pour part des progrès réels pour toutes les personnes LGBT et en partie des avancées spécifiques à une élite gay/lesbienne en ayant bénéficié de façon disproportionnée. Mais aujourd’hui, homonormativité d’un côté et la résistance queer de l’autre se séparent, à des rythmes divers dans différentes parties du monde, avec des individus LGBT combinant encore des aspects des deux dans leur conscience.
Se saisir de l’outil du marxisme et le renouveler
La résistance queer est lente à développer la théorie nécessaire pour guider sa stratégie. Parmi les éléments clés d’un nouveau paradigme queer radical, il y a la redécouverte du marxisme. Celui dont le mouvement LGBT a besoin n’est pas monolithique. Mais au minimum, il doit être non réductionniste, non eurocentrique, anti-économiste et fondé sur l’impératif de base de l’auto-organisation de tous-toutes les opprimé·e·s. Ce marxisme est indispensable, en particulier pour comprendre l’oppression sexuelle et de genre et la dissidence qu’elles suscitent.
Une dimension sexuelle doit également être intégrée aux autres mouvements progressistes s’ils veulent être efficaces. Nous devons, en particulier, renouveler les débats féministes des années 70 et 80, en soutien aux féministes socialistes qui ont continué à dire que le capitalisme est, par essence, un système genré de production et de reproduction sociale, à combattre en tant que tel. Nous devons intégrer à la politique marxiste des éclairages venant d’autres paradigmes importants pour la politique queer, tels que, parmi d’autres, le freudisme radical d’Herbert Marcuse, le libertarisme radical de Michel Foucault et l’activisme queer (particulièrement antiraciste) lié en partie à la théorie queer récente.
La force particulière du marxisme réside dans sa compréhension des dynamiques du capitalisme et du rôle clé que la classe ouvrière peut jouer dans la résistance au pouvoir du capital. L’expérience historique – pas seulement en Russie en 1917 ou en France en 1968 – mais plus récemment celle du rôle joué par les travailleurs·euses dans le renversement de dictatures du Brésil, à la Pologne, en Corée du Sud, comme en Tunisie et dans d’autres pays a montré le potentiel révolutionnaire des la classe ouvrière.
Mais l’intérêt particulier du marxisme pour les militant·e·s LGBT découle de son efficacité à élaborer une analyse et des politiques sexuelles, multidimensionnelles, radicales qui prennent en compte les dimensions de genre, de classe et le capital. Depuis les années 80 en particulier, la claire inefficacité des premières formes d’organisation de la classe ouvrière ont poussé les marxistes à s’intéresser aussi à d’autres agents potentiels de transformation sociale, tels que les peuples indigènes, les femmes et les personnes LGBT. La réinvention d’une politique de transformation anticapitaliste, basée sur la classe, ne peut se faire qu’en interaction avec des courants qui ne se fondent pas sur la classe comme les queersradicaux. […]
Vers un avenir queer…
Une vraie libération pour les personnes LGBT impliquerait nécessairement des transformations radicales affectant bien plus de gens que les seul·e·s LGBT. En particulier, elle demanderait une reconfiguration de la vie sexuelle qui abandonne le présupposé d’un ancrage du sexe dans l’orientation sexuelle ou la «sexualité» propre de chaque individu, une transformation des logements basée sur l’abolition du genre tel que nous le connaissons, un dépassement de la hiérarchisation globale en nations et «races» et une réouverture des horizons de la gauche pour rendre possible à nouveau une contestation des paramètres du capitalisme.
Les sexualités d’aujourd’hui, non homonormatives, représentent souvent un défi, pour le moins implicite, à la réification du désir sexuel que matérialisent les catégories de lesbienne, gay, bisexuel·le ou hétéro. Le radicalisme queer doit aiguiser et expliciter ce défi, de façon à remettre en cause le consumérisme que la normalité gay entraîne. Comme on doit contester les fantasmes de consommateurs·trices sous le néolibéralisme selon lesquels l’acquisition des «bons» produits garantira leur bonheur, l’illusion romantique qui définit les individus et leur recherche de bonheur sur la base de la quête du «bon» partenaire et qui soit du «bon» genre doit aussi être remise en cause. Notre attitude concernant toutes les identités sexuelles devrait inclure la reconnaissance de la nécessité de les «désapprendre» en comprenant leurs origines matérielles et historiques, comme aussi leurs limites, et en entreprenant de les dépasser en allant vers des manières plus larges d’aimer et de vivre. (Hennessy 2000, pp.229-30)
Pour un érotisme élargi et égalitaire
C’est seulement ainsi que nous pouvons commencer à créer les conditions et la possibilité d’une vie érotique qui a été longtemps un rêve: polyamoureusment sensuelle, plutôt qu’obsessivement génitale, égalitaire plutôt que possessive. Cela implique de resituer la vie sexuelle dans la large panoplie des affections et relations humaines. Cela signifie d’infuser les activités productives et reproductives humaines de beauté et d’énergie érotique. Et cela demande de briser la binarité gay/hétéro, de sorte à ce que le désir homosexuel soit intégré à un univers plus large de désirs qui soit accueilli et compris dans toute sa diversité commune.
Une nouvelle politique queer radicale, exigera à la fois la radicalisation d’un large segment des personnes LGBT et de gagner une bonne part du milieu queer radical à une conception plus large de la révolution sociale et politique nécessaire. Si la gauche queer peut relever ces défis, elle peut apporter une contribution vitale à la renaissance d’un espoir dans un monde qui en a fort besoin, l’espoir de pouvoir échapper enfin aux contraintes de la crise et aux violences néolibérales, pour aller vers un monde de liberté réelle et de plaisir généralisé. Dans la lutte pour ce monde nouveau et meilleur, la gauche queer peut s’assurer que le processus de transformation est inspiré de manière durable par un amour entre camarades.
L’article ci-dessus, paru en 2015, reprenait des éléments du livre Gay Normality and Queer Anti-Capitalism paru chez Brill, la même année, dans la série Historical Materialism.Traduction, coupes et intertitres de la rédaction de solidaritéS.