Alors que le Parti communiste chinois vient de tenir son congrès quinquennal, le rôle économique, politique et géostratégique croissant de la Chine mérite que l’on fasse le point sur son évolution. Nous empruntons à cette fin un article paru en décembre 2017 sur le site de l’organisation britannique RS21, Socialisme révolutionnaire du 21e siècle (traduction, Jean-Philippe Divès)(1)Publication originale, https://rs21.org.uk/2017/12/15/revolutionary-reflections-winter-is-coming-on-the-situation-in-china/ Toutes les notes qui suivent sont de l’auteur..
En octobre dernier, le 19e congrès du Parti communiste chinois (PCC) a montré comment son « chef suprême », Xi Jinping, est devenu apparemment plus puissant que tout autre dirigeant chinois depuis Mao Zedong. Après la direction autocratique de Mao, mort en 1976, ses successeurs avaient mis en place des règles supposées garantir que personne ne dispose à nouveau de tels pouvoirs : le secrétaire général est en place pour un maximum de dix ans et les membres du Comité permanent du bureau politique (CPBP), centre névralgique de la classe dirigeante, doivent se retirer à l’âge de 68 ans. La composition du CPBP annoncée à la fin du congrès implique qu’une de ces règles au moins devra être transgressée d’ici au prochain congrès, prévu en 2022.
Le congrès a également inséré dans les statuts du PCC un nouveau guide idéologique, crûment intitulé « la Pensée Xi Jinping sur le socialisme à la chinoise dans la nouvelle ère ». (Selon un mythe orientaliste, un tel jargon sonnerait mieux dans le chinois originel : ce n’est vraiment, vraiment pas le cas). Là encore, c’est la seule reconnaissance de ce type accordée depuis Mao à un dirigeant en vie.
Ce que signifie réellement « la Pensée Xi Jinping » est assez peu clair, tout comme son rapport avec la « nouvelle ère » et ce en quoi cette dernière peut consister, mais le congrès a fait apparaître une série de thèmes centraux, qui vont tous dans le sens d’une affirmation renouvelée du pouvoir de l’Etat, tant à l’intérieur du pays qu’à l’échelle internationale.
Les nouvelles routes de la soie
L’accession de la Chine au rang de deuxième économie mondiale a fait qu’elle est devenue non seulement le plus grand exportateur mais aussi le principal importateur, ce qui a renforcé son poids sur les économies des pays fournisseurs. Jusqu’à présent, les dirigeants chinois ont cependant hésité à affirmer ouvertement cette position de force, préférant utiliser la persuasion afin d’étendre leur influence sans paraître trop arrogants. Le projet des « nouvelles routes de la soie » [et en anglais, « One Belt, One Road »] rompt avec cette approche, puisqu’il représente un défi évident envers la domination occidentale de l’économie mondiale.
Ce projet n’est pas encore finalisé, mais on sait qu’il a en son cœur le programme de construction d’infrastructures le plus gigantesque jamais réalisé au monde – en tenant compte de l’inflation, cela représente sept fois les investissements du plan Marshall en Europe de l’Ouest après la Deuxième Guerre mondiale. La Chine prévoit d’accroître la capacité ferroviaire, routière et portuaire de plus de 60 pays, en développant les routes d’accès à l’Europe via l’Asie et le Moyen-Orient ainsi que les routes maritimes des océans indien et atlantique, tout en renforçant ses capacités d’accès aux matières premières d’Afrique et d’Asie du Sud(2)Pour une analyse plus détaillée, voir cette analyse publiée sur le site de l’ISO étatsunienne : https://socialistworker.org/2017/08/09/chinas-one-road-to-global-power.
Cette affirmation de soi apparaît également à travers la poursuite des revendications sur les îles du sud de la Mer de Chine, ainsi que la promotion auprès d’autres pays du système politique chinois comme un « modèle » à suivre. Même si la nouvelle approche est antérieure à l’élection de Donald Trump, Xi Jinping considère clairement que l’isolationnisme de Trump ouvre un espace à la Chine. Il a explicitement revendiqué le rôle pilote de la Chine dans le domaine du réchauffement climatique et signalé la nécessité de renforcer les institutions internationales, en se démarquant nettement de l’attitude de repli des Etats-Unis(3)https://qz.com/1105119/watch-what-xi-jinpings-19th-chinese-communist-party-congress-work-report-said-on-climate-change/.
L’objectif n’est pas de remplacer les Etats-Unis au poste de première puissance mondiale (comme l’ont affirmé à tort une série de commentateurs américains), mais d’installer la Chine comme une puissance qui compte. Alors que la force économique et politique des Etats-Unis décline, la Chine claironne son arrivée en tant que puissance mondiale, disposant de très importantes réserves de capital à investir à l’étranger et d’une capacité à penser stratégiquement à l’horizon de décennies.
L’évolution de la Chine
Le « modèle chinois » que Xi encensait présente cependant de nombreuses faiblesses, auxquelles il a dû se référer durant la plus grande partie de son discours devant le congrès : une crise écologique croissante, un ralentissement de la croissance économique, des niveaux de dette de l’Etat insoutenables et la corruption installée à tous les niveaux de la bureaucratie d’Etat. Aucun de ces problèmes n’est nouveau, ni ne sera aisé à résoudre. Xi a délibérément posé la perspective de long terme d’une Chine devenant « une économie et une société pleinement modernes », en insistant sur le rôle central de l’Etat dans la direction de l’économie comme de la société.
Les villes chinoises ont l’une des atmosphères les plus polluées au monde. La nappe phréatique baisse dans tout le nord du pays. Des données officielles indiquent que plus de la moitié des cours d’eau sont soit pollués, soit toxiques. Certaines des mobilisations populaires les plus importantes des dernières années ont été tournées contre des entreprises chimiques ou polluantes. La dégradation environnementale est l’une des questions les plus pressantes auxquelles la Chine est confrontée, et aussi l’une des plus dangereuses politiquement.
La Chine a longtemps été leader dans le domaine des énergies renouvelables, bien que l’essentiel soit provenu de l’hydro-électricité (les barrages) dont les coûts environnementaux sont élevés. Ce choix ne répondait pas vraiment à des préoccupations écologiques : les réserves de charbon sont situées loin des principaux centres industriels et la production de pétrole à l’intérieur des terres a atteint son point culminant il y a des décennies, ce qui a conduit la Chine à devenir le plus gros importateur mondial de pétrole. De fortes sommes sont aujourd’hui investies dans le solaire et l’éolien, 42 % des capacités de production électrique éolienne ayant été installées en 2016(4)https://www.cnbc.com/2017/02/13/china-and-us-lead-way-with-wind-power-installations-says-global-energy-report.html, même si le charbon et le pétrole resteront les principales sources d’énergie pour encore des décennies.
De gros efforts ont été faits pour tenter de contrôler les usines les plus polluantes, mais la plupart n’ont pas abouti du fait de l’indépendance des responsables locaux par rapport aux hautes autorités. Une enquête de 2009 a révélé que 15 % de l’ensemble des projets de construction avaient démarré sans autorisation officielle et que 10 % des usines fermées pour cause de pollution avaient rouvert sans autorisation(5)Elizabeth C. Economy, « The River Runs Black – The Environmental Challenge to China’s Future », Cornell University Press, 2010, page 211.. Le krach économique de 2008 a empiré cette situation, les directions d’entreprises ayant réduit leurs coûts pour rester compétitives.
La croissance économique explosive connue depuis les années 1990 avait été alimentée par une hausse considérable des exportations vers les Etats-Unis et l’Europe, tandis que de grands industriels délocalisaient leur production vers le sud-est de la Chine. 2008 a durement frappé l’économie, de 20 à 25 millions de travailleurs ayant perdu leur emploi du fait de la chute des exportations. La Chine s’est cependant récupérée plus vite que d’autres pays, son gouvernement ayant libéré des masses de crédits pour des projets de construction – notamment dans le logement, les chemins de fer, les routes et les ports – afin de stimuler l’économie et de susciter une demande pour des industries clés telles que celles de l’acier et du béton.
Mais ce stimulus ne devait être que temporaire, et il a généré une forte hausse de la dette. Les taux de croissance s’étaient déjà réduits par rapport aux années précédentes, ce qui avait amené certains commentateurs à parler d’« effondrement », en particulier après le krach des bourses chinoises en 2015 et 2016. En réalité, de même que les taux de croissance étaient gonflés, les chiffres de son déclin ont été exagérés. En 2016, la croissance a été à son plus bas depuis 27 ans(6)https://www.theguardian.com/business/2017/jan/20/chinese-economic-growth-dips-to-67-the-slowest-for-26-years, mais s’est située à un niveau toujours largement supérieur à celui de la plupart des économies occidentales. L’idée que la période de très forte croissance est révolue semble acceptée, l’accent étant mis désormais sur le développement des services, l’augmentation de la consommation (y compris en débloquant l’épargne des salariés) et les investissements à l’étranger, ainsi que la réduction de la dette et la lutte contre la corruption, en renforçant le contrôle de l’Etat central et en limitant les gaspillages.
Le marché, la corruption et la dette
L’un des principaux changements introduits par les réformes des années 1980 a été la redistribution de prérogatives de pouvoir aux autorités provinciales et locales ainsi qu’aux directions d’entreprise, dans le but d’introduire au sein du secteur d’Etat « un dynamisme de marché ». L’idée était que les responsables locaux et les managers apprendraient à penser comme des entrepreneurs, en rendant les économies locales plus flexibles et plus capables de tirer parti des opportunités. Cela a fonctionné encore mieux que prévu, les administrations locales devenant l’un des facteurs clés de la croissance économique des années 1980 et 1990. Le revers de la médaille a bien sûr été que les administrateurs et les managers ont appris à penser comme des entrepreneurs d’autres façons aussi, et que la corruption est devenue endémique(7)https://www.business-anti-corruption.com/country-profiles/china.
La dette et la corruption vont main dans la main, comme produits de l’indépendance relative des responsables locaux par rapport à l’Etat central – une indépendance que Xi Jinping est décidé à maîtriser, dans le cadre de son projet visant à réaffirmer le contrôle de l’Etat central. Mais ces phénomènes ont des origines assez différentes. La corruption a toujours été combattue, il y a eu régulièrement des mesures de répression ayant conduit à l’emprisonnement voire l’exécution de figures centrales du PCC, l’ancien membre du bureau politique Bo Xilai en ayant été la cible la plus éminente il y a quelques années. Par ailleurs, le développement de la dette publique a jusqu’à présent été encouragé. Le problème de la dette est en Chine très différent de celui des économies occidentales, même si beaucoup de commentateurs ignorent ce fait élémentaire.
Au total, la dette chinoise est en proportion du PIB inférieure à celle des Etats-Unis – 250 %, contre 330 % pour les USA il y a un an(8)https://www.theguardian.com/business/2016/jun/16/chinas-debt-is-250-of-gdp-and-could-be-fatal-says-government-expert. Presque toute cette dette est détenue par des banques chinoises – la dette extérieure est bien plus faible et largement inférieure au montant des réserves chinoises en dollars. Et même si la dette des ménages augmente rapidement, celle-ci reste en grande partie détenue par les entreprises et les gouvernements locaux. Le problème chinois de la dette se concentre essentiellement dans le fait que des secteurs de l’Etat doivent à d’autres secteurs de l’Etat des sommes colossales : cela permet de résoudre rapidement les crises conjoncturelles, en prorogeant simplement les échéances.
Cela ne veut pas dire que ce ne soit pas un problème réel. En premier lieu, est mis en évidence le fait que des unités de production relativement inefficaces utilisent des crédits qui pourraient mieux employés ailleurs. Plus fondamentalement, cela souligne un problème majeur de productivité : près de 40 ans de réformes de marché n’ont pas réussi à rendre plus compétitif le secteur de l’industrie possédé par l’Etat, ni à réduire significativement les coûts salariaux.
La rapidité avec laquelle la dette a augmenté est un sujet de préoccupation, tout comme le fait qu’une grande part de cette dette soit détournée sur les marchés secondaires, en permettant à des managers ou responsables corrompus de l’Etat de réaliser des investissements auxquels l’Etat central est opposé, ou de simplement se les approprier pour leur profit personnel.
Mais si la nécessité de contrôle est évidente, il n’y a pas de moyen facile pour l’imposer. Réduire drastiquement le crédit pourrait être une solution, mais au prix de nuire aux secteurs sains de l’économie. Une restructuration pourrait assainir la situation de certaines entreprises, mais cela entraînerait une hausse de la dette du système bancaire. Des fermetures ou licenciements massifs pourraient fonctionner – c’est le remède favori dans les économies occidentales – mais le coût politique prévisible est trop élevé.
Tout cela peut-il fonctionner ?
Les cinq dernières années ont vu une intensification de la répression contre des intellectuels, des organisations ouvrières et en général quiconque a osé sortir du rang. Les attaques contre la corruption et l’endettement entrent dans le cadre de ce resserrage de boulons. La mission de Xi est de renforcer le contrôle de l’Etat sur la société et l’économie, donc le contrôle de l’Etat central sur les responsables et les managers locaux.
De même y a-t-il l’ambition de projeter le pouvoir chinois à l’échelle mondiale, en profitant du déclin de la puissance US et plus généralement de celle de l’Occident. Il n’y a dans le monde aucune autre classe dirigeante qui soit capable de se fixer en confiance des objectifs à échéance de trente ans, en se donnant une stratégie crédible afin de les atteindre.
La tournée éclair de Trump en Asie, après le congrès du PCC, a été pour lui l’occasion de reconnaître la puissance de la Chine et de dévoiler dans le même temps un nouveau concept stratégique, « l’Indo-Pacifique ». L’idée est celle d’une alliance entre les Etats-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon afin de contrer l’influence chinoise – bien qu’on ne sache pas bien si cette alliance serait seulement économique ou aussi militaire. Ce plan a déjà été critiqué pas le stratège indien qui a été à l’origine du terme(9)https://www.theguardian.com/australia-news/2017/nov/11/trans-pacific-trade-deal-salvaged-despite-canada-u-turn-reports-say, mais il met en évidence deux problèmes réels auxquels la Chine est confrontée.
En premier lieu, le déclin de la puissance étatsunienne a ouvert une brèche qui permet à d’autres pays d’accroître leur influence, et la Chine se retrouve ainsi en lutte avec plusieurs autres Etats asiatiques qui veulent limiter ses ambitions. L’un des signes en est la relance de l’Accord de partenariat transpacifique (TPP selon ses initiales en anglais), sans la participation des Etats-Unis.
Le TPP constituait le volet économique du tournant militaire d’Obama vers l’Asie, une stratégie double visant à une renaissance de la puissance US en Asie, en tirant parti des craintes suscitées par la montée de la Chine. Deux jours après avoir prêté serment, Trump a tué le TPP dans le cadre de sa ligne protectionniste visant à « rendre à l’Amérique sa grandeur ». Dans un geste de rebuffade clairement adressé à la fois à Trump et à Xi Jinping, les autres gouvernements impliqués dans cet accord ont maintenant décidé de lui redonner vie.
Le second problème est que la « nouvelle route de la soie » dépend de nombreux engrenages et de la bonne volonté de chaque gouvernement concerné. Comme un article l’a souligné de façon comminatoire, la liste des obstacles est impressionnante(10)http://www.nybooks.com/daily/2017/10/25/chinas-silk-road-illusions/.
Et puis il y a la Corée du Nord, sous bien des aspects le problème de politique extérieure qui est pour la Chine le plus inextricable, d’autant que verser de l’argent ne déboucherait sur aucune solution. La Chine ne peut ni laisser le régime nord-coréen s’effondrer, par peur du chaos ou d’une présence de troupes US près de sa frontière, ni lui permettre de poursuivre le cours actuel d’affrontement avec les USA et la Corée du Sud. Un coup d’Etat à la zimbabwéenne [interne au régime, NdTr] serait certainement la meilleure solution mais malheureusement, la coutume de la famille Kim consistant à écarter préventivement toute menace éventuelle(11)https://www.nytimes.com/2017/02/03/world/asia/north-korea-purge-kim-jong-un-kim-won-hong.html laisse fort peu de prétendants possibles.
A l’intérieur du pays, les problèmes de dette et de corruption, l’indépendance des autorités locales vis-à-vis de la bureaucratie centrale, la crise écologique font peser sur la nouvelle stratégie des risques sérieux. Pour le moment, l’opposition d’en bas se situe à un faible niveau.
Au Tibet et au Xinjiang, les luttes nationales contre l’occupation chinoise ont été moins visibles ces dernières années, du fait de l’intensification de la répression et de de l’immigration à grande échelle de Chinois Han. Le Xinjiang est crucial pour l’expansion de la Chine à l’étranger, ainsi qu’une source majeure de pétrole et de gaz, exposée aux attaques terroristes des séparatistes. Aujourd’hui, leur capacité d’action a cependant été substantiellement réduite. Le Tibet est économiquement moins important, sauf en tant que source de matières premières(12)http://www.jacobinmag.com/2017/02/tibet-china-tar-self-determination-mao-dalai-lama/, et il y a là encore moins de raisons de modifier une stratégie de répression qui semble avoir fonctionné.
La situation et les luttes de la classe ouvrière
Dans les villes, les grèves et autres formes d’opposition sociale n’ont pas disparu, mais sont moins nombreuses tandis que les grèves qui éclatent sont presque toutes complètement défensives. La carte des grèves publiée par le China Labour Bulletin (CLB)(13)http://maps.clb.org.hk/strikes/en montre que la quasi-totalité des grèves récentes ont eu pour cause des retards de paiement des salaires – un problème croissant vu le ralentissement de la croissance économique. Il faut noter que cela traduit une chute par rapport à des niveaux précédents – le CLB ayant recensé deux fois plus de grèves en 2016, comme en 2014(14)https://www.ft.com/content/4cdb6802-e82e-11e6-893c-082c54a7f539 – et qu’aujourd’hui, les grèves augmentent dans les services et parmi les cols blancs de l’industrie, alors qu’elles diminuent chez les ouvriers.
Cette situation est le résultat non seulement d’une répression accrue, mais aussi d’une intervention plus ferme de l’Etat contre les « patrons voyous ». Le CLB a analysé la nouvelle situation à Dongguan(15)http://www.clb.org.hk/content/why-has-there-been-drastic-reduction-worker-protests-dongguan, dans la province de Guangdong, l’épicentre des grèves de 2014 et 2015 : le nombre des grèves y a notablement diminué parce que les autorités locales se sont employées à réduire les cas de non-paiement ou retard de paiement des salaires. Mais le CLB note aussi : « bien qu’il y ait encore à Dongguan une large base manufacturière, c’est maintenant l’ombre de ce que cela a été. Des dizaines de milliers de petites et moyennes entreprises, particulièrement à bas coût et haute intensité du travail comme dans l’habillement, la chaussure ou le jouet, ont quitté Dongguan depuis dix ans. Les entreprises manufacturières qui restent tendent à être plus grandes et plus stables, capables de payer de meilleurs salaires et moins sujettes à l’émergence de conflits du travail. »
Paradoxalement, la plus sérieuse menace potentielle venue d’en bas n’a pas pour origine l’élargissement mais le rétrécissement de la classe ouvrière. La main-d’œuvre chinoise a connu un pic en 2011, pour ensuite décliner(16)http://www.chinadaily.com.cn/china/2016-11/21/content_27444998.htm. La population en âge de travailler a baissé de 20 millions entre 2011 et 2016, et elle devrait tomber de 900 millions aujourd’hui à 700 millions vers 2050 (notons qu’il s’agit là de la totalité de la population active, incluant l’appareil d’Etat, les travailleurs à leur compte et les paysans – les chiffres pour la classe ouvrière seront significativement moins élevés).
C’est un résultat direct de la « politique de l’enfant unique » mise en place en 1979 et définitivement abolie en 2015. Cette réduction offre aux travailleurs de plus grands choix de travail et limite la capacité des employeurs à réduire les salaires, mais réduit aussi l’éventail des choix politiques de la classe dirigeante.
Une des solutions esquissées par Xi Jinping est de développer la consommation. Mais obtenir que les travailleurs dépensent plus implique de réduire les raisons pour lesquelles ils épargnent (payer pour une éducation désormais privatisée, pour les soins de santé, pour des dépenses familiales comme celles occasionnées par un mariage), ainsi que d’assurer une réelle croissance des salaires réels. Cela a également des implications majeures en termes de ressources, vu les pénuries de marchandises et la diminution continue des terres cultivables et des produits de l’agriculture (la Chine est depuis plus de dix ans un importateur net de denrées agricoles).
Lorsque l’économie chinoise avait commencé à faiblir, la presse occidentale s’était mise à parler de « crise ». Cette analyse paraît aujourd’hui tout à fait exagérée. Pour l’instant, les dirigeants chinois semblent gérer la baisse des taux de croissance, à la moitié de ce qu’ils étaient il y a dix ans, sans grandes convulsions. Mais pour appliquer les ambitieux plans de Xi, ils devront offrir aux travailleurs des niveaux de vie plus élevés que ce qu’il ont promis, dans une perspective de croissance plus faible.
L’hiver vient
Les expulsions de masse intervenues récemment à Pékin illustrent une série de problèmes que pose cette stratégie. Ces dernières semaines, près de 200 000 personnes ont été chassées de bidonvilles aux alentours de Pékin. Officiellement, cela répondait à la nécessité de faire respecter la réglementation en matière de construction et de réduire la pollution générée par les poêles à charbon. En réalité, il s’agit de dégager des zones promises à des projets immobiliers lucratifs qui « amélioreront la qualité » de la population pékinoise. Selon un rapport, « les images d’immeubles détruits et de flots de gens épuisés évoquent plus une ville en état de siège qu’une métropole de premier plan – et c’est approprié, puisque l’Etat a déclaré la guerre à ses sous-classes urbaines. »(17)https://jacobinmag.com/2017/12/beijing-fire-migrant-labor-urbanization
S’il y a eu peu de résistance ouverte, de nombreux résidents de Pékin sont venus en aide aux expulsés et une vague de protestation a parcouru les réseaux sociaux. Elle s’est surtout exprimée en termes d’impact sur la vie des résidents installés – « où vivra notre nounou, à qui pourrai-je acheter de la nourriture dans la rue ? » –, mais reste un niveau de protestation plus élevé que ce que l’on a pu voir à Pékin depuis de nombreuses années.
Cela souligne aussi la contradiction fondamentale de la politique des autorités locales : transformer Pékin en une ville de services et de classe moyenne demande un effet la présence de nombreux travailleurs pauvres afin de construire, nettoyer, faire la cuisine et fournir les autres services permettant à la ville de fonctionner. Jusqu’à quelle distance du centre peut-on reléguer le « segment inférieur » de la population, avant qu’il ne puisse plus faire la navette ?
Et à partir de quel point les gens descendront-ils dans la rue ? Le gouvernement ne peut pas le savoir, mais il doit néanmoins estimer ce que peut être la limite d’endurance. Un signe en est le revirement soudain intervenu début décembre à propos des moyens de chauffage pour l’hiver(18)http://www.scmp.com/news/china/policies-politics/article/2123270/china-u-turns-coal-ban-amid-growing-outcry-over-numbers. Un grand projet, lancé depuis un certain temps dans le nord de la Chine, est d’y remplacer le chauffage au charbon par le chauffage au gaz. Mais les insuffisances de l’approvisionnement en gaz ont laissé de nombreux foyers sans aucune source de combustible. Alors que le froid hivernal commence à mordre, le gouvernement vient d’ordonner aux autorités locales de lever l’interdiction sur le charbon et d’en rendre des quantités disponibles. C’est un petit exemple, mais qui montre comment la possibilité de réactions populaires peut contraindre ce qui peut souvent sembler être un pouvoir absolu.
Ainsi qu’un chef d’entreprise, peut-être un peu paranoïaque mais néanmoins perspicace, le déclarait il y a quelques années à un chercheur, « la Chine est différente d’autres pays. A l’Ouest, ce sont les riches qui influencent la politique, et le gouvernement craint les riches. Maintenant, en Chine, ce sont les riches qui craignent le gouvernement, et le gouvernement craint les pauvres. Les pauvres ont un potentiel élevé de déstabilisation de l’ordre social. »(19)Cité dans Chris King-Chi Chan, « The challenge of labour in China », Routledge, 2010, page 161.
Cette menace potentielle continue de planer sur la « nouvelle ère » de Xi Jinping.
Article traduit pour le site du NPA
Notes