À l’occasion du 100e anniversaire du Parti communiste chinois, nous publions cette série d’articles de Freddy De Pauw. Dans cette quatrième partie, il examine la rupture avec l’URSS, la grande révolution culturelle, la restauration de l’ordre bureaucratique et le rapprochement croissant avec les États-Unis. La première partie de cette série peut être lue ici, la deuxième partie ici et la troisième partie ici. Dans la partie suivante : « Année charnière 1976, Mao et le maoïsme sont enterrés ».
Mao ne cède pas
Après avoir pris la mesure de la catastrophe du Grand Bond en Avant (voir article précédent), les rivaux de Mao, le président Liu Shaoqi en tête, s’emparent des rênes du pouvoir. Mais Mao Zedong ne cède pas : il appelle les masses, en particulier les jeunes, à attaquer les quartiers généraux des personnes au pouvoir qui voulaient disait-il « restaurer le régime bourgeois » …
Mais comme lors de la campagne des « Cent Fleurs » (qui avaient fleuri si brièvement !), lors de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, ces « masses » iront plus loin que souhaité, l’armée interviendra et finira par rétablir l’ordre. Officiellement, cette soi-disant « révolution culturelle » durera jusqu’à la grande année charnière de 1976, lorsque Zhou Enlai, puis Mao, mourront. Mais gageons que Mao se serait retourné dans sa tombe en voyant ce qui s’est passé après sa mort.
Rupture avec Moscou
Après l’échec du Grand Bond en Avant, le prestige de Mao au sein du parti s’était érodé et Liu Shaoqi avait atteint quasi le même niveau de popularité et c’est sa ligne qui a prévalu : poursuite de la mise en œuvre du plan quinquennal sans « éléments perturbateurs » (Mao). Le Premier ministre Zhou Enlai eut beau s’employer ( avec un certain succès) à réconcilier les deux lignes afin que cela ne tourne pas à la fracture publique, l’arrêt soudain des projets d’aide soviétiques en 1960 avait, comme on l’a vu, sérieusement ralenti la mise en œuvre de ce plan. Cette manière de faire soviétique, brutale, n’avait plus rien à voir avec de la camaraderie, c’était devenu de l’hostilité pure et simple. Cette aide du « parti-frère » avait consisté, entre autres, à renouveler les infrastructures et à créer des entreprises clés mais Pékin pensait depuis longtemps que l’Union soviétique aurait pu faire plus, notamment en la comparant à l’aide généreuse qu’elle accordait à des régimes loin d’être communistes (Égypte, Iran, Afghanistan…).
Plus particulièrement, les communistes chinois, n’appréciaient guère la politique de « coexistence pacifique » et de « concurrence pacifique » de Khrouchtchev avec l’Occident capitaliste. Pékin, qui verra le siège chinois à l’ONU occupé par Taïwan jusqu’en 1971, se sentait évidemment berné…. La politique de détente de Moscou équivalait dans les faits à un partage du pouvoir entre les deux superpuissances de l’époque, et reléguait des pays comme la Chine à la marge. Pékin a par exemple considéré que l’accord entre ces deux puissances, visant à restreindre les essais nucléaires, constituait une violation pure et simple de sa souveraineté. En conséquence, la Chine testera dès 1964 sa première arme nucléaire.
Social-impérialistes
Pékin se montrait de plus en plus critique envers l’« hégémonisme » de Moscou, qui continuait de considérer l’Internationale Communiste comme son territoire exclusif (Ce conflit s’est d’abord déroulé en coulisses pendant un certain temps au point que lors du « Festival mondial de la jeunesse pour la paix » en 1962 à Helsinki, j’ai été bombardé d’invitations des deux côtés, signe de la lutte d’influence au sein de l’Internationale. Au VKS (étudiants communistes), on nous a présenté des films sur la Longue Marche ou relatant d’autres actes héroïques du parti chinois !).
Ici en Belgique, il apparut alors que le conflit sino-soviétique avait également pénétré le Parti Communiste (PCB) et on a vite compris que le PC chinois avait jeté son dévolu sur notre pays pour en faire un terrain d’essai pour jeter les bases d’une nouvelle internationale. C’est ainsi que Jacques Grippa allait fonder en 1963 le « Parti communiste marxiste-léniniste de Belgique » qui, soutenu par la Chine, disposait de fonds très importants pour engager des permanents, se doter d’une grande imprimerie, de plusieurs magazines, etc… Mais les rivalités mutuelles (qui se sont même terminées par des vols et règlements de compte à main armée.) ont rapidement ruiné le parti : Pékin n’avait pas bien choisi ses premiers cobayes !
Après la scission ouverte de 1963, Pékin et tous ses partisans ont lancé des campagnes mondiales contre « l’hégémonisme » de Moscou et, pire encore, contre le « social-impérialisme ». Ce dernier était même devenu l’ennemi numéro un des « vrais » communistes, reléguant au second plan toutes les autres oppositions. Cette dérive mènera Pékin à refuser de soutenir les mouvements de libération qui étaient entièrement soutenus par Moscou, comme le MPLA en Angola. Cette attitude n’a évidemment pas contribué à renforcer les tentatives de la Chine pour se faire des amis en Afrique, en Asie et en Amérique latine ! De plus, Pékin allait subir un coup très dur en Indonésie, où le PKI, le parti communiste ami, l’un des plus forts du monde, allait être littéralement éradiqué par un massacre lors d’un coup d’État en 1965. Cet épisode dramatique avait mis un sérieux coup de frein aux ambitions de Pékin pour créer une sorte d’Internationale rivale.
La Grande Révolution…
Pendant ce temps, Mao se sentait de plus en plus marginalisé dans « son » parti. Il avait le sentiment d’avoir réussi à mobiliser les masses en 1958, d’avoir suscité l’enthousiasme pour son Grand Bond en Avant…et il est donc venu avec un autre projet : La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne : le peuple devait se débarrasser des anciennes traditions féodales, voire les détruire, afin de permettre l’avènement d’nouvelle culture prolétarienne.
Pour Mao, l’objectif caché derrière ces slogans était en réalité de reprendre le contrôle du parti et d’éliminer des rivaux, qui se dressaient entre lui et les « masses ». En 1964, il avait donné un nouvel élan au culte autour de sa propre personne avec le « Petit Livre Rouge » (des citations de Mao), un ouvrage que, dans notre pays, la plupart des maoïstes d’origine catholique ont adopté comme leur nouveau catéchisme. Sous son impulsion, un « Mouvement pour l’éducation socialiste » est créé. Mais après le désastre du Grand Bond en avant et le succès économique du Plan, cette « éducation » forcée ne suscite guère d’enthousiasme en Chine.
… déraille
Mais il en fallait plus pour décourager Mao : en traversant le Yangze à la nage en 1965, il avait symboliquement montré à ses rivaux et à tous les Chinois combien il était encore fort ! Pourtant il était loin d’être omnipotent ; c’étaient ses rivaux qui dictaient la loi et sa Grande Révolution Culturelle Prolétarienne lancée en 1966 devait mettre un terme à cette situation.
Dans le même temps, cette Grande Révolution devait canaliser l’énorme mécontentement social concernant les salaires excessivement bas, l’élargissement de l’échelle des salaires, le travail à la pièce, ou encore les privilèges accordés aux cadres supérieurs et aux fonctionnaires du parti. Mao a donc appelé à un assaut sur les quartiers généraux (où se trouvaient ses ennemis), les rendant responsables de tout ce qui allait mal. Dans un premier temps, les maoïstes s’étaient assuré le soutien de l’armée du vétéran Lin Biao, qui devait veiller à contenir toute cette énergie révoltée.
Mais dans un premier temps, l’armée n’est pas intervenue et les étudiants qui, en tant que « gardes rouges », constituaient l’avant-garde de la révolution culturelle, ont rapidement été rejoints par des travailleurs et ont formé des comités « révolutionnaires » et organisé des grèves… ce qui, selon les maoïstes, allait un peu trop loin.
1967 se révéla une année de confusion et de violences croissantes contre tous ceux considérés comme des « ennemis du peuple » et les comités rivaux commencent à s’accuser mutuellement de contre-révolutionnaires. L’« armée populaire » a reçu l’ordre de rétablir l’ordre ici et là, ce qu’elle a souvent fait avec une grande violence. Les premiers communistes étaient soudainement devenus des fossoyeurs du socialisme.
L’ordre est rétabli
La « révolution culturelle » avait sombré dans une orgie de violence qui fit d’innombrables victimes. Quelques exemples. En mai 1967, dans la province du Sichuan, plus de 2 000 personnes ont été tuées en trois jours lors de combats fratricides entre « comités révolutionnaires », principalement composés d’ouvriers du textile. Le groupe qui a gagné a capturé 1800 gardes rouges, dont 34 ont été décapités. À Guangzhou (Canton), où les gardes rouges ont détruit de nombreux temples et bâtiments historiques, comme ailleurs, des comités rivaux se battent quartier par quartier, tuant parfois jusqu’à 250 personnes par jour.
À partir de l’automne 1967, l’armée se voit dès lors confier de plus en plus de tâches et étend de facto son influence en même temps que se succèdent les appels au renouvellement et au renforcement du parti. Mais 1968 n’apporte guère de repos : de nombreux nouveaux comités révolutionnaires sont formés et une partie des masses que les maoïstes se sont tant vantés de défendre et de représenter ne voulait pas revenir à l’ancienne situation. Il y eut beaucoup de manœuvres pour ramener la situation sous contrôle, autour de la figure et de la pensée de Mao, mais aussi avec Lin Biao et son « quartier général du prolétariat ». Des centaines de milliers de gardes rouges furent intégrés à l’armée pour la noyauter et en octobre 1968, le Comité central du PC se réunit : élargi au groupe dirigeant de la Révolution culturelle et aux représentants des comités révolutionnaires des provinces, on y a noté avec satisfaction que le quartier général bourgeois de Liu Shaoqi « et sa clique » avait été éliminé. Mao et Lin Biao avaient triomphé.
Reconstruire
Une fois encore, comme après le spectaculaire Grand Bond de Mao, la Chine et le PC allaient se redresser. Officiellement, la révolution culturelle ne s’achèvera qu’en 1976, mais il était très clair, lors du congrès du parti d’avril 1969, qu’elle était en réalité déjà terminée. Les « rebelles » étaient invités à se joindre aux masses ouvrières et paysannes, ce qui signifiait souvent que, comme beaucoup de leurs victimes, ils allaient devoir faire leur « apprentissage avec le peuple ».
Lors du Congrès du Parti d’avril 1969, le rôle dominant de Lin Biao et des militaires a été confirmé par leurs promotions à la direction du Parti. Lin est désormais officiellement le successeur de Mao et se comporte en conséquence. Au point que celui-ci devienne méfiant et commence à craindre pour sa propre position. Un épisode bizarre se produisit en été 1971. Mao, se préparant à une épreuve de force avec son vice-premier ministre Lin, était sorti de Pékin pour chercher du soutien afin de l’évincer, craignant une imminente prise de pouvoir. Lin Biao s’en rendit compte et décida de fuir précipitamment avec sa famille en Union soviétique. En trop grande hâte ? Il n’y avait probablement pas assez de carburant dans le réservoir et son avion s’écrasa en chemin…
Deng et Cie versus Bande des Quatre
Les soucis de Mao étaient cependant loin d’être terminés. Petit à petit, les dirigeants qui avaient été purgés pendant la Révolution culturelle ont commencé à réapparaître au sommet. Parmi eux, Deng Xiaoping, l’homme qui ne deviendra jamais officiellement le numéro un, mais qui, à la fin de 1978, oriente le Parti et la Chine dans une direction totalement différente de celle voulue par Mao : la voie du « socialisme aux caractéristiques chinoises », euphémisme pour parler de caractéristiques capitalistes.
Après la chute de Lin Biao et le retour de Deng et Cie, des tendances très diverses se sont côtoyées au sein du Parti communiste dans le cadre d’une relative « coexistence pacifique » : d’un côté les partisans de la modernisation à la Liu Shaoqi et, de l’autre côté, le noyau dur de la Révolution culturelle (plus tard étiqueté « Bande des Quatre ») à laquelle appartenait Jiang Qing (Mme Mao) … et Mao lui-même comme 5ème membre clandestin ! Quant au premier ministre, Zhou Enlai, comme il l’avait fait pendant des décennies, il s’était prudemment placé au-dessus de la mêlée.
Mao, Jing et leurs partisans ont bien encore lancé la campagne « Pi Lin Pi Kong » en 1973 – des attaques contre Lin Biao et Confucius – pour essayer de tirer la couverture à eux, mais la flamme de la contestation allait malgré tout diminuer pour faire place à la normalisation. Pourtant elle n’était pas encore complètement éteinte, comme le montrent les grèves et les journaux muraux en 1974.
Nixon en visite
Dans le même temps, on vivait une normalisation internationale. En 1971, la Chine avait obtenu son siège aux Nations unies (jusqu’alors, il était toujours occupé par la « Chine nationaliste » de Taïwan. Et dans les années qui ont précédé et suivi, Pékin avait remporté des succès diplomatiques dans le monde entier, notamment dans ce que l’on appelait alors le « tiers monde ».
La visite officielle du président américain Richard Nixon en février 1972 dans une Chine devenue désormais membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, constitue un moment fort. Mais il faudra attendre 1979, année au cours de laquelle Pékin annule officiellement son traité d’amitié avec l’URSS, pour que des relations diplomatiques soient établies.
Le fait que les États-Unis aient lâché quotidiennement sur le Viêtnam des tonnes de bombes au napalm et utilisé des armes chimiques, même pendant la visite de Nixon, n’a –semble-t-il-pas constitué un obstacle à ce rapprochement ! Et le fait que la Chine n’avait pas non plus vraiment à cœur d’aider les camarades vietnamiens, pas même pendant leur guerre contre les États-Unis, devint évident en 1980, lorsque les troupes chinoises ont envahi le Viêtnam pour « donner une leçon aux Vietnamiens ». Mais c’est pourtant la Chine qui a reçu une leçon : son « armée du peuple » ne valait pas grand-chose… C’était une raison pour Deng d’inscrire l’armée sur sa liste des quatre modernisations.
Cet article a été initialement publié sur Uitpers et traduit du néerlandais par Hamel Puissant et François Houart.