À l’occasion de son cinquantième anniversaire, le Parlement flamand a commandé un numéro jubilaire de l’institution au magazine Newsweek. Or le fait que ce numéro rende hommage entre autres à deux personnalités qui ont collaboré aux activités criminelles du national-socialisme allemand – August Borms (1878-1946) et de Staf de Clercq (1884-1942) – a bien heureusement créé certains remous.
L’hommage consiste à classer ces deux personnages dans la catégorie « Quelques ‘figures flamandes’ qui ont façonné l’émancipation de la langue et du peuple depuis l’indépendance belge jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ». Notez bien : « jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ». Car après tout, les activités criminelles de Borms et De Clercq ont eu lieu pendant cette guerre. Cette astuce permettait dés lors de prendre en compte leur rôle supposé émancipateur, et de restaurer leurs personnages d’icônes positives.
Le Forum des organisations juives a bel et bien dénoncé, à juste titre, leur élévation au rang d’icônes du mouvement flamand et a demandé en conséquence que ce numéro thématique ne soit pas distribué. En vain.
Bien plus que par l’histoire de l’ancien flamingantisme pluraliste, ce numéro est globalement imprégné par un nationalisme flamand qui reprend sans vergogne les acquis émancipateurs de tous les autres mouvements. Mais pouvait-on s’attendre à autre chose de la part d’un parlement majoritairement nationaliste flamand ?
C’est également la réaction de l’historien et rédacteur en chef Mark Reynebeau dans De Standaard du 13 janvier 2021. Il rejette la thèse de Newsweek selon laquelle la croissance de ce parlement serait le prolongement direct de plus de deux siècles de flamingantisme et de nationalisme flamand : « L’ironie est que le nationalisme flamand n’a jamais joué de rôle positif dans cette histoire de mise en place du parlement flamand. J’ajoute que le mouvement flamand s’est généralement abstenu dans la lutte pour le suffrage universel. »
Walter Pauli fait la même critique : selon lui, c’est l’aile flamande du CVP(1)Christelijke Volkspartij : ancien nom du Christen-Democratisch en Vlaams (CD&V) chrétien-démocrate qui a progressivement créé le parlement flamand, par lequel les socialistes ont approuvé toutes les réformes de l’État, alors que « pendant ces mêmes cinquante années, les partis nationalistes flamands n’ont soutenu que deux réformes de l’État – celles de 1988 et 1993 ». (Knack, 20/1/2021)
Comme tous les nationalistes, les nationalistes flamands tordent l’histoire et la réécrivent à leur sauce, afin de légitimer leurs objectifs politiques. A les écouter, notre parlement, futur pouvoir législatif de la future Flandre indépendante, était déjà inscrit dans l’ADN du mouvement flamand naissant vers 1845, et selon certains même beaucoup plus tôt, à savoir en 1302, selon l’approche téléologique ! Heureusement, le numéro thématique contient également une version remaniée d’un article sur l’histoire du mouvement flamand que Bruno de Wever (le frère de l’autre) a écrit en 1999 et qui ne se présente pas comme nationaliste.
Mais au fond, qu’en est-il de ce que j’appelle l’idéologie flamande ? Aux yeux de l’ensemble des acteurs flamands et des nationalistes qui se disent ou se prétendent démocrates, n’importe qui mérite d’être qualifié de Flamand honorable s’il a œuvré d’une manière ou d’une autre à l’émancipation linguistique et politique flamande. Et cela vaut également pour des personnalités de gauche. Ainsi, la Nouvelle Encyclopédie du Mouvement flamand (1998) mentionne le communiste Jef van Extergem et le trotskiste Ernest Mandel. Le communiste qui a été assassiné par les nazis et le trotskiste qui a survécu à la guerre (après avoir été déporté et s’être échappé à plusieurs reprises) ont l’honneur de figurer au même panthéon que le fasciste De Clercq et de nombreuses autres figures antisémites et d’extrême droite.
Car le nationalisme n’est pas seulement irrédentiste en termes de territoire, il l’est aussi en termes d’idées : intégrer d’une manière ou d’une autre le plus grand nombre et le plus largement possible tous les points de vue dans le discours nationaliste. Le mouvement flamand et tous les Flamands dits honorables sont intégrés dans le projet nationaliste. Walter Pauli fait une remarque à ce sujet :
« Et on peut se demander si une autre majorité aurait vraiment mis des accents différents. Car, depuis longtemps, on parle d’une sorte de rétrécissement de l’historiographie de l’émancipation flamande (2)On peut se demander pourquoi Mouvement s’écrit avec une majuscule et pourquoi il y a un tiret entre Nationalisme et Flamand en néerlandais, comme s’il s’agissait d’une essence absolue., comme si elle avait un seul parent : le Mouvement flamand – et donc l’ensemble des partis et organisations (linguistiques) flamands ».
Voici donc le cœur de l’idéologie flamande. Tout ce qui est flamand est fondamentalement bon. Le flamand doit être compris comme quelque chose d’absolu, comme une nature qui, par essence, échapperait à la réalité sociale matérielle. Dans le même ordre d’idées, l’excuse morale d’avoir agi par idéalisme, même si elle est usée jusqu’à la corde, est utilisée encore et toujours aujourd’hui, pour blanchir les méfaits et les crimes du nationalisme flamand, et elle continue d’être invoquée pour demander l’amnistie.
Isaiah Berlin, un penseur conservateur, observe à juste titre que le concept d’idéalisme découle du romantisme. Autrefois, un catholique ne considérait pas le comportement d’un protestant (et vice versa) comme étant motivé par un idéal, mais par Satan en personne. Ce n’est qu’avec le romantisme qu’est née l’idée qu’un idéal, qui jaillissait du plus profond de l’âme personnelle était donc bon et noble. On a oublié que les idéaux et les idéologies ont une origine sociale et peuvent donc être répréhensibles.
Par conséquent, le nationalisme flamand, qui se fonde sur une conception idéaliste de l’histoire, a beaucoup de mal à condamner ses méfaits et ses crimes. Et c’est en son nom que des tombes de SS sont toujours honorées par certains nationalistes flamands, et que des rassemblements des anciens du Front de l’Est sont encore organisés.
Dans l’étude « Ontstaan en groei van het Vlaams Parlement » de Martine Goossens (1995), on peut lire à la note 20 de la première partie : « Le Vlaams Nationaal Verbond (VNV) a été fondé en 1933 par Staf de Clercq. Les anti-belges, les Dietsers, les Groot-Nederlanders et les fédéralistes ont tous rejoint le VNV. Mais le fait que le VNV était un parti fasciste a échappé à l’historienne. Bruno de Wever, cependant, l’avait démontré de façon concluante un an plus tôt dans son « Grip naar de Macht. Le nationalisme flamand et l’Ordre Nouveau. Le VNV 1933-1945 ».
Traduit du néerlandais par Hamel Puissant et François Houart.
Notes