Une réponse à Kohei Saito.

Le livre de Kohei Saito “Marx’s ecosocialism” [“L’écosocialisme de Marx”] est une contribution essentielle aux débats en cours sur le marxisme et la question environnementale(1)Kohei Saito, « Karl Marx’s Ecosocialism.     Capital, Nature and the Unfinished Critique of Political Economy »,     Monthly Review Press, 2017..

Ce qui rend le travail de Kohei Saito particulièrement intéressant, c’est qu’il retrace l’évolution de la pensée de Marx d’une vision “productiviste” à une vision “antiproductiviste” du développement humain, notamment en incorporant les limites naturelles aux perspectives de l’agriculture. Cette approche historique permet à l’auteur de transcender les querelles entre marxistes qui voient l’écologie de Marx comme un verre vide, à moitié vide, à moitié plein ou plein.

Grâce à la lecture attentive des Notebooks de Marx, Saito montre brillamment comment Marx abandonna l’idée que la productivité agricole pourrait augmenter de façon illimitée sous le socialisme pour arriver, en 1865-1868, à la conclusion opposée que seul le socialisme pourrait arrêter la tendance capitaliste absurde et destructrice à la croissance illimitée.

John Bellamy Foster, dans son livre “Marx écologiste”, a souligné l’impact des travaux de Liebig sur la compréhension par Marx du problème de l’épuisement des sols(2)John Bellamy Foster, « Marx écologiste. », éd. Amsterdam, 2011.. Comme Foster, Kohei Saito considère que la perturbation de l’échange de matière entre l’humanité et la nature (metabolic rift) – causée par les processus combinés d’enclosures, d’industrialisation capitaliste, d’urbanisation et la rupture du cycle des nutriments qui en a résulté – est un concept fondamental de « l’écologie de Marx.”

Mais Saito va plus loin : il démontre que Marx, parce qu’il croyait toujours au potentiel illimité de la production agricole, s’était dans un premier temps intéressé à Liebig parce ce que le chimiste allemand fournissait des arguments contre la « loi des rendements agricoles décroissants » de Ricardo et contre la « théorie de la surpopulation absolue » de Malthus. Or, Liebig lui-même, dans la septième édition de sa “Chimie agricole”, se distancia de ses propres positions trop optimistes, “reconnut qu’il y a des limites naturelles aux améliorations agricoles” et conclut que les engrais ne pouvaient pas compenser « l’agriculture de prédation » (robbery agriculture).

“Liebig ne souligna pas son changement de position”, remarque Saito. Mais Marx était tellement concentré sur le débat concernant la (non-)proportionnalité entre productivité agricole et investissement en capital “que cette modification cachée ne lui échappa point.” Au contraire, il remarqua que “la nouvelles formulation [de Liebig], impliquait un point de vue critique sur l’agriculture soumise au profit par les rapports capitalistes, incapable d’améliorer le sol durablement et à long terme ».

Pour Saito, le tournant du chimiste allemand fut “décisif” pour la rupture de Marx avec le productivisme. D’où le fait que cette rupture intervint “relativement tard”, à partir de 1865. “Dans les London Notebooks, écrit Saito, le prométhéanisme de Marx est toujours discernable, mais, ayant intégré le revirement de Liebig, il corrigea, au cours des années 1860, sa propre vision optimiste sur les possibilités de l’agriculture.”

Bien sûr, Marx fit bien plus que corriger sa vision sur base des travaux de Liebig. Le chimiste était un grand scientifique mais aussi un industriel produisant des engrais pour le profit. Il n’avait aucune compréhension sociale ou historique de l’épuisement des sols. Marx, à l’inverse, perçut immédiatement le parallèle entre l’exploitation du travail et la destruction de la nature par le capital. À partir de cet instant, il vit les deux phénomènes comme un résultat commun de la médiatisation par la valeur abstraite des relations entre les humain·e·s ainsi qu’entre les humain·e·s et leur environnement.

Kohei Saito insiste à raison sur l’importance générale, dans le Capital, du concept de « rupture du métabolisme » humanité-nature. Même si Marx se concentrait sur l’agriculture et d’autres secteurs exploitant directement les ressources naturelles (la foresterie par exemple), il est évident que le concept, pour lui, transcendait le problème de l’épuisement des sols pour inclure tous les échanges de matières (Stoffwechsel) entre l’humanité et son environnement. L’agriculture est un point de départ, parce que Marx portait un intérêt théorique majeur à la question de la rente et qu’il voyait les enclosures comme « le grand déchirement” des relations entre humain·e·s et nature.

On ne peut qu’approuver Saito quand il souligne que Marx voyait la « rupture du métabolisme » comme un phénomène mondial, aggravé en particulier par le pillage impérialiste des pays colonisés, comme l’Inde et l’Irlande par exemple. Ainsi, Marx était conscient du fait que les nutriments inclus dans le coton indien manufacturé dans les usines britanniques ne retournerait jamais aux sols où le coton avait poussé. C’est un autre exemple montrant que “Marx n’a pas intégré la théorie de Liebig passivement mais bien activement, en l’appliquant à sa propre analyse politique.”

L’approche historique par Saito de l’évolution de la pensée de Marx sur la question des limites naturelles est similaire à celle que Kevin Anderson a utilisée dans son livre “Marx aux antipodes”, consacré aux sociétés non-occidentales – un autre domaine dans lequel les opinions de l’auteur du Capital ont changé de façon remarquable(3)Kevin Anderson, « Marx aux antipodes », éd. Syllepse, 2015. Pour Saito, il y a un lien entre ces deux champs de recherche car Marx, dans sa période prométhéenne, “attribuait l’épuisement des sols à l’arriération technologique et morale des techniques agricoles dites primitives.” À cet égard, il est indubitablement probable que “la critique marxienne de la modernité s’approfondit au fil de son investigation des sciences naturelles en 1865”, comme le dit Saito.

Sur base de son étude attentive des Notebooks de Marx, Kohei Saito soutient que Marx nuança son enthousiasme pour Liebig après 1868. Les raisons pourraient être de deux ordres : d’une part, Marx ne pouvait que s’opposer au développement des tendances malthusiennes dans la pensée de Liebig ; d’autre part, il découvrit les travaux d’autres scientifiques, particulièrement ceux de Fraas qui défendait l’idée que la nature, sous certaines conditions climatiques et alluviales, pourrait compenser la perte dans le sol des nutriments absorbés par les plantes.

Pour Fraas, Liebig “grossissait le risque d’épuisement des sols, dans le but de populariser de sa théorie sur l’amendement minéral.” Par ailleurs, Fraas soutenait aussi l’idée que l’agriculture, parce qu’elle implique la déforestation, amène des changements climatiques locaux qui, sur le long terme, entraîneront la décadence de la civilisation. Il est clair qu’une telle théorie a dû titiller la réflexion de Marx sur les conditions d’une “gestion rationnelle” du métabolisme humain·e·s-nature.

Le concept avancé par Saito d’une “critique inachevée de l’économie politique”, particulièrement dans le champ de l’écologie, crée un cadre adéquat pour les débats entre marxistes, non seulement sur l’évaluation des travaux de Marx mais également sur les champs de recherche à ouvrir afin de poursuivre l’élaboration d’une alternative écosocialiste.

Je laisse de côté les critiques que fait Saito de mon propre travail sur le thème “Marx et l’écologie.” Selon Saito, “Daniel Tanuro maintient que l’époque de Marx est maintenant si distante en termes de technologie et de sciences naturelles que sa théorie n’est pas appropriée pour une analyse systématique des enjeux environnementaux actuels, notamment parce que Marx n’a pas accordé assez d’attention aux spécificités de l’énergie fossile par rapport à d’autres formes d’énergies renouvelables.” Cette critique est à ce point en contradiction avec mes écrits depuis plus de 20 ans qu’une réponse est superflue…(4)Voir par exemple DANIEL TANURO, “Marx, Mandel et les limites naturelles” in Contretemps, N°20, septembre 2007. ; DANIEL TANURO, “Pour une reconstruction écologique du marxisme”, IIRE, 2012. Disponible sur le Web : <http://www.4edu.info/images/6/61/8-FR-Cover_merged.pdf>

À mon avis, il y a effectivement quelque chose comme une “écologie de Marx”, mais elle est incomplète et parfois contradictoire. Si j’apprécie beaucoup “Marx’s ecosocialism”, c’est précisément parce que Saito y donne une explication dynamique, historique et par conséquent non-apologétique de ce caractère incomplet et contradictoire. Qui plus est, il donne cette explication sans tomber dans la théorie althussérienne (fausse, à mon avis) de la soi-disant “rupture épistémologique” dans le développement de la pensée de Marx.

Il est certain que les écosocialistes ont des opinions différentes sur le degré d’incomplétude et de contradictions dans l’écologie de Marx. À la fin de son chapitre “le Capital comme théorie du métabolisme”, Saito consacre quelques pages à la “contradiction du capital dans la nature.” Je suis en gros en accord avec le contenu de ce texte mais il consiste essentiellement en une (re)construction de l’écologie de Marx par Saito lui-même. J’admets que Marx pourrait éventuellement avoir écrit quelque chose comme ça à la fin de sa vie. Mais il ne l’a pas fait, très probablement parce qu’il n’était pas confronté à la crise écologique globale.

Saito dit que Marx “n’a pas élaboré sur le gaspillage des ressources naturelles de manière aussi détaillé que sur la cruelle exploitation de la force de travail”. C’est le moins qu’on puisse dire, en effet. Par conséquent, il est, selon moi, exagéré et contre-productif de prétendre que Marx aurait analysé “le problème de la crise écologique comme la contradiction centrale du mode de production capitaliste.”

Il me semble préférable de considérer « l’écologie de Marx » comme un chantier inachevé. La question pratique, dès lors, est la suivante : “que devrions-nous faire, en tant qu’écosocialistes, pour continuer le travail ?” De toute évidence, il s’agit en priorité d’appliquer le génial concept de rupture capitaliste du métabolisme aux déséquilibres écologiques autres que l’épuisement des sols, sur lequel Marx s’est concentré. Que je sache, la possibilité d’un déséquilibre énergétique global du système Terre, dû à la combustion des combustibles fossiles, n’a pas attiré son attention. Il aurait pu en être autrement – John Tyndall découvrit le pouvoir radiatif du CO² et d’autres gaz atmosphériques en 1859. Mais l’intérêt de Marx pour la science était tourné principalement vers d’autres domaines de recherche. (Ajoutons que Fraas parlait de changements climatiques locaux provoqués par la déforestation, pas du réchauffement global.)

Mais la tâche écosocialiste la plus importante est clairement d’identifier de nouveaux champs de recherche, alimentant de nouvelles élaborations programmatiques. À mon sens, trois domaines sont particulièrement fertiles d’un point de vue écosocialiste.

Le premier est la connexion profonde entre exploitation de la nature, exploitation du travail et oppression des femmes par le patriarcat. La formule de Marx (dans le Capital) sur “les deux seules sources de toute richesse, la nature et le travailleur », ne prend en compte ni le travail reproductif principalement réalisé par les femmes, ni l’exploitation spécifique des femmes salariées. Or, cette exploitation et cette oppression spécifiques constituent un pilier du capitalisme, aussi important que l’exploitation de la nature et celle du travail en général.

Le second domaine est la rupture nécessaire avec le scientisme. C’est une question importante car le scientisme a exercé une influence sur Marx (et encore plus sur les marxistes du 20e siècle). J’ai mentionné comme exemple de cette influence le fait que Marx considérait comme une fable l’idée que certaines plantes pourraient fixer l’azote de l’air dans les sols. Saito répond qu’“il est expéditif de critiquer Marx sur ce seul point” : ce que Marx rejetait comme fable, selon lui, n’était pas la possibilité de ce mécanisme mais l’idée de Lavergne qu’il pourrait favoriser à court terme la croissance des cultures. Je maintiens pourtant mon interprétation. A mon avis, il n’y a guère de doute que Marx, dans cette citation, exprime un dédain pour ce qu’il considère comme des superstitions de paysan·ne·s (et celles des peuples indigènes). On retrouve d’ailleurs une trace de ce scientisme dans l’admiration de Marx pour la théorie de Liebig selon laquelle les nutriments chimiques sont l’explication principale de la fertilité des sols : il est certain que les paysan·ne·s connaissaient le rôle clé des lombrics et d’autres organismes de la pédofaune – rôle confirmé par Darwin en 1881-(5)Charles Darwin, « La Formation de la terre végétale par l’action des vers de terre » Disponible sur le Web : https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Darwin_-_R%C3%B4le_des_vers_de_terre_dans_la_formation_de_la_terre_v%C3%A9g%C3%A9tale.djvu mais le savoir paysan ne retenait pas l’attention de Marx (qui était par contre tout à fait conscient du savoir des artisan·e·s).

Le troisième domaine est la place et et le rôle des paysan·ne·s dans le capitalisme contemporain. Marx pensait que les paysan·ne·s étaient condamné·e·s à disparaître par l’évolution du capital, mais la réalité a été différente. Du fait du fossé (identifié par Marx) entre le temps de production et le temps de travail dans l’agriculture, le capital a plutôt choisi de ne pas investir directement dans l’agriculture au sens strict mais de la contrôler indirectement, en amont (machines, semences, etc.) et en aval (transformation, distribution, etc.). Le résultat de ce processus est qu’une fraction importante de la paysannerie (et encore plus des “campesin@s sin tierras”) n’agit pas comme une classe intermédiaire oscillant entre bourgeoisie et prolétariat mais plutôt comme une couche opposée aux multinationales et au capital financier. C’est ainsi que paysans et paysannes jouent souvent un rôle d’avant-garde dans les luttes écosocialistes, comme on le voit dans l’action de Via Campesina. Les conséquences stratégiques de cette situation devraient être discutées attentivement par les écosocialistes.

Dans “l’Idéologie allemande”, Marx et Engels définissaient le communisme comme “le mouvement réel qui abolit l’état actuel.” Ils ajoutaient que “les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes.” Parce qu’ils définissent “l’écosocialisme de Marx” comme une “critique inachevée de l’économie politique” et soulignent la direction générale de son développement, les travaux de Kahei Saito constituent une invitation puissante aux écosocialiste à s’unir afin de débattre et de collaborer dans l’élaboration d’un nouveau programme écocommuniste.

Notes[+]