Loin d’être un texte de circonstance qui profiterait du créneau commercial du 100e anniversaire de la révolution russe, l’ouvrage de Juliette Cadiot et Marc Elie fournit en peu de pages une analyse relativement approfondie du Goulag dans ses diverses composantes ; il est intéressant de la rapprocher de textes et témoignages parus antérieurement, notamment de celui de Varlam Chalamov [1].

L’ouvrage explore les différentes facettes du Goulag qui, selon Cadiot et Elie, ne se réduit pas à des camps. Aux camps où des détenus sont astreints au travail forcé s’ajoutent les zones de relégation où les exilés (pour partie, des détenus « libérés ») sont contraints de résider et de travailler sous la surveillance de la police politique. A la veille de la mort de Staline, parmi les 5,4 millions de dépendants du Goulag, le nombre de relégués est à peu près égal à celui des détenus. Les camps les plus importants sont situés dans des régions aux conditions généralement très rudes (Grand Nord, Asie centrale, Sibérie avec notamment la Kolyma), tandis que les zones de relégation couvrent une grande partie du territoire soviétique.

Le chiffrage des morts et détenus du Goulag a été sujet à controverses [2]. Selon les données de Cadiot et Elie, entre 1930 et 1952, au total au moins 18 millions de personnes ont purgé une peine de détention pénale. Avec les quelque 6 millions d’exilés et les prisonniers de guerre (suite à la Deuxième Guerre mondiale), on dépasse les 28 millions. 1,6 million de détenus sont morts dans les camps et de l’ordre d’un million d’exilés ont péri durant le transport dans les zones de relégation. Le voyage vers les camps ou les zones d’exil s’effectuait en train puis, parfois, en bateau (notamment pour ceux qui allaient vers la Kolyma) dans des conditions inhumaines et certains n’arrivaient à destination que moribonds ou morts. Quand le voyage n’était pas « tranquille » (pour reprendre l’expression de Nastassia Guinzbourg [3] qui fut déportée à la Kolyma), c’était pire.

Divers régimes de travail

Parmi les ressortissants du Goulag, les détenus des camps connaissent la situation la plus insupportable : pour une large part (et avant tout ceux affectés aux « travaux généraux » : exploitation minière, forestière, construction) dotés seulement d’outils rudimentaires, ils travaillent et vivent dans des conditions qui, au mieux, infligent à leur santé des dommages irrémédiables.

Les rations alimentaires, déjà insuffisantes, sont réduites si la norme de travail n’est pas respectée et une partie en est détournée par l’administration des camps, les gardiens et les truands. La faim est permanente, la nourriture devient une obsession et le pain, élément essentiel de la ration alimentaire, est quasi-sacralisé.

Moshe Zalcman [4] (militant communiste juif en Pologne et en France, venu volontairement en URSS, arrêté en 1937 et condamné pour « espionnage ») raconte dans ses mémoires qu’en train de travailler à l’abattage d’arbres avec un codétenu, ils sont interpelés par des inspecteurs : « Hé ! Les vieillards, remuez-vous un peu ! », alors que tous les deux ont moins de 35 ans. Tenaillés par la faim, les détenus souffrent du scorbut, d’œdèmes, de pellagre et puis de dystrophie alimentaire (maladie de la sous-alimentation), avec comme perspective d’être réduit à l’état de « crevards », condamnés à la mort (sauf dispense de travail et traitement).

A cela s’ajoutent les normes de travail dont, à certaines périodes, la non-exécution peut valoir d’être fusillé, le risque d’une exécution sommaire et, en permanence, les coups des gardiens, des relais de l’administration (y compris parmi les détenus qui occupent des fonctions de responsables) et des truands. Quant au froid, Chalamov explique que dans la Kolyma, pour les détenus, il n’y avait nul besoin de thermomètre : « au-dessous de moins cinquante, un crachat gèle au vol » et on n’est pas dispensé de sortir. Enfin, le système s’acharne (et réussit largement) à bannir toute forme de solidarité entre des détenus tenaillés par la faim et la fatigue et encourage les dénonciations.

Cependant, il existe d’autres formes de camps au régime de travail moins dur : ceux, notamment, où travaillent des scientifiques au service des projets prioritaires du régime : aéronautique, mise au point de l’arme atomique, etc. Soljenitsyne a travaillé dans l’une de ces unités à proximité de Moscou. Au sein même des camps les plus durs existent des postes plus « doux » : ceux des relais de la hiérarchie (comme les responsables des brigades), ceux des employés dans les divers services administratifs du camp, dans les hôpitaux et services sanitaires ou à divers travaux dits « particuliers ». En effet, de nombreuses tâches (autres que la surveillance et l’organisation de la production, et il y eut des exceptions) sont exercées par des détenus. Echapper aux « travaux généraux » signifie augmenter ses chances de survie : on peut le faire en obtenant un autre poste ou bien en tombant gravement malade, en étant blessé ou en se mutilant (diverses stratégies existent pour faire durer les séjours à l’infirmerie). « Encore une fois, j’avais échappé à la mort » commente Evguénia Guinzbourg lorsqu’elle est retirée de l’exploitation forestière grâce à un chirurgien détenu pour devenir infirmière. Chalamov a pu lui aussi devenir infirmier, Zalcman a été tailleur…

Un autre rescapé Galitsky, qui a aussi écrit ses mémoires, devient contremaître dans une exploitation aurifère [5]. Soljenitsyne, pour qualifier globalement ceux qui ont échappé aux « travaux généraux » ou n’y ont jamais été contraints, utilise le terme de « planqués » : il en décrit les divers types et la hiérarchie (ils n’ont pas les mêmes responsabilités et ne bénéficient pas de conditions également favorables) [6]. Selon lui, de l’ordre de 20 % au moins des détenus des camps étaient des « planqués » et ont constitué une proportion importante des survivants, surtout parmi les « politiques » condamnés à de longues peines (les « cinquante-huit », du numéro du code pénal qui leur est appliqué). Tout en les opposant aux « trimeurs » et en en donnant une image négative, au moins pour une partie d’entre eux, il écrit : « dans la vie des camps, comme au combat, on n’a pas le temps de réfléchir : un emploi de planqué passe à votre portée, vous sautez dessus ». Chalamov – sauf erreur – ne parle pas de « planqués » et ne porte pas de jugement global ; un de ses personnages (qui est peut-être une de ses incarnations : il apparaît dans les « Récits de la Kolyma » sous divers noms) explique qu’il ne veut pas devenir chef de brigade pour ne pas avoir à imposer sa volonté à un autre détenu comme lui.

Des femmes harcelées

Les femmes constituent une proportion non négligeable des détenus et exilés : 20,4 % des détenus des camps et colonies (au régime réputé plus doux que celui des camps) en 1950 et 28,6 % des exilés en 1953 (en fait, parmi les exilés, la proportion des femmes adultes est proche de celle des hommes, 38,6 % car il y a 32,8 % d’enfants). Cadiot et Elie, qui fournissent ces données, ne développent pas les problèmes spécifiques des femmes au Goulag, mais ceux-ci sont évoqués dans les mémoires de ceux qui y ont séjourné.

Les détenues femmes sont séparées des hommes mais toutes les possibilités de contact sont exploitées par les hommes, surtout ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir, pour les harceler. Parfois, il s’agit de leur pousser à accepter une « vie commune » avec comme perspective des conditions de vie plus clémentes, mais c’est souvent plus sordide et violent. Evguénia Guinzbourg explique ainsi qu’elle a été agressée dans un local où elle lavait le plancher, qu’on lui a proposé de l’argent en échange de « faveurs », que le responsable de la cantine où elle a été affectée à la plonge l’a renvoyée car elle refusait ses avances. Chalamov décrit diverses situations, dont un détenu infirmier qui fait miroiter aux femmes la possibilité de leur éviter de repartir vers un poste dur. Les méthodes des truands sont encore plus expéditives : viols, assassinats. Au-delà des détenues, toutes les femmes vivant au voisinage des camps étaient susceptibles de constituer des proies.

Abattre les trotskystes

Cadiot et Elie soulignent le lien indissoluble entre stalinisme, police politique et Goulag. Le Goulag reprend une « tradition russe » : le tsarisme recourait au travail forcé et à l’exil en Sibérie. Dès décembre 1917, les bolcheviks (qui doivent faire face à la contre-révolution et à la guerre civile) créent une police politique (la Tchéka) et en 1923 est mis en place le premier camp de travail des îles Solovki, destinés aux opposants politiques et « criminels contre l’Etat ». Dans cette première époque, se mêlent objectifs de répression et de rééducation, d’où la présence de bibliothèques, des actions culturelles, etc.

A la fin des années 1920, l’internement dans les camps est étendu à tous les motifs de condamnation et, dans les années 1930, leur administration est entièrement centralisée dans une Direction générale des camps (Goulag) et transférée à la police politique, le NKVD, par ailleurs dotée du pouvoir de condamner à la mort, à la détention en camp de travail ou à l’exil [7]. Le Goulag devient l’instrument privilégié de la terreur stalinienne, qui atteint son paroxysme en 1937-1938. Elle vise d’abord les opposants, réels ou supposés ; parmi eux, les trotskystes ou supposés tels en sont la cible privilégiée. Une des raisons de la survie de Varlam Chalamov est le fait qu’après plusieurs années de camp, il a écopé en 1943 d’une nouvelle condamnation : dans son dossier, le sigle KRTD (activité contre-révolutionnaire trotskyste) a été remplacé par un « propagande antisoviétique », aux conséquences moins meurtrières et qui lui a permis de devenir infirmier. « Le sigle à quatre lettres était la marque de la bête qu’il fallait tuer, qu’on avait ordonné d’abattre », écrit-il dans « Les récits de la Kolyma ».

Les dossiers des « trotskystes » incluent des « directives spéciales » (interdiction de correspondance, affectation obligatoire à des travaux pénibles). De façon générale, la mortalité des « politiques » est plus élevée. Les trotskystes mèneront dans les camps, durant les années 1930, plusieurs grèves de la faim massives organisées pour défendre les droits des prisonniers politiques. Est évoquée dans le livre celles de 1931 à Verkhne-Ouralsk, mais il y eut aussi celle de de 113 jours du 18 octobre 1936 au 8 février 1937 à Vorkouta [8].

A la fin des années 1920, le champ de la répression s’élargit de plus en plus. Avec l’« éradication » des « koulaks » lors de la collectivisation des campagnes et les vagues suivantes jusqu’à la mort de Staline, s’illustre le fait que, selon une autre formule de Vassili Grossman dans son roman Tout passe [9] : « la terreur ne s’exerçait pas à l’encontre de criminels mais d’hommes qui, selon les organes de répression, risquaient un peu plus que d’autres de le devenir ». Chalamov l’écrit aussi : « ils n’étaient ni des ennemis du pouvoir ni des criminels d’Etat et, en mourant, ils ne savaient pas pourquoi il leur fallait mourir ». Pour sa part, son inculpation pour trotskysme en 1937 (qui entraînera son enfermement jusqu’en 1951) intervient alors qu’il n’a plus aucune activité politique (sa première condamnation à trois ans de travaux forcés en 1929 reposait, elle, sur un acte réel d’opposition : la diffusion du « testament de Lénine » [10] mettant en garde contre Staline).

Au-delà des « politiques »

Sont également envoyés au Goulag les marginaux, les « asociaux », les coupables d’« indiscipline dans le travail » : il s’agit de discipliner « ceux d’en bas » et de dissuader les manifestations de mécontentement. Les « éléments socialement suspects » ou à l’origine nationale « suspecte » sont aussi susceptibles d’être déportés. Enfin, le Goulag concerne les délinquants de droit commun et, parmi ces derniers, les membres de la pègre.

Au total, les « politiques » au sens strict (c’est-à-dire les condamnés pour « contre-révolution ») sont minoritaires. Moshe Lewin chiffre à 600 000 leur nombre dans les camps et prisons à la mort de Staline. En dépit de l’arbitraire des motifs de condamnation et de l’incertitude des sources, ce chiffre (qui a été plus élevé dans le passé) peut être rapproché des quelques 2,5 millions de personnes qui (selon les données citées par Cadiot et Elie) constitueraient la population totale des camps à ce moment.

La sortie du Goulag est largement arbitraire. Les individus (surtout les « politiques ») en fin de peine peuvent écoper d’une nouvelle condamnation sous un prétexte quelconque. Mais de nombreuses sorties interviennent aussi : libérations (parfois anticipées pour les mourants), amnisties, incorporations dans l’armée pendant la guerre. Entre 20 et 40 % des effectifs sont libérés chaque année entre 1934 et 1953, selon les chiffres cités par Cadiot et Elie. Mais la libération ne signifie pas la liberté de quitter la zone de détention ou d’exil et la condamnation reste inscrite sur le passeport intérieur. La mort de Staline marque un tournant : une amnistie libère la moitié de la population des camps (elle englobe des politiques mais ses modalités – elle concerne les peines courtes – profitent surtout aux droits communs, soulignent Chalamov et Soljenitsyne), des réformes interviennent. Le système perdure mais se rétrécit progressivement et disparaîtra dans les années 1960 (ce qui ne signifiera pas la disparition de l’arbitraire policier).

Chalamov consacre de longs développements aux truands, qu’il distingue de la masse des droits communs. Les membres de la pègre sont hiérarchisés, organisés et n’hésitent pas à racketter, brutaliser, voire tuer les autres détenus. Ils échappent souvent aux travaux pénibles, voire ne travaillent pas du tout. Il existe une tolérance plus grande à leur égard car, dans la démonologie stalinienne, les droits communs sont considérés comme moins coupables et moins dangereux que les politiques : « il est symptomatique que seule une catégorie ait pu jouir dans ce système d’un semblant de protection juridique : celle des criminels endurcis », note Moshe Lewin [11]. Par ailleurs, les truands ont les moyens de faire pression et de corrompre ceux chargés de superviser le travail ou qui peuvent leur octroyer des passe-droits (en premier lieu les médecins et infirmiers, ainsi que les cuisiniers). Chalamov explique aussi qu’en 1937-1938, les truands ont été incités à contribuer à la liquidation des trotskystes. Un document de l’administration du Goulag de 1953 décrit l’impunité de ces bandes : les directions des camps ne tentent de les démanteler que quand elles passent du contrôle sur les détenus à des formes d’action susceptibles notamment de mettre en danger la production [12].

Un empire industriel

Mais le Goulag n’a pas pour seule logique la répression : Cadiot et Elie rappellent qu’il est à la fois un « instrument de terreur et d’expansion industrielle ». La fonctionnalité du Goulag dans le modèle de croissance économique stalinien, extensif et hyper-volontariste, est largement développée dans leur ouvrage [13]. Le travail forcé, l’exil sont dans ce modèle nécessaires pour peupler et exploiter certaines régions éloignées du Grand Nord ou de la Sibérie et en extraire les ressources naturelles : or (dans la Kolyma), charbon, nickel, houille, pétrole, bois. Les détenus sont également utilisés dans de grands travaux, comme la construction de voies ferrées, de canaux. Certains sont loués à des entreprises ou des chantiers pour pallier la pénurie d’ouvriers libres (rebutés par les conditions de vie et de travail). A son apogée (le début des années 1950 avant la mort de Staline), détenus et exilés représentaient 3,5 % de la population soviétique totale et entre un cinquième et un quart de la main-d’œuvre industrielle. Comme cela a déjà été évoqué ci-dessus, des camps-prisons spéciaux ont été mis au service de projets industriels et scientifiques prioritaires : au début, selon Cadiot et Elie, la moitié des cadres scientifiques et techniques employés à mettre au point la bombe A étaient des détenus.

Intégrés dans l’économie soviétique, les camps en partagent les maux et notamment les gaspillages et le maquillage des indicateurs de résultats. Le respect du plan est prioritaire, les conditions de vie et de travail des détenus y sont subordonnées. Mais leur dégradation pèse aussi sur l’efficacité économique : Moshe Lewin cite un rapport de Béria de 1940 dans lequel celui-ci (qui ne peut être soupçonné de bienveillance) souligne que la main-d’œuvre des camps (qui sont une de ses responsabilités) ne peut être utilisée à plein du fait d’une alimentation insuffisante et du manque de vêtements adéquats aux conditions climatiques. Autre indication de l’inefficience des camps, selon un rapport officiel, le coût moyen d’un détenu dans la construction est en 1950 supérieur au salaire moyen d’un ouvrier libre. Mais, soulignent Cadiot et Elie, cette comparaison ne remet pas en cause la logique du travail forcé car amener des travailleurs « normaux » à accepter d’aller dans ces régions et à y rester aurait supposé la réalisation d’infrastructures (logements, écoles, services de santé, etc.) très coûteuses.

Toutefois, après la guerre, parmi les gestionnaires des camps et dans certains secteurs gouvernementaux se répand discrètement la conscience de l’irrationalité économique de l’empire industriel de la police politique : les camps coûtent davantage à l’État qu’ils n’apportent de bénéfices. Les causes en sont multiples, notamment les grands chantiers inutiles et la faible productivité du travail forcé. Pour redresser la rentabilité du Goulag, des mesures sont donc prises pour motiver les détenus : retour aux rations alimentaires d’avant-guerre, versement d’un salaire, calcul des journées travaillées permettant aux plus productifs de raccourcir leur peine. Mais les contraintes sécuritaires (ainsi l’obligation d’une garde armée dans leurs déplacements, le refus de leur laisser manipuler certains matériels) diminuent la productivité et entraînent des coûts. Comme l’écrivent Cadiot et Elie, « la direction du Goulag se mit à préférer les serfs aux esclaves » ; il s’ensuit des libérations de détenus contraints pour un temps à rester au travail pour un salaire inférieur à celui des travailleurs « normaux ».

Le démantèlement du Goulag

Tant que Staline est vivant, il est impossible d’aller plus loin et de remettre en cause l’empire industriel de la police politique. Dès 1953, libérations et réformes commencent et en une dizaine d’années, le Goulag perd sa place centrale dans le système. De grands chantiers furent réduits ou annulés, comme celui d’une voie ferrée de 1500 km le long du cercle polaire qui avait mobilisé plus de 80 000 travailleurs. Trois révoltes de prisonniers interviennent en 1953 et 1954 et sont impitoyablement réprimées par l’armée et les chars. Mais, dans les années qui suivent, progressivement, l’arbitraire de l’administration pénitentiaire est plus contrôlé.

Le retour des libérés se fit souvent de manière difficile, même pour les réhabilités. Le nombre total des détenus diminue tout au long des années 1950 et la composition de la population carcérale se modifie : la place des « politiques » devient marginale. Jusqu’à la fin de l’URSS, le travail des détenus reste utilisé dans certains secteurs et chantiers où il y a un manque d’ouvriers libres.

La répression politique, notamment contre les dissidents, continue mais à une échelle considérablement moindre (selon Moshe Lewin, 8124 procès pour « manifestations antisoviétiques » ont été intentés entre 1957 et 1985). La police politique n’a plus le droit de procéder elle-même à des condamnations et les accusés ne risquent plus la peine de mort, mais les conditions de détention sont dures, que ce soit dans les « colonies de haute sécurité » (suivant la nouvelle appellation) ou dans les unités psychiatriques (qui sont aussi désormais un instrument de lutte contre la dissidence). Par ailleurs, des milliers de personnes, sans être arrêtées, sont convoquées chaque année par le KGB à titre préventif.

Le livre de Cadiot et d’Elie est fort utile. Leur travail scientifique, condensé en peu de pages, repose sur l’exploitation de nombreux documents et données. Le rapprocher de textes d’internés (comme Chalamov) ou de chercheurs (comme Moshe Lewin) a visé seulement à illustrer leurs développements. Le point essentiel, à notre avis, est qu’est clairement établi, pour ceux qui en douteraient encore, que les camps n’ont pas été une protubérance hideuse sur la réalité de l’URSS stalinienne mais étaient fonctionnels au stalinisme, tant en matière de répression que de modèle économique.

Les auteurs ne cèdent pas à des raccourcis qui les amèneraient, par exemple, à soutenir qu’Octobre débouchait inéluctablement sur les camps. Ils ne traitent pas, ce n’est pas leur objet, des similitudes et différences entre camps nazis et staliniens. Pour qui se refuse à assimiler socialisme et stalinisme, examiner la hideur des camps, en faire un bilan sans concession [14] est une nécessité. Dans cet esprit, on peut, en hésitant toutefois devant le risque de solliciter une déclaration ancienne (1976), citer Primo Levi (qui, lui, avait vécu Auschwitz) : « il est possible, facile même, d’imaginer un socialisme sans camps (…) Un nazisme sans Lager n’est pas concevable » [15].

Article original sur le site du NPA

Notes

[1] Varlam Chalamov, dont la vie et les dix ans dans les camps de la Kolyma en Sibérie orientale sont évoqués dans la suite de ce texte, est notamment l’auteur du monumental « Récits de la Kolyma » (Verdier, 2003) dont des extraits ont été publiés en poche (Verdier/poche, 2013).
[2] Moshe Lewin, « Le siècle soviétique », Fayard-Le Monde diplomatique, 2003.
[3] Evguénia S. Guinzbourg, « Le vertige », tome 1, Points Seuil, 1998, page 362.
[4] Moshé Zalcman, « Histoire véridique de Moshé, ouvrier juif et communiste au temps de Staline », Encres-Recherches, 1977. 
[5] « Goulag : le dernier survivant de la Kolyma », L’Express, 30/06/2012, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/goulag-le-dernier-survivant-de-la-kolyma_1132072.html
[6] Alexandre Soljenitsyne, « L’archipel du goulag ». Une version abrégée a été publiée en 2014 aux Points Seuil. 
[7] A partir de juin 1937, le recours à la torture est officiellement permis aux interrogateurs qui devaient jusque là se « limiter » à des méthodes moins expéditives telles que la privation de sommeil. 
[8] Jean-Jacques Marie, « Le fils oublié de Trotsky » (le fils de Trotsky, Serge Sedov, participa à cette grève), Seuil, 2012. 
[9] Vassili Grossman, dans son roman « Tout passe », récit du retour d’un prisonnier libéré en 1954, Le livre de poche, 1993. 
[10] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1923/12/vil19231225.htm
[11] Moshe Lewin, « La formation du système soviétique », Tel Gallimard, 2013. 
[12] Circulaire de la direction du Goulag citée dans la thèse de Marc Elie « Les anciens détenus du Goulag : libérations massives, réinsertion et réhabilitation dans l’URSS poststalinienne, 1953-1964 » https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00593664/document
[13] La fonction économique du Goulag avait été soulignée par David Rousset lors du procès qui, en 1950, l’opposa aux « Lettres françaises », journal lié au PCF qui l’avait traité de « faussaire » pour avoir affirmé l’existence de camps en URSS : « l’ensemble des camps de travail correctif et l’ensemble des entreprises économiques qui leur sont rattachées, sont intégrés dans le plan quinquennal et constituent un chapitre particulier de ce plan ». https://www.europe-solidaire.org/spip.php%E2%80%89?article40471
[14] Sur le combat de David Rousset et le débat en France sur l’existence même des camps en URSS, voir http://www.europe-solidaire.org/spip.php%E2%80%89?article40593 et les liens qui y figurent.
[15] Primo Levi, « Si c’est un homme », appendice, Pocket, 1988.