Le marxiste belge Ernest Mandel a montré que les ondes longues étaient un facteur clé du développement du capitalisme. La théorie de Mandel est l’une des tentatives les plus sophistiquées pour montrer pourquoi le capitalisme traverse de longues périodes d’expansion et de stagnation.
De Carlota Pérez à Paul Mason ou Cédric Durand, de nombreux analystes du capitalisme contemporain ont adopté le concept d’ondes longues proposé pour la première fois par l’économiste russe Nikolaï Kondratiev. Mais si le capitalisme se développe en ondes longues, avec des hauts et des bas dans sa trajectoire, quelle est la logique de ces ondes ?
Le marxiste belge Ernest Mandel a fourni l’une des explications les plus détaillées dans son livre Les ondes longues du développement capitaliste. Une interprétation marxiste, (Paris, Éditions Syllepse/Montréal, M-éditeur, 2014), basé sur une série de conférences qu’il a données à l’université de Cambridge en 1978. Pour Mandel, l’existence de ces « ondes longues » est un fait empiriquement établi. Son explication marxiste repose essentiellement sur les fluctuations à long terme du taux de profit qui, à leur tour, en fin de compte, déterminent le taux d’accumulation du capital (c’est-à-dire la croissance économique et l’expansion sur le marché mondial).
Mandel cite deux indicateurs cruciaux qui confirment empiriquement l’existence d' »ondes longues », à savoir la production industrielle et la croissance des exportations dans leur ensemble. Les données indiquent les périodes suivantes avec une tendance à la hausse ou à la stagnation-dépression : 1826-47 (stagnation-dépression), 1848-73 (expansion), 1874-93 (stagnation-dépression), 1894-1913 (expansion), 1914-39 (stagnation-dépression), 1940-67 (expansion) et, à partir de 1968, à nouveau une onde longue avec une tendance à la stagnation-dépression.
Explication des ondes longues
D’un point de vue marxiste, une croissance industrielle à long terme dans le capitalisme est impensable en condition de baisse du taux de profit. Dans la mesure où, toujours d’un point de vue marxiste, on affirme que la tendance à long terme à la baisse du taux de profit est valable pour le développement général du capitalisme, le problème de l’explication des longues phases de croissance se pose évidemment. D’où la nécessité non seulement d’examiner les fluctuations du taux de profit dans le contexte du cycle économique et de sa tendance séculaire, mais aussi d’introduire un troisième cadre temporel, à savoir les « ondes longues ».
L’augmentation soudaine du taux de profit moyen sur une longue période peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Mandel cite tout d’abord une augmentation soudaine du taux de plus-value. Un ralentissement soudain de la croissance de la composition organique du capital, une augmentation soudaine du taux de rotation du capital ou une combinaison de ces facteurs sont également possibles. Mandel cite d’autres causes potentielles, telles qu’une augmentation soudaine de la masse de la plus-value et un fort flux de capitaux vers des pays avec une composition organique du capital significativement inférieure à celle des zones métropolitaines.
En général, les longues ondes expansives se produisent lorsque des facteurs qui contrecarrent la baisse du taux de profit ont un effet puissant et synchronisé. Cependant, il faut aussi essayer d’expliquer pourquoi les tendances contraires ne prévalent pas au sein de l’onde longue en question. Selon Mandel, les fluctuations de l' »armée de réserve », c’est-à-dire le poids relatif du chômage, y jouent un rôle important.
L’une des principales thèses de Mandel est que, contrairement aux cycles économiques capitalistes normaux, dans lesquels les transitions vers la dépression et la reprise correspondent aux lois internes de l’économie capitaliste, la transition vers une onde longue avec une tendance de base expansive doit être expliquée par des facteurs non économiques (« exogènes »). C’est précisément la raison pour laquelle Mandel, contrairement à Nikolai Kondratiev, ne parle pas de « cycles longs » mais d' »ondes longues ».
Selon lui, l' »onde longue » avec une tendance de fond dépressives ne contient pas en elle-même, en termes purement économiques, les conditions pour passer à une « onde longue » avec une tendance de fond expansive. Inversement, une « onde longue » avec une tendance de fond expansive contient en elle-même les conditions pour passer à une « onde longue » avec une tendance à la stagnation-dépression.
Les facteurs exogènes
Pour expliquer les hausses soudaines et permanentes du taux de profit moyen après 1848, 1893 et 1940 (ou 1948 en Europe), Mandel identifie des facteurs non économiques spécifiques à chacune de ces périodes. L’année 1848 est caractérisée par des révolutions, des conquêtes et la découverte des gisements d’or californiens. Ces trois facteurs entraînent une expansion qualitative du marché mondial capitaliste.
L’industrialisation et la révolution technologique qui l’accompagne progressent massivement. Ce processus est surtout marqué par le passage de la machine à vapeur au moteur à vapeur et par le passage de la production artisanale à la production industrielle à capital fixe. Cela a permis une augmentation spectaculaire de la productivité du travail et, en raison de l’augmentation de la plus-value relative, du taux de plus-value.
En outre, l’utilisation des bateaux à vapeur, du télégraphes et des chemins de fer a entraîné une révolution dans la technologie des transports et des télécommunications, accélérant ainsi la vitesse de rotation du capital. À cela s’ajoutent l’expansion des sociétés anonymes et l’apparition des grands magasins, qui stimulent la réalisation de la plus-value. Selon Mandel, l’ensemble de ces facteurs a conduit à une croissance permanente du taux de profit.
Les caractéristiques explicatives analogues du début d’une longue vague d’expansion après 1893 correspondent aux principales caractéristiques de l' »impérialisme » naissant au sens de Vladimir Lénine : le partage du monde entre les pays capitalistes industriels développés, l’augmentation des exportations de capitaux vers les pays pauvres, arriérés et dépendants, et la chute des prix relatifs des produits de base. Le taux de croissance de la composition organique du capital diminue et la révolution technologique provoquée par l’électrification générale dans les pays industrialisés riches permet d’augmenter la production de plus-value relative.
Pour ce qui est de la longue remontée après 1940 (aux États-Unis) et 1948 (en général), Mandel cite les « défaites historiques de la classe ouvrière internationale » comme principal facteur explicatif. Le fascisme et le nazisme sont responsables de la destruction du mouvement ouvrier dans les pays concernés. La Seconde Guerre mondiale, la guerre froide qui a suivi et l’ère McCarthy aux États-Unis constituent d’autres revers considérables pour le mouvement syndical organisé et sa capacité à défendre efficacement les intérêts des salariés.
L’ensemble de ces facteurs permet des augmentations sensationnelles du taux de plus-value, dans certains cas jusqu’à 300%. Une fois de plus, la croissance de la composition organique du capital ralentit, cette fois en raison d’un accès moins cher au pétrole du Moyen-Orient, d’une nouvelle chute des prix des matières premières et d’une baisse des prix des composants du capital fixe.
Une nouvelle révolution dans les télécommunications et le crédit, l’émergence d’un véritable marché monétaire international et la prolifération des entreprises multinationales ont contribué à cette nouvelle situation. Pour Mandel, l’expansion de la production d’armes avec des profits garantis par l’État joue un rôle très important, mais non décisif, dans ce contexte.
Révolutions technologiques
Mandel affirme que, si les « facteurs exogènes » doivent être considérés comme « déclencheurs » dans chaque cas, ils déclenchent un processus dynamique qui s’auto-entretient pendant des décennies et qui, à son tour, peut être expliqué à l’aide des catégories marxistes traditionnelles de la critique de l’économie capitaliste. Quel rôle les révolutions technologiques jouent-elles dans le modèle explicatif de Mandel s’il ne croit pas qu’elles peuvent déclencher des périodes avec une tendance de base expansive ?
Dans la période d’ondes longues à tendance de fond stagnante-dépressive, une « réserve » d’innovations technologiques se développe, mais celles-ci ne sont pas introduites massivement dans le processus de production. Il en va de même pour les réserves monétaires. Seul un changement du climat économique et, par conséquent, des attentes plus élevées en matière de profit déclenchent des investissements massifs afin d’utiliser ces innovations dans la production.
En période d’expansion, la productivité moyenne du travail dans les entreprises les plus avancées sur le plan technologique détermine la valeur. Les entreprises qui utilisent des technologies plus avancées pour la production réalisent des profits supplémentaires. C’est ici que la valeur est déterminée par les nouveaux secteurs industriels qui sont à l’origine de la révolution technologique et dont les coûts de production sont les plus élevés. Ainsi, non seulement elles génèrent de la plus-value aux dépens des entreprises les moins productives, mais font également augmenter le taux de profit moyen.
Au début d’une longue période de reprise, la classe ouvrière souffre encore des conséquences de l’époque précédente et n’est donc pas en mesure d’arrêter immédiatement le déclin des salaires par rapport aux profits. Les salaires réels commencent à augmenter au cours de la période suivante, mais seulement très progressivement, nettement moins vite que les augmentations de productivité dans le « département II » (la production de biens de consommation). Un taux d’immigration plus élevé contrebalance également l’augmentation des salaires réels.
Pour cette raison le taux de plus-value peut continuer à croître pendant un certain temps, malgré l’augmentation des salaires réels. Les ondes expansives contiennent généralement des cycles économiques avec des phases d’essor plus longues et plus prononcées et des crises plus courtes et moins prononcées, dont les formes les plus légères sont perçues comme des « récessions ». Au cours d’une vague de stagnation-dépression, c’est le contraire qui se produit, même si pendant ces ondes longues, il y a bien sûr des périodes de boom économique.
D’autres aspects que Mandel ajoute à son explication sont les tendances à long terme de la concurrence entre les principaux États-nations capitalistes et les fluctuations de la production d’or. Les deux premières ondes longues expensives coïncident avec l’hégémonie britannique, la troisième avec celle des États-Unis en tant que première puissance impérialiste.
Selon Mandel, l’importance de la puissance du pays hégémonique dans la gestion des crises mondiales est évidente, ainsi le déclin relatif de l’hégémonie américaine rend plus difficile la lutte contre une évolution généralisée de type crise. En général, les changements spectaculaires dans l’équilibre politique des pouvoirs sur la scène mondiale sont des facteurs (non économiques) importants qui façonnent le climat économique général de l’époque.
La règle d’or ?
Mandel mentionne que de nombreux historiens de l’économie ont été « fascinés » par la thèse, basée sur les travaux de Gustav Cassel, selon laquelle les ondes longues sont déterminées par les fluctuations à long terme de la production d’or. Il considère toutefois que cette thèse est indéfendable d’un point de vue marxiste. Son défaut est que la valeur moyenne des marchandises, et donc la tendance générale des prix, n’est pas déterminée par la quantité d’or mais par par sa valeur.
Au XIXe siècle, les facteurs « fortuits », tels que la découverte de nouveaux et riches gisements d’or, ont joué un rôle important, car ils ont radicalement fait baisser la valeur de l’or, contribuant ainsi à l’augmentation du taux de profit par le biais de la hausse générale des prix. Au XXe siècle, en revanche, l’extraction de l’or est devenue une industrie capitaliste, et donc soumise à la logique de la production capitaliste, depuis la découverte des mines d’or sud-africaines.
Pour Mandel, il existe une interaction entre les révolutions technologiques, les progrès de la science et la logique interne du développement capitaliste. Il affirme que c’est une tendance fondamentale du capitalisme que de transformer le travail scientifique en une forme spécifique de travail salarié. Cette tendance ne s’est pleinement matérialisée que dans le capitalisme tardif.
Elle a été précédée de deux phases. Dans la première, l’expérience des artisans a été la base directe de la plupart des progrès dans la fabrication. Dans la seconde, les observations des ingénieurs ont systématisé ce processus. Une synthèse de la « science abstraite » et des « inventions technologiques concrètes » apparaît : la « science appliquée ».
Selon Mandel, la tendance à subsumer le travail scientifique dans le processus de production découle de la « soif incessante de plus de… plus-value » du capital et est interconnectée avec le mouvement cyclique de l’accumulation du capital. Bien sûr, il y aura quelques investissements dans la recherche au cours d’une onde longue dans un contexte de stagnation-dépression, mais l’accent sera mis sur les percées technologiques visant à réduire radicalement les coûts.
Les dépenses d’investissement pour l’introduction massive de nouvelles technologies dans le processus de production commencent généralement environ dix ans après le début d’une longue période de croissance. Bien que la corrélation de base soit claire, Mandel met en garde contre une interprétation trop mécanique. Il en va de même, selon lui, de la corrélation entre une technologie fondamentalement nouvelle donnée et des formes spécifiques d’organisation du travail.
Cependant, les quatre systèmes mécaniques suivants correspondent grosso modo à quatre types différents d’organisation du travail : les machines artisanales et produites par des artisans, actionnées par la machine à vapeur ; les machines dirigées par des machinistes et produites par l’industrie, actionnées par des moteurs à vapeur ; les machines combinées à la chaîne de montage, opérées par des machinistes semi-qualifiés et actionnées par des moteurs électriques ; les machines de production à flux continu, intégrées dans des systèmes semi-automatiques contrôlés par l’électronique.
L’introduction de chacun de ces types de technologie successifs, radicalement différents, a historiquement impliqué une forte résistance de la part des travailleurs salariés. La raison de l’introduction de nouveaux systèmes d’organisation du travail était, dans chaque cas, une tentative du capital de briser les obstacles croissants à de nouvelles augmentations du taux de plus-value. Le mouvement cyclique à long terme de l’accumulation du capital est donc lié à la volonté plus ou moins forte du capital de modifier radicalement l’organisation du travail.
Cet intérêt est moins pressant pendant la majeure partie de la durée d’une onde longue aux accents expansionnistes, dans laquelle prédomine la nécessité de réduire les tensions sociales et d’atténuer les causes de la résistance et de la rébellion. Inversement, lorsqu’une vague expansionniste se termine et qu’une vague aux accents stagnants et dépressifs commence, l’intérêt du capital à introduire des changements radicaux dans l’organisation du travail augmentera malgré le risque d’accroître les tensions sociales, qui ne peuvent de toute façon pas être évitées.
Ondes longues et lutte des classes
Mandel a également tenté d’établir une corrélation avec les « cycles de lutte des classes », c’est-à-dire avec les hauts et les bas de la mobilisation de la classe ouvrière pour la défense de ses intérêts de classe ou, de fait, avec l’intensité croissante et décroissante des luttes entre travail et capital. Le taylorisme (travail à la chaîne) et la semi-automatisation (électronique) ont été introduits pour la première fois, ou expérimentalement, vers la fin d’une onde longue à caractère expansionniste, mais n’ont été largement appliqués qu’à l’onde longue suivante, sur fond de stagnation et de dépression.
Selon Mandel, ces conclusions confirment la corrélation suivante avec les « ondes longues ». Dans un premier temps, les nouvelles technologies ont un « caractère innovant » et poussent à la hausse le taux de profit moyen. Puis, pendant les longues périodes durant lesquelles elles se généralisent, elles exercent une pression à la baisse et maintiennent le taux de profit moyen à un niveau bas. En outre, toute innovation révolutionnaire dans l’organisation du travail naît de tentatives visant à briser la résistance de la classe ouvrière pour augmenter encore le taux de plus-value, c’est-à-dire le taux d’exploitation.
La première révolution technologique fut donc aussi une réponse à la lutte de la classe ouvrière pour une journée de travail plus courte. La seconde était étroitement liée à la résistance à un contrôle plus strict et plus direct de la direction sur le processus de travail. Enfin, la troisième révolution technologique est une réponse à la croissance de l’organisation syndicale et aux efforts des travailleurs et de leurs syndicats pour affaiblir le contrôle de la direction sur la production des chaines de fabrication.
L’interaction de « facteurs subjectifs » (la force, la confiance et la conscience de classe du prolétariat) est décisive pour la capacité à inverser une tendance à long terme du taux de plus-value et, par conséquent, également du taux de profit. Ainsi, les conséquences de la lutte des classes de toute une période historique apparaissent pour Mandel comme des « facteurs exogènes » qui déterminent les points d’inflexion. C’est la dialectique entre facteurs objectifs et facteurs subjectifs, dans laquelle ces derniers se caractérisent par une « autonomie relative ».
Mandel suppose un cycle de lutte des classes qui se mèle étroitement aux « ondes longues », même s’il ne leur est pas simplement parallèle. Selon Mandel, les grands événements historiques et les résultats des grands conflits historiques ne peuvent être déduits simplement des lois du mouvement capitaliste. Ce serait là un « économisme » grossier. Toutefois, les grandes tendances ont des racines économiques objectives.
Article publié initialement sur Jacobin, traduit vers le français par Fourth.International. Extrait de Against Capitalism and Bureaucracy: Ernest Mandel’s Theoretical Contributions (Contre le capitalisme et le bureaucratisme : les contributions théoriques d’Ernest Mandel) de Manuel Kellner, disponible en livre de poche chez Haymarket Books.
Article initialement publié en français sur le site de la Quatrième internationale.
Crédit photo: ernestmandel.org.