Interview de Daniel Richard, secrétaire interprofessionnel de la FGTB Verviers-Ostbelgien, à propos des inondations catastrophiques. Propos recueillis par Denis Horman.
Des dirigeants politiques ont qualifié ces inondations de catastrophe naturelle. Notre Premier ministre a même parlé « d’événement exceptionnel sans précédent ». Quel regard global portes-tu sur cette catastrophe ? Si elle n’est pas « naturelle », où seraient pour toi les responsabilités ?
Beaucoup de « responsables », politiques ou non d’ailleurs, parlent de « catastrophes naturelles » comme s’il s’agissait de fatalité. Une autre politique aurait permis d’éviter des victimes. Bien sûr, c’est plus facile de refaire le match après le coup de sifflet final… N’empêche. Il y a matière à réflexions.
Ce que l’Est du pays a connu à la mi-juillet était incontestablement un « événement exceptionnel ». Mais seulement dans son ampleur. La région a connu régulièrement dans son histoire des inondations… avec des victimes humaines parfois. En 1952, une crue de la Soor occasionne la mort d’ouvriers occupés à creuser le tunnel amenant une partie de ses eaux vers le barrage de La Gileppe… En 1956, quatre morts à Verviers dans une autre crue. L’ampleur de la catastrophe se mesure cette fois par des dizaines de morts. Et des blessés, des traumatisés, des sinistrés… par milliers.
On sait que le dérèglement de climat se traduit de plus en plus par des phénomènes extrêmes. Le « réchauffement » s’exprime concrètement dans nos régions par la succession de périodes de sècheresses de plus en plus intenses (comme les deux dernières années) et des moments de fortes précipitations (comme cet été). L’artificialisation croissante des sols encourage un ruissellement plus fort. L’aménagement du territoire et la pression foncière, pour une occupation maximale des terres, participent de la même manière à créer les conditions de catastrophes. Cela n’a rien de « naturel », au contraire ! Ce sont les fruits de politiques qui peuvent être changées !
Et puis, il y a les responsabilités proprement « humaines ». La gestion des barrages a été mise en cause rapidement. Enfin, celle des infrastructures publiques ! Je le remarque et le souligne. Il y a beaucoup à dire à ce sujet. J’essaye d’être prudent et modéré. La gestion de la crue ne semble pas avoir été optimale. Mais, l’existence des barrages créés à d’autres fins (alimentation en eau, production d’énergie…) a freiné, sans doute insuffisamment, l’écoulement des eaux vers l’aval. Dans l’arrondissement, il y a des débordements sérieux sur des ruisseaux et rivières qui ne sont pas concernés par la gestion des barrages : par exemple, à Spa et à Theux où les dégâts ont été conséquents également…
Enfin, il y a des responsabilités politiques. La commune de Limbourg a fait évacuer des populations dès le 14 juillet au soir. Elle a ainsi réduit à zéro le bilan humain. Cela ne s’est pas fait ailleurs en aval… Alors qu’existait un arrêté provincial le recommandant !
Souvent les moins nantis sont les plus touchés par les catastrophes de ce genre, parce qu’elles/ils habitent les zones les plus dangereuses. Est-ce le cas ici ? Verviers est une des localités les plus touchées par ces inondations. Les familles qui habitaient le long de la Vesdre sont-elles déjà parmi les plus précarisées de la localité ?
Dans le système fondamentalement inégalitaire que mettent en place les logiques capitalistes, les « moins nantis » sont toujours, TOUJOURS !, les premiers à « morfler ». Quelle que soit la crise en présence : dérèglements financiers, dépressions économiques, guerres, réchauffement climatique, pandémie, migration… C’est un constat de base. Les crues ne constituent pas une exception de ce point de vue.
J’ai l’habitude d’expliquer que, dans le val de Vesdre et surtout dans l’agglomération verviétoise, il y a un « marquage territorial des impacts des politiques libérales ». Le fond de la vallée concentre la pauvreté, la misère, les chancres. L’industrie lainière s’est implantée le long du cours d’eau. Dès qu’elle a pu, la bourgeoisie a fui la vallée pour s’installer plus en hauteur. Pas seulement pour fuir les crues. Pour fuir l’insalubrité – la Vesdre était un égout à ciel ouvert jusque dans les années 90 ! – les odeurs, la précarité et… les épidémies. Les zones en bordure du cours d’eau restent aujourd’hui celles où l’IPP – l’impôt sur les personnes physiques – est le moins élevé. Ce sont aussi des quartiers avec une forte diversité. C’est à Hodimont et en Pré Javais qu’arrivent d’abord les immigrations pauvres parce que les loyers y sont… « modérés ». Et ils sont « modérés » parce que l’habitat n’est pas d’une grande qualité, évidemment !
C’est symptomatique que Pré Javais – quartier où les industriels lainiers ont implanté la première cité ouvrière continentale ! – a été un des derniers à voir les gravats et dégâts des crues évacués par les pouvoirs publics !
Les personnes qui ont tout perdu devront comprendre pourquoi l’alerte de l’Agence européenne (European Flood Agency System) envoyée à la Belgique dès le samedi 10 juillet, concernant le risque d’inondations extrêmes sur l’Est du pays, n’a manifestement pas été prise en compte par les autorités compétentes. Comment peut-on expliquer cela ?
Je n’ai pas d’explication. Mais je constate, de manière assez générale, que les « donneurs d’alerte » sont moins entendus dès lors… qu’ils ne rassurent pas ! On préfère entendre les discours réconfortants.
Une des explications qui circule est la suivante : les politiques néolibérales d’austérité et de privatisation du secteur public ont affecté la capacité d’anticipation de l’inondation par les autorités, puis la capacité de porter secours aux victimes. En tant que militant syndical, tu accrédites certainement ce point de vue. Peux-tu résumer la manière dont ces politiques ont lourdement affecté les deux aspects évoqués ?
Ça c’est sûr ! Le libéralisme, c’est la politique du « trop juste ». Pour mieux engraisser les détenteurs de la richesse, dans le système productif, toutes les marges de sécurité sont réduites. Dans l’industrie, ça donne les politiques du just in time, le « zéro stock », la line-production… On voit ce que ça donne chez Audi quand on découvre la pénurie de composants électroniques : c’est le chômage économique pour les travailleurs !
Dans le secteur public, les modes de gestion du privé sont vus comme des modèles sinon des références. Il faut gérer l’État comme une industrie, éventuellement en « bon père de famille ». En matière de santé, on a vu ce que ça donne avec les conséquences de la Covid. Une politique de santé publique indexée sur des capacités hospitalières… qui ont fondu comme neige au soleil après des décennies de néolibéralisme dogmatique et de fermetures de lits.
Pour ce qui concerne la sécurité et la protection civile, les suites des inondations dans le val de la Vesdre ont fait la démonstration d’un cuisant échec des mêmes politiques : trop peu de tout… Même l’État-major de l’armée a fini par s’en plaindre publiquement. Plus de ponts flottant disponibles, c’est gênant !
Sur le terrain, une solidarité extraordinaire entre les citoyens a camouflé l’absence, des jours durant, de l’État et de ses représentants. Que ce soit au niveau du secours, de l’aide alimentaire… Les autorités communales, souvent remarquables d’engagements et de dévouements, étaient dépassées par l’ampleur des événements. L’impréparation était totale. L’improvisation était générale.
Pour moi, cette expérience difficile a été celle de l’échec complet des politiques libérales du « trop juste » dans les moyens consacrés à la « protection civile » comprise dans son sens générique. Le procès qui a parfois été instruit à l’endroit de la Croix Rouge, jugée trop absente du terrain, devrait d’abord viser les pouvoirs publics supra-communaux ! Ainsi que les « économies de bout de chandelles » réalisées au détriment de nos protections !
La question du relogement et de la reconstruction fait partie de l’urgence immédiate. On laisse entendre qu’à Verviers, 10 000 à 15 000 personnes doivent être relogées d’urgence. Peut-on laisser ces travaux, d’une ampleur gigantesque, dans les mains du marché, du privé, de promoteurs qui placent le profit avant les besoins et les capacités solvables des populations sinistrées ? Comment le syndicat pourrait-il favoriser le contrôle populaire sur la reconstruction, en tenant compte des zones soumises à des inondations qui seront de plus en plus fréquentes ? Et qui doit payer ?
Je ne voudrais pas focaliser uniquement sur la Ville de Verviers. C’est toute la vallée qui est concernée. D’Eupen à Chênée. Bien sûr à des degrés variables mais c’est difficile de mettre en évidence plus une partie de celle-ci qu’une autre. La question de la reconstruction (la démolition, la réhabilitation…) est déjà centrale. Le « marché » ne rencontrera jamais les besoins des populations sinistrées. Parce qu’elles sont « économiquement faibles », d’abord. Et surtout parce que le moteur des logiques du privé reste et restera centré sur les profits : et pas la sécurité des habitants, pas leurs besoins, pas l’intérêt collectif !
Le secteur de la construction est important dans le tissu économique du val de Vesdre et de l’arrondissement en général. Il était en crise avant les inondations. Il est frappé par une pénurie de main d’œuvre (accentuée notamment par la concurrence des entreprises de pays voisins). Il est confronté à un renchérissement des prix des matériaux (qui est aussi un produit dérivé de la « mondialisation néolibérale » d’une part et de l’absence de planification de l’utilisation rationnelle des ressources d’autre part). Il était aussi attendu par rapport aux enjeux liés aux différents plans de relance pour tout ce qui touche la performance énergétique des bâtiments…
Le voici confronté à un défi supplémentaire. Les pouvoirs publics doivent, selon moi, reprendre rapidement la main pour planifier une reconstruction à hauteur des besoins et des enjeux environnementaux. Cela s’était fait au sortir de la guerre pour les villes bombardées de la région. Sans quoi, les moins pauvres, mieux assurés et déjà mieux logés au départ, seront les premiers servis. Restera pour les autres les logements les moins salubres. La pénurie de logement devient un enjeu social de premier plan. Avec l’eau, l’alimentation, la fourniture d’un minimum d’énergie, c’est un des besoins de base des populations. Le « marché » a fait la démonstration de son incapacité à le satisfaire. La question du « logement social » doit sans doute être repensée. Comme celle de la mixité des quartiers. Et le soutien public aux initiatives citoyennes et coopératives dans le secteur… Il en existe à Verviers (« Habitat InVesdre », par exemple) comme à Liège (« Les Tournières »)…
Selon certaines études scientifiques, la couverture assurantielle des dégâts climatiques (inondations notamment) en Belgique n’atteint que 60 % de la valeur des biens. Beaucoup de personnes sinistrées sont faiblement assurées. Certaines, parmi les plus précarisées, ne le sont même pas. Peut-on laisser les gens isolés face aux compagnies d’assurance ? Quelles revendications mettre en avant pour qu’il y ait réparation ? Et qui doit payer ?
Le barreau de Verviers a organisé très tôt une aide juridique gratuite aux sinistrés face aux assurances. L’Office de droit social donne des conseils à la FGTB. Moins concrètement, il y aura dans un second temps un débat « politique » sur les responsabilités et la réparation.
Je note qu’une procédure judiciaire a été ouverte. Je note aussi que le Parlement wallon manifeste sa volonté d’ouvrir une enquête parlementaire. Globalement, il y a une responsabilité politique qu’il faut mettre en débat. Elle doit interroger les logiques mêmes du système capitaliste qui ne placent pas la vie, les gens, les conditions d’existence au cœur du moteur et des priorités. Je rêve d’un procès public des politiques libérales. Elles ont fait la démonstration de leur inefficacité et de leur danger. Dans la gestion de la crise du Covid comme dans celle des catastrophes dites « naturelles »… La crise climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’épuisement des ressources finies, les guerres endémiques, le chômage comme mode de gouvernance sociale, l’inégalité croissante… sont les produits de choix politiques qui font des victimes tous les jours. Demandons justice !
Le 6ème rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) tire encore plus fort l’alarme sur le réchauffement climatique, provoqué par les émissions de gaz à effet de serre (CO2), générées par les combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel). Le rapport souligne que les cataclysmes liés au réchauffement climatique seront de plus en plus fréquents et violents… si des mesures radicales ne sont pas prises pour atténuer ces phénomènes : sécheresse, canicule, incendies, feux de forêt, montée des eaux, inondations catastrophiques… Et ces catastrophes écosociales ne se produisent pas seulement dans des pays lointains, mais ici aussi, comme nous venons de le constater. D’une manière générale, le mouvement syndical est mal à l’aise face aux questions écologiques, climatiques. Car cela suscite immédiatement la question de l’EMPLOI et la manière de l’aborder.
Oui, personnellement, je suis d’accord. Le mouvement syndical est « trop juste » dans ces matières. Je crains que les enjeux du débat climatique et de ce qui l’entoure ne dépassent rapidement ceux de l’emploi…
Les objectifs de réductions des émissions de CO2 sont inaccessibles sans la réduction de la production et des transports, sans la réduction de la consommation énergétique liée aux combustibles fossiles, sans la suppression de productions inutiles ou nuisibles, sans la répartition du travail nécessaire entre toutes les mains par la réduction du temps de travail sans perte de salaire. Il va de soi qu’un plan d’urgence pour limiter la catastrophe écologique doit aller de pair avec la reconversion, le maintien de l’emploi et les revenus des travailleurs/euses de ces différents secteurs, en précisant que le passage accéléré aux énergies renouvelables est porteur d’activités nouvelles ou réorientées, recelant d’énormes gisements d’emplois utiles socialement et écologiquement. Les inondations dramatiques que nous venons de connaitre ne posent-elles pas l’urgence d’un débat dans nos organisations syndicales sur l’alternative au productivisme capitaliste. Ne serait-ce pas aussi un moyen de repolitiser le syndicat sur une alternative de société ?
J’aimerais le croire. J’ai le sentiment de vivre la fin d’une époque. Le business as usual n’a plus aucun sens. Notre modèle de développement est épuisé. L’avenir du productivisme n’existe pas. La consommation sans limites de ressources finies n’est juste plus envisageable. Le « pouvoir » le sait mais le tait pour ne pas effrayer les gens, sans doute. Nous sommes au bout du possible de cet aveuglement absurde. Je parle d’aveuglement parce que dès les années 60, nous avons été alertés très précisément par des Carlson, des Meadows, des Dumont… Et je ne parle même pas du GIEC.
L’organisation syndicale s’est construite comme contre-pouvoir à l’image du pouvoir. Les fondements de cette construction s’effritent. Nous devons nous réapproprier les questions économiques de base en fonction de priorités nouvelles. Elles sont à mes yeux relatives à la satisfaction des besoins fondamentaux des gens : eau, alimentation de qualité, logement, minimum d’énergie, accès aux soins de santé, à la culture et à l’éducation. Malheureusement, ce sont des priorités qui ne semblent pas être à l’agenda politique. Pas plus qu’elles ne sont, c’est vrai, à l’agenda social. Mais la réalité va rapidement nous y ramener. Comme nous le montrent les conséquences des crues en val de Vesdre…
Avec la pandémie, les incendies, les crues millénaires qui se multiplient, le renchérissement des matières premières, le prix de l’énergie, les avertissements se multiplient. Avec pessimisme, je mesure nos molles réactions à ces faits « objectifs ». Avec optimisme, j’enregistre, par contre, que nos sociétés riches et matraquées par un individualisme militant sont encore capables de gestes de solidarité extraordinaires face à l’adversité. C’est sur ce terreau qu’ont poussé les plus belles fleurs du syndicalisme et de la gauche.
Interview réalisée par Denis Horman
Photo : Inondations à Tilff, 16 juillet 2021 / Régine Fabri, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons