Dans son livre « Comment saboter un pipeline ? », le militant pour le climat Andreas Malm écrivait (1)Andreas Malm, Comment saboter un pipeline ?, La Fabrique, 2020, 216 pages. : « Un mouvement qui refuse de faire la distinction entre les classes et les intérêts en conflit finira toujours du mauvais côté de la barrière. C’est la meilleure façon de s’aliéner les gens qui ont le moins à gagner dans la poursuite du business-as-usual. Un mouvement pour le climat sans colère sociale se privera de sa force de frappe ».
À n’en pas douter le mouvement « Bassines, non merci » (BNM), qui depuis plusieurs années mobilise contre la construction de retenues d’eau à usage agricole, exprime bien cette radicalité qu’appelait de ses vœux le militant anticapitaliste suédois.
Rappelons d’abord le contexte de cette lutte qui est venue à l’automne via la mobilisation de Sainte-Soline [en France] sur le devant de la scène médiatique. Une mégabassine est une réserve d’eau sur une surface moyenne de 10 hectares (jusqu’à 18), d’environ 8 mètres de profondeur, ce qui nécessite des décaissages monstrueux ; elle est tapissée d’une bâche plastique ceinturée par une digue de plusieurs mètres de hauteur (jusqu’à 10) et remplie par pompage dans les nappes phréatiques et les cours d’eau. Cela représente une quantité d’eau faramineuse pour les 16 mégabassines du projet porté par la Coop de l’eau des Deux-Sèvres (qui doivent border le sud et l’est du Marais poitevin)… alors que plus d’une vingtaine d’autres sont déjà en place, disséminées dans le nord de cette grande zone humide.
Contradiction entre la sécheresse et le modèle d’élevage intensif
Le mouvement BNM s’est donc inscrit dans un premier temps dans une dynamique locale autour d’une problématique faisant sens pour le plus grand nombre d’habitant·e·s du Poitou-Charentes, celle de l’accès à l’eau puis plus largement celle du modèle de production agricole et d’alimentation. Pour les habitant·e·s de la région, le réchauffement climatique s’incarne au quotidien dans la sécheresse des sols et la baisse du niveau de l’eau dans les cours de la Sèvre, du Mignon, du Clain, de l’Aume, de la Couture, dans les départements des Deux-Sèvres, de la Vienne et des Charentes.
La décision de puiser dans la nappe phréatique pour remplir d’immenses piscines destinées à arroser l’été des champs de maïs ou de colza pour nourrir des élevages bovins intensifs apparaît ainsi comme un contresens monstrueux. La difficulté à laquelle se heurte souvent le mouvement climat pour faire percevoir les conséquences dévastatrices du réchauffement climatique à l’horizon de plusieurs décennies se trouve ainsi surmontée. Le danger est immédiat : l’eau indispensable à la vie va manquer et la construction des bassines inéluctablement aggraver sa déperdition.
Les bassines pour l’agrobusiness avec le soutien de l’État
Or ce projet climaticide de construction des bassines a un fondement de classe. L’arrosage issu des bassines profite quasi exclusivement à des gros éleveurs, chaînons majeurs du process de l’agrobusiness liant industrie agroalimentaire et grande distribution. Agrobusiness qui depuis le milieu du 20e siècle a eu pour résultat la ruine de l’agriculture paysanne par la concentration des terres et des exploitations favorisant ainsi une production alimentaire finissant en malbouffe dans nos assiettes.
La mobilisation a également mis en évidence le rôle de l’État dans la préservation des intérêts de l’agrobusiness. Enquêtes publiques bâclées, financement public des travaux, passage en force sans attendre l’aboutissement de procédures judiciaires entamées contre la construction de nouvelles bassines et surtout répression féroce des manifestations avec mobilisation de centaines de gendarmes et à la clef des condamnations de manifestants arrêtés.
L’unité au cœur des actions collectives
Depuis une dizaine d’années, le travail d’explication entrepris par le collectif « Bassines Non Merci » auprès des habitant·e·s de la région, la multiplication des manifestations d’abord locales puis à dimension régionale et, le 25 mars 2023, nationale, ont permis d’agréger progressivement des composantes qui se retrouvaient dans un commun refus de ce modèle de l’agro-capitalisme. Petits paysan·ne·s refusant la mainmise des gros exploitants, riverains du marais poitevin, de la vallée du Clain et du Nord-Charente révolté·e·s par l’assèchement des zones humides, consommateur·ices soucieux d’une alimentation de qualité, écologistes alerté·e·s par les conséquences à terme des bassines et du développement agricole qu’elles induisent sur le réchauffement climatique, autant de composantes d’un mouvement qui s’est progressivement structuré.
Structuration auquel les animateur·ices du collectif BNM ont toujours veillé avec un souci remarquable de l’unité dans la construction des actions collectives. L’engagement des paysan·ne·s de la Confédération paysanne a ainsi marqué un tournant dans l’extension du mouvement en faisant la démonstration que celui-ci ne visait pas les agriculteurs/trices mais bien un modèle agricole capitaliste. La présence de nombreux tracteurs en tête des manifestations a constitué un symbole de cette alliance entre travailleur·euses des villes et des campagnes. Le ralliement d’une partie des syndicats de salarié·e·s au mouvement — Solidaires tout d’abord, puis la CGT — a contribué à ce que de nombreux syndicalistes s’investissent dans son soutien. À cette unité agissante, il convient d’ajouter les jeunes activistes des Soulèvements de la terre dont le dynamisme a donné un éclat particulier aux manifestations de Mauzé-sur-le-Mignon, de La Rochenard ou de Sainte-Soline. Unité renforcée par la présence dans toutes les récentes mobilisations des drapeaux de La France insoumise, des Verts, du NPA, du PCF, de l’UCL.
Unité oui, mais respectant les cultures syndicales et politiques et plus encore les registres d’action de chacun·e. Trop souvent dans les manifestations s’observent en « chiens de faïence » syndicalistes « responsables », manifestant·e·s « festifs » des cortèges de tête et plus encore jeunes radicaux encagoulé·e·s. Dans les manifestations contre les bassines, les différentes formes de radicalité s’expriment non pas en opposition, ni même parallèlement mais de manière coordonnée. L’illégalité des méthodes d’action n’est pas revendiquée mais assumée dès lors qu’elle permet d’atteindre les objectifs que se fixe le mouvement : occupation d’une bassine, sabotage de tuyaux… Dès lors chacun·e des participant·e·s détient la possibilité de s’inscrire, en fonction de ses orientations politiques ou syndicales, voire de ses capacités physiques, dans une catégorie d’action spécifique. Qui ira au contact des pandores afin de les « fixer » et permettre aux cortèges d’avancer, qui supportera les gaz lacrymogènes au cours d’une marche épuisante pour aller jusqu’à la bassine visée, qui restera à l’arrière au « camp de base », cela sans jugement ni condamnation. Rien ne démontre mieux cette confluence des répertoires d’action que les rassemblements devant les tribunaux de Niort ou de La Rochelle pour soutenir les manifestant·e·s arrêté·e·s et condamné·e·s. Nulle dénonciation des « casseurs irresponsables » mais défense unanime de la légitimité d’actions, même illégales au regard de la « justice bourgeoise », dès lors qu’elles contribuent à la lutte contre un système qui conduit à la catastrophe.
Résistances et « écoterrorisme » et révolution ?
Dans un très beau texte intitulé « Quelques leçons de Sainte-Soline » (2)Quelques leçons de Sainte-Soline, lundi.am, 14 novembre 2022, les autrices résumaient ainsi la novation que constitue la lutte des bassines dans l’histoire déjà longue des mouvements sociaux écologistes : « Si la question révolutionnaire se pose après un week-end comme celui de Sainte-Soline, ce n’est pas parce qu’un joli coup tactique a été accompli. […] Ce qui l’a emporté à Sainte-Soline c’est la détermination en acte, par farandole ou par pluie de cailloux, et c’est la fête pour célébrer le sentiment d’avoir accompli quelque chose d’important. DÉTERMINÉ ET FESTIF. C’est aussi l’énergie de toutes les initiatives qui a permis de prendre soin les uns des autres, de veiller sur les corps meurtris, d’accompagner ensuite ceux que les gendarmes ont emportés avec eux et de tenir bon face à la déferlante de mensonges que nos ennemis ont déversée pour sauver leur peau. Ce que l’histoire a montré c’est qu’une révolution tient forcément un peu de tout cela, à une échelle très largement supérieure. »
Le soir même de la manifestation, reprenant la vieille méthode de criminalisation des mouvement sociaux, Darmanin est monté au créneau pour dénoncer « l’écoterrorisme » des manifestant·e·s. Le pouvoir ne s’y est donc pas trompé et a su identifier dans cette manifestation la logique anticapitaliste dont elle était porteuse. Aussi est-il urgent que la dynamique unitaire et radicale qui s’est exprimée sur les terres poitevines à l’automne dernier se poursuive et s’élargisse à l’échelle nationale le 25 mars prochain (3)Cet article a été écrit avant la manifestation du 25 mars, celle-ci fut marquée par une importante et violente répression policière. Après la manifestation, le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé son intention de lancer une procédure de dissolution des Soulèvements de la terre. puisque les enjeux sont les mêmes partout : combattre dans l’unité des projets inutiles, coûteux et nuisibles. Le NPA prendra toute sa place dans ce combat.
Article publié dans l’Hebdo L’Anticapitaliste, le 23/03/2023.
Photo : DR – L’Anticapitaliste
Notes