Entretien avec Siarhei Biareishyk
conduit par Nick Evans

Cet entretien date du 1er septembre. Siarhei Biareishyk souligne déjà l’offensive répressive réinitiée dès le jeudi 27 août. Le dimanche 6 septembre, cinquième dimanche de mobilisation, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté à Minsk et dans diverses villes. Les «forces de l’ordre» (siloviki) ont attaqué des tronçons du cortège, sur l’Avenue des Vainqueurs de Minsk, et ont multiplié les arrestations. Conjointement, la propagande gouvernementale présente les manifestant·e·s comme des «agents de l’étranger». Les télévisions russes et biélorusses caractérisent les manifestants comme des «fascistes et nationalistes» et font du drapeau blanc-rouge-blanc un symbole renvoyant à la collaboration de Biélorusses avec l’occupant nazi. Cette propagande semble avoir peu d’emprise sur la population, en particulier les nouvelles générations. Alexandre Loukachenko réorganise les postes clés de l’administration où il place des membres des forces de l’ordre, du KGB et des services de renseignement.

Maria Kolesnikova, qui dirigeait la campagne de Viktor Babaryko, a annoncé la semaine passée la création d’un nouveau parti politique, ce qui a suscité de nombreuses interrogations sur ses intentions et la volonté d’une fraction de l’opposition de jouer un rôle de médiation dans une improbable transition. Le lundi 7 septembre, annonce a été faite de l’arrestation à la frontière ukrainienne de Maria Kolesnikova. Selon diverses interprétations, le pouvoir placerait des figures de l’opposition devant le «choix» suivant: soit être placé en détention suite à un dossier criminel bien monté, soit être expulsé du pays.

L’entretien publié ci-dessous analyse les causes d’une situation qualifiée de pré-révolutionnaire et les obstacles qui se dressent sur la voie d’un changement radical de régime, tout en soulignant la dynamique socio-politique. (Réd. A l’Encontre)


Qu’est-ce qui a conduit à l’évaporation d’une grande partie du soutien populaire de Loukachenko à l’approche de l’élection présidentielle du 9 août?

Siarhei Biareishyk: La perte du soutien populaire pour Loukachenko est surdéterminée. Il est certain que la détérioration des conditions économiques a joué un rôle clé dans cette situation. Mais il y a aussi un certain nombre d’autres facteurs. Pour donner un exemple de la façon dont les autorités ont traité les travailleurs et les gens ordinaires, nous pouvons prendre la «loi des parasites», adoptée en 2015. Inspirée d’une loi soviétique [URSS] similaire qui interdit le chômage, la «loi des parasites» récemment adoptée criminalise le chômage, le punissant de certaines taxes ou de la révocation de certaines allocations ou de certains services communaux. En effet, la politique de Loukachenko était que tout le monde devait avoir un emploi, mais cela impliquait de forcer les gens à travailler dans des conditions d’emploi absolument insatisfaisantes. C’est une façon coercitive d’extraire de la plus-value sous le couvert de la politique néo-soviétique. Cette loi a rencontré une grande résistance de la part des couches de la population qui soutenaient généralement Loukachenko, surtout dans les régions où l’emploi est moins important que dans la capitale, Minsk.

Une réforme des retraites calquée sur les réformes néolibérales de l’Ouest a également été impopulaire. Ainsi, alors que le régime de Loukachenko se présente comme proto-socialiste, il adopte en même temps des politiques où la population est traitée avec mépris par les autorités. Tous ces facteurs – et ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres – ont joué un rôle dans la perte de l’électorat de Loukachenko. La réponse au Covid-19 est un autre exemple récent du mépris flagrant de Loukachenko pour son peuple.

Qu’est-ce qui a permis aux secteurs soutenant Loukachenko précédemment de se cristalliser autour de l’opposition à cette occasion, contrairement aux cycles précédents?

Une différence majeure: pour la première fois depuis le début du régime de Loukachenko il y a 26 ans, l’opposition principale ne s’est pas teintée de tons nationalistes. Depuis l’usurpation du pouvoir par Loukachenko dans les années 1990, l’opposition, née des protestations de la fin des années 1980 et 1990, a été largement de nature nationaliste. Aujourd’hui, la campagne de l’opposition n’a plus rien à voir avec ce passé. Pour la première fois, leur position n’est pas entièrement pro-russe ou opposée à la Russie, et pas entièrement pro-européenne.

Un certain nombre de contingences ont également conduit à l’unification de l’opposition, alors que les années précédentes, les forces de l’opposition n’ont pas réussi, à plusieurs reprises, à présenter un front uni. Cette fois-ci, lorsque Loukachenko a emprisonné les deux principaux candidats (Viktor Babaryko et Siarhei Tsikhanouski) et que le troisième (Valery Tsepkalo) a quitté le pays, pour créer une façade de démocratie, et presque par accident, le régime a officiellement enregistré Svetlana Tikhanovskaïa, qui est l’épouse d’un des hommes politiques emprisonnés et non une femme politique elle-même. Elle est devenue une figure autour de laquelle toutes les autres forces d’opposition se sont unies; ainsi, l’opposition a été dirigée par trois femmes: Maria Kolesnikova (chef de la campagne de Babaryka), qui reste en Biélorussie [elle a disparu le lundi 7 septembre et a été arrêtée le mardi 8 à la frontière ukrainienne], et Veronika Tsepkalo (épouse de Valery Tsepkalo), qui, comme Tikhanovskaïa, a dû quitter le pays. Toutes trois se sont révélées être des leaders charismatiques: elles ont voyagé dans toutes les régions du pays, ce qui était important pour la population, et maintenant beaucoup de gens dans les petites villes expriment leur solidarité, et c’est sans précédent.

Enfin, la principale revendication de l’opposition est simplement d’organiser de nouvelles élections. C’est une revendication aussi populaire qu’elle peut l’être. Je pense donc que ces facteurs ont joué un rôle.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la composition de l’opposition? Combien de temps pensez-vous que cette coalition puisse maintenir?

C’est une question qui concerne également la forme que les protestations ont prise. Les protestations ont été largement pacifiques et les revendications sont de l’ordre de trois: libérer les prisonniers politiques, virer Loukachenko et organiser de nouvelles élections. Ce sont des revendications assez générales. Elles se sont avérées très efficaces pour mobiliser un grand nombre de personnes ayant des opinions politiques absolument hétérogènes. La question est la suivante: réussissent-elles encore à organiser une résistance efficace face à l’appareil répressif du gouvernement? Après la première vague de terreur, la stratégie du gouvernement actuel consiste à attendre et à cibler les militant·e·s, les responsables des comités de grève dans les entreprises et les personnes dissidentes occupant d’autres postes de direction. La question de savoir combien de temps cela peut durer dépend de l’évolution des stratégies de chaque côté, car la situation est intrinsèquement dynamique.

Nous pouvons affirmer que le moment est venu de formuler des revendications politiques ou de prendre des mesures plus directes, mais les manifestants ont insisté pour ne pas le faire. C’est une situation tendue et le gouvernement peut aussi faire des faux pas. Par exemple, depuis le 25 août, la police a commencé à retourner dans les villes et à procéder à de plus en plus d’arrestations. Cela va-t-il se traduire par une réprobation ferme de la population et un changement de stratégie de la part des manifestants? Pour donner un exemple, l’opposition a formé un «Conseil de coordination» pour le transfert du pouvoir, qui comprenait initialement des dizaines de citoyens éminents (maintenant beaucoup plus), et qui est dirigé par cinq personnes, qui ont clairement indiqué qu’elles n’avaient pas de programme politique. L’ensemble du comité a été jugé criminel par Loukachenko et ses membres ont été convoqués pour une enquête ; deux membres de la direction ont été arrêtés et condamnés à dix jours de prison: l’un des représentants de Tikhanovskaïa, qui se trouve actuellement en Lituanie, et l’autre est à la tête d’un comité de grève de l’usine de tracteurs de Minsk. En réponse, les trois autres dirigeants ont appelé tous les citoyens ordinaires à rejoindre officiellement le comité, des milliers de personnes – avec l’idée de submerger les autorités: on ne peut pas convoquer tout le monde pour une enquête criminelle.

On peut donc peut-être reformuler la question: non pas combien de temps cela va durer, mais quels sont les types de tensions et comment elles se développent, car la situation par définition ne peut être statique et il est évident que la Russie est une autre force en jeu.

Pour nous aider à comprendre ces tensions, pouvez-vous nous parler de la relation qui se développe entre les manifestations de rue et les travailleurs organisés dans les entreprises?

Permettez-moi d’énoncer un fait empirique. L’élection a été suivie de trois jours de terreur policière – et maintenant nous savons qu’ils ne faisaient pas seulement la guerre, mais qu’ils commettaient des crimes de guerre: ils torturaient les gens en prison, ils battaient les gens dans la rue, ils assassinaient; en somme, ils ont arrêté plus de 7000 personnes et certaines sont toujours portées disparues. Ces crimes ne peuvent être et ne seront pas pardonnés. Des actions de solidarité ont suivi, en particulier par les femmes qui ont formé des chaînes humaines autour des villes. Le 13 août, l’étape décisive a été l’arrêt du travail dans les principales entreprises. Je pense que c’est à ce moment-là que la police a dû mettre fin à la terreur. Cela a été décisif.

La suite a été intéressante, car il y a eu un vague appel à la grève de la part des leaders de l’opposition, mais seulement des grèves dans les organismes gouvernementaux. Pas, par exemple, dans le secteur des technologies de l’information (TI), qui est assez fort en Biélorussie, dont beaucoup de dirigeants se sont prononcés en faveur des protestations. Le secteur des TI a déclaré que les grèves ne mettraient pas de pression sur le gouvernement; maintenant, les dirigeants discutent de délocalisations massives de ces entreprises – elles doivent continuer à faire des bénéfices. Il y a donc eu un investissement massif d’espoir dans l’action des travailleurs. En tout cas, l’action des travailleurs en combinaison avec les actions de solidarité a été efficace, elle a mis fin à la terreur – nous verrons si elle sera efficace à long terme. Cela nous conduit à la question de savoir à quoi ressemble l’organisation des salarié·e·s en Biélorussie.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’organisation des travailleurs en Biélorussie? Quelles sont les formes d’organisation syndicale, ou d’organisation de la base?

Le modèle biélorusse est unique car dans les années 1990, contrairement à d’autres pays post-soviétiques, il n’y a pas eu de grande vague de privatisations. Beaucoup d’usines du secteur étatique ont donc été conservées, ce qui est aujourd’hui une condition préalable à l’efficacité de la résistance des travailleurs d’usine dans la lutte d’ensemble.

De plus, on peut difficilement parler d’organisation des travailleurs en Biélorussie; on peut plutôt parler de désorganisation du travail en Biélorussie parce que le code du travail dans le pays est en fait très mauvais pour les travailleurs. Environ 90 % d’entre eux travaillent avec des contrats temporaires, ce qui signifie qu’ils peuvent être licenciés à court terme et sans indemnisation. Cela a déjà commencé à se produire: des militants dans les usines de toute la Biélorussie perdent leur emploi à la suite d’une action politique. De plus, tout arrêt de travail dû à une action ou à une revendication politique est illégal. Les grèves basées sur des revendications économiques sont théoriquement possibles, mais le code pénal contient tellement de dispositions pour les rendre légales qu’elles sont pratiquement impossibles à réaliser. Les syndicats n’offrent aucune protection contre cela; les travailleurs d’usine sont donc atomisés. En effet, la loi est structurée de manière à empêcher toute action collective des travailleurs.

Le code du travail est peut-être mieux illustré par l’attitude de Loukachenko envers les travailleurs en grève. Il a menacé de remplacer les travailleurs qui refusent d’obéir, voire de fermer les usines: «Si vous ne voulez pas travailler, vous n’êtes plus un travailleur.» Les travailleurs ne sont pas perçus comme une classe ou un sujet collectif, mais bien comme une condition de la création de valeur, comme l’a souligné Ilya Budraitskis [historien basé à Moscou, membre du comité de rédaction d’Openleft.ru et de LeftEast]. Et si vous ne créez plus de valeur, vous n’êtes plus un travailleur. Loukachenko a affirmé: «Je vais fermer les usines: si vous ne voulez pas travailler, ne travaillez pas.» Cela montre donc simplement l’attitude à l’égard des travailleurs organisés. Le système est paternaliste, où le gouvernement centralisé décide qui reçoit quoi, plutôt qu’un gouvernement basé sur une sorte d’auto-organisation du travail.

Y a-t-il eu des tentatives de création de syndicats indépendants?

Ici et là, mais il est presque impossible de le faire selon les lois biélorusses. Ces deux dernières semaines, il y a eu un développement de l’organisation de base parmi les travailleurs. Les comités de grève sont en train d’émerger. Ce sont de nouvelles organisations en dehors des syndicats officiels. Il y a maintenant un comité de grève national qui collecte de l’argent pour ceux qui ont perdu leur emploi. Ils manquent encore de fonds pour fonctionner au quotidien. Il s’agit d’une nouvelle forme d’organisation de base des travailleurs que nous n’avons jamais vue auparavant en Biélorussie et qui ne repose pas sur les syndicats.

Y a-t-il des dimensions régionales à ces nouvelles formes d’action de base?

Oui, ce dont on est témoin dans les petites villes aurait été difficile à imaginer il y a seulement trois semaines. Il y a des villes industrielles, par exemple, Polatsk et Navapolatsk, ou Salihorsk ou Zhodzina, où existe une grande usine. Dans ces villes, les travailleurs se rendent sur la place centrale et participent à la démocratie directe. Ils disent aux autorités: «Venez nous voir maintenant et nous vous interrogerons.» Il y a des vidéos de gens qui disent simplement: «Comment se fait-il que dans notre ville, Loukachenko ait reçu 80% des votes?» Puis ils demandent à tous ceux qui ont voté pour Loukachenko et seule l’élite et les directeurs des usines lèvent la main. Et ils demandent qui a voté pour Tikhanovskaïa et tout le monde lève la main. Il y a donc ce genre de transparence qui est exigée des autorités locales dans les régions. Et c’est important.

Ces manifestations dans les petites villes sont significatives pour deux raisons: beaucoup de ces régions ont traditionnellement soutenu Loukachenko; et plus important encore, des personnes qui ont généralement été considérées comme appartenant à une circonscription «apolitique» apparaissent comme des acteurs politiques.

Cela nous ramène à la question de savoir si vous voyez des tensions se développer entre ces nouvelles bases et les candidats de l’opposition?

Jusqu’à présent, les comités de grève n’ont pas formulé de revendications économiques. Ils ont plutôt retenu les trois revendications politiques de base. Je me permets maintenant de spéculer un peu, ou du moins d’analyser la situation. Je pense que pour la première fois, en Biélorussie, les travailleurs deviennent des sujets politiques, ce qui signifie qu’ils se perçoivent pour la première fois comme des acteurs politiques. Ce que nous savons, c’est que certains modèles économiques sur lesquels Tikhanovskaïa et d’autres ont fait campagne étaient en grande partie les politiques familières de thérapie de choc et de privatisation. Nous savons que les travailleurs de ces usines s’y sont opposés. Aujourd’hui, ils entrent en scène en tant qu’acteurs politiques et ils demandent que les représentants des nouveaux comités de grève soient inclus dans le «Conseil de coordination» pour la transition du pouvoir, alors qu’il y a deux semaines à peine, personne ne les aurait consultés.

En ce moment, l’opposition essaie d’unir toutes ces voix hétérogènes, et si les comités de grève finissent par entrer en scène en tant qu’acteurs politiques, et s’ils obtiennent un mandat représentatif, il y a un espoir qu’ils ne seront pas simplement intégrés dans le programme néolibéral des candidats de l’opposition la plus visible. En entrant en scène comme ils l’ont fait, pour mettre fin à la terreur, ils sont devenus les principaux acteurs, sinon les héros, de la résistance et il faut donc en tenir compte.

Il y a dès lors un potentiel politique à prendre en compte. Je vois ici la possibilité de développements démocratiques dans le bloc de l’Est qui ne correspondent pas aux schémas précédents, une voie qui serait sans précédent. Mais il s’agit jusqu’à présent de spéculations et d’analyses. Après tout, la police – qui persécute les militants et fait obstacle à tous les efforts d’organisation – en combinaison avec l’extrême précarité des travailleurs a réussi à freiner l’extension massive des grèves, du moins pour l’instant. Néanmoins, je pense en partie qu’il est inévitable que les candidats de l’opposition ne puissent plus se contenter de mettre en avant l’agenda économique qu’ils voulaient, parce qu’ils ont reconnu qui les a sauvés, ou qui les sauvera, de peur que cette même force politique nouvellement formée ne se retourne à terme contre eux.

Les comparaisons avec le Maïdan 2013/14 en Ukraine sont inévitables, mais il semble que vous suggériez que les conditions préexistantes et la structure de l’économie biélorusse, ainsi que la séquence des événements de ces dernières semaines signifient que nous assistons à quelque chose de très différent ici?

Je pense qu’il est utile de tracer une ligne de démarcation entre Maïdan et les autres «révolutions de couleur», et ce qui se passe en Biélorussie. Il est très facile de projeter les modèles du passé, et l’opposition précédente s’est toujours inspirée de quelque chose comme les «révolutions de couleur». Aujourd’hui, il existe de grandes différences tant sur le plan matériel qu’idéologique. Par exemple, il y a une insistance omniprésente pour ne pas se tourner vers le nationalisme, ce qui n’est pas du tout ce qui s’est passé pendant le Maïdan. En Ukraine, il y avait bien sûr déjà une division de la société entre l’Est et l’Ouest, ce qui a d’ailleurs permis l’intervention russe, et ce n’est pas le cas en Biélorussie. Sur le plan matériel, les grèves dans les usines n’ont pas été une dimension significative de la lutte dans les «révolutions de couleur», alors que comme je l’ai expliqué, cela apparaît comme un facteur clé dans le soulèvement actuel.

En fait, c’est le régime qui essaie de forcer la comparaison entre Maïdan et le soulèvement actuel. Maïdan a été une sorte de mot clé pour les autorités gouvernementales de Biélorusse. Pendant les premiers jours, ils ont essayé de légitimer le résultat des élections, mais maintenant ils n’essaient plus de les légitimer et se contentent de dire: «Nous ne voulons pas de Maïdan, nous ne voulons pas de guerre civile, et si nous changeons Loukachenko, il y aura une guerre civile.» Par l’intermédiaire des médias officiels, ils répandent le mensonge selon lequel les manifestant·e·s sont nationalistes ou que la langue russe pourrait être interdite (il existe deux langues officielles, le biélorusse et le russe). Au contraire, ce qu’il est important de noter, c’est que les efforts collectifs de la société civile dans des actions de solidarité ou d’entraide, de grèves et d’autres organisations, ne sont pas du tout teintés de nationalisme. En fait, le relâchement de l’attachement nationaliste passé de l’opposition est la condition centrale de l’efficacité de la résistance populaire en Biélorussie.

Comment le mouvement tentera-t-il de maintenir son indépendance vis-à-vis de la Russie ou de l’UE?

La Russie est l’éléphant dans la pièce. Je crains que la Russie ne joue un rôle majeur dans toute l’histoire. L’économie biélorusse, dans son état actuel, est structurellement dépendante de la Russie. Le pays ne se porte pas bien, mais il se porte raisonnablement bien par rapport à ses voisins dans la sphère post-soviétique. Cela est dû à une dépendance structurelle vis-à-vis de la Russie, du pétrole et d’autres subventions. Vous ne pouvez pas y remédier.

J’ai l’impression que la Russie ne veut plus de Loukachenko. Il y a eu un changement ces derniers jours. Beaucoup de travailleurs de la télévision d’État, un important appareil idéologique de l’État, ont commencé à faire grève. Ils ont refusé les instructions de ne pas rapporter les protestations. Ce qui s’est passé ensuite, c’est qu’ils ont commencé à importer des propagandistes russes. Parfois, cela semble très comique, parce que ces derniers ne comprennent pas vraiment la situation en Biélorussie – ils utilisent souvent les outils qu’ils ont utilisés en Ukraine, et c’est très visible, et les gens transforment en quelque sorte cela en mèmes.

C’est ridicule, mais il est également évident que Loukachenko appelle la Russie à l’aide. Avant la campagne, Loukachenko entretenait des relations très antagonistes avec la Russie. Il a même fait un coup d’éclat en «attrapant» des espions russes à la frontière et en a fait tout un plat pour susciter un sentiment nationaliste en sa faveur. Mais maintenant, de toute évidence, il retourne vers eux, et la Russie l’aide, il doit donc leur promettre beaucoup.

Maintenant, comment y résister? Il y a eu une position absolument hégémonique dans les manifestations, des techniciens du numérique, des travailleurs et des citoyens ordinaires, selon laquelle nous ne voulons ni l’Ouest ni la Russie. En fait, lorsque les dons ont commencé à arriver pour le fonds de grève, les travailleurs étaient très réticents. Ils ont dit qu’ils ne voulaient pas être perçus comme étant payés par l’Occident. Il y a donc ce genre de reconnaissance de deux maux.

Je pense que toute forme d’intervention ou d’occupation militaire par la Russie ne sera donc pas tolérée et qu’on s’y opposera. Qu’il y ait une sorte d’intervention plus souterraine, c’est une autre question. C’est donc une autre différence par rapport à Maïdan. Si la Russie décide de faire intervenir son armée, ce sera complètement désastreux pour elle, selon moi. L’opinion publique est que nous ne nous vendrons pas à la Russie ou à l’Occident. Ce que cela signifie en termes de politique se jouera dans les mois à venir, mais cette opinion reste dominante jusqu’à présent.

Vous avez mentionné les initiatives de base de la société civile. Comment voyez-vous leur influence sur les mobilisations?

Elles sont absolument essentielles. Permettez-moi de vous donner l’exemple du Covid-19 pour illustrer ce point. Comme vous le savez, Loukachenko, tout comme les présidents américain et brésilien – tous trois partagent de nombreux traits de caractère –, a en fait refusé de croire que le Covid-19 était une menace réelle. Il a plaisanté en disant qu’on pouvait simplement le traiter avec de la vodka, ou autre chose. Ils ont manipulé les statistiques, alors que les agents du secteur de la santé étaient soumis à un grand stress, ce qui était un affront à leur travail. Ce qui s’est passé alors, c’est que la société civile a collecté de l’argent pour les personnels de la santé, ils ont collecté des protections personnelles (EPI). Ils ont créé des réseaux de base, qui fournissaient de la nourriture, de l’eau, des EPI, etc. Ce genre de réseaux est donc né d’une méfiance totale à l’égard des autorités. Cette incompétence de longue date des autorités va de pair avec une nouvelle génération qui fait des choses pour elle-même collectivement.

Une autre initiative, par exemple, s’appelle «Population honnête». Ils ont créé un réseau de milliers d’observateurs indépendants pour les élections. Finalement, ils ont été bannis des bureaux de vote, mais le réseau existe toujours. Maintenant ils utilisent ce même réseau pour collecter des fonds pour les personnes qui ont perdu leur emploi à cause de la répression politique: ils mettent leurs profils en ligne, cherchent des employeurs privés pour leur donner même des emplois temporaires, ou d’autres positions, etc. Ces réseaux se forment donc en raison de la méfiance à l’égard du gouvernement et sont dirigés par des jeunes qui n’ont jamais fait confiance à aucun type de dirigeant, car tous les dirigeants les ont trahis, qu’il s’agisse des chefs de l’opposition ou du gouvernement.

Y a-t-il des leçons à tirer des nouvelles formes de protestation qui émergent en Biélorussie?

Il est peut-être trop tôt pour parler des leçons que nous pouvons tirer des formes de protestation et de mobilisation. Cependant, des leçons positives et négatives en termes de stratégie et d’organisation sont apprises quotidiennement. De plus, il y a peut-être certains types de leçons que nous pouvons tirer en termes d’analyse de la façon dont une situation pré-révolutionnaire se présente. Ce que nous pouvons observer, c’est que la création de réseaux qui ne sont pas eux-mêmes définis en termes politiques, dans un moment pré-révolutionnaire, deviennent politiques par leur simple existence parce qu’ils fonctionnent en dehors du régime. Il y a aussi une certaine dialectique qui montre les nouvelles possibilités du républicanisme en raison de l’autoritarisme, qui est exclu dans les démocraties libérales ayant une forte histoire institutionnelle. J’entends par là: l’autoritarisme à long terme a créé par inadvertance des communautés d’entraide pour survivre dans le régime répressif. Aujourd’hui, ces communautés prennent l’initiative de reconstruire le pays au-delà de l’appareil de la démocratie représentative. Ce que mes amis me répètent sans cesse, c’est que ce pays doit être «construit par nous, personne ne le fera pour nous» et qu’il faut inventer la manière de le faire. Tout comme ils ont dû répondre eux-mêmes à l’urgence du Covid-19, les gens se perçoivent comme des acteurs actifs dans la restructuration de leur communauté, de leur république (littéralement «chose commune», res publica en latin), au-delà de l’appareil représentatif qui les a laissé tomber.

Les protestations sont extrêmement hétérogènes dans leur forme, ce qui a des implications intéressantes pour la pression qui peut être exercée. Il s’agit en quelque sorte de mini-protestations très dispersées. Un jour, par exemple, les enseignants sont sortis. Le lendemain, c’était les membres de l’Académie des sciences, puis ceux du secteur de la santé. Ils se réunissent sur leur lieu de travail et dans leur communauté et ils font des demandes directes à leurs patrons, qui ont tous soutenu Loukachenko.

Une autre nouvelle stratégie, et nous apprendrons si les leçons sont positives ou négatives, est le genre d’exigence paradoxale – en particulier de la part du courant de Viktar Babaryka – selon laquelle nous allons tout faire dans le respect de la loi. Nous allons utiliser la loi. Pourquoi est-ce paradoxal? C’est parce que le gouvernement ne respecte pas du tout la loi, mais prétend être un pays régi par la loi. Ils ont donc commencé à tout faire dans le respect des lois biélorusses afin de dénoncer et d’écraser la bureaucratie à la tête du régime de Loukachenko. Par exemple, ils ont organisé une action géante lorsque les «candidats» ont été empêchés de s’inscrire à l’élection présidentielle: ils ont inondé les autorités de plaintes individuelles. C’était une performance, je dirais: bien sûr, leurs demandes n’allaient pas être satisfaites, mais il y a eu cette performance de l’exercice collectif du droit, avec des centaines de personnes, faisant la queue pour déposer leur appel. Le 27 août, des centaines de personnes ont recueilli des signatures pour exiger le retrait de leurs représentants élus au Parlement. Une fois encore, ils ont donné ces signatures pour concrétiser leur initiative. Pourquoi, encore une fois, est-ce paradoxal? Parce qu’on ne peut pas dire que les officiels que les appels étaient censés être révoqués en vertu d’exigences démocratiques ont été démocratiquement élus: le Parlement est un organe pro forma loyal au président depuis deux décennies. Même les militants savent à peine qui sont leurs officiels «élus» (c’est-à-dire nommés). Aujourd’hui, ils sont interpellés, et ils sont obligés de s’exprimer en public pour justifier leurs actions et leurs positions.

Cette tendance s’est transposée, pour le meilleur ou pour le pire, dans les manifestations: il faut à tout prix respecter la loi, même lors des manifestations. L’une des tactiques ou tendances a donc été que les manifestant·e·s «fassent le ménage» après eux. Ils chantent: «Nous nettoyons après nous.» Ils vont nettoyer les rues, après la manifestation, pendant la manifestation. Les gens qui ont une voiture viennent ramasser les ordures, en utilisant les nouveaux réseaux susmentionnés.

Nous verrons à présent si nous finirons par en tirer une sorte de leçon négative. Pourquoi est-ce que je dis négatif? Parce qu’il y a peut-être besoin d’autres expressions de pouvoir. C’est une chose d’exposer l’absurdité de l’appareil dans une situation pré-révolutionnaire, c’en est une autre de saisir le pouvoir dans le moment révolutionnaire. Jusqu’à présent, la tactique a été la simple présence de la population dans la rue. Les gens sortent donc, vont au magasin, se tiennent dans la rue, sans chanter, sans signes. La simple présence de la population, qui autrement ne serait pas dans la rue, a été une sorte de protestation. Cependant, depuis que la police, enhardie, est retournée dans les rues dès le 27 août, les manifestant·e·s se laissent arrêter sans résistance, par dizaines, montrant ainsi qu’ils ont pleinement confiance dans le fait de «suivre la loi».

Mais les règles du jeu ont changé. Aujourd’hui, il s’agit de révolution, il ne s’agit plus de transfert de pouvoir, car ce que nous voyons c’est une usurpation du pouvoir par un régime illégitime, un coup d’État, une junte, donc il faut une révolution. Les termes ont un peu changé – la question est de savoir si les stratégies doivent aussi changer. Une révolution signifie déjà quelque chose d’illégal; elle signifie une trahison réussie. Jusqu’à présent, cette stratégie consistant à «suivre la loi» a réussi à mobiliser un grand nombre de personnes, mais sera-t-elle suffisante à long terme? Nous verrons bien. L’insistance sur cette stratégie en fera une lutte prolongée. Le manque de leadership est une sorte de condition préalable aux protestations, mais l’absence d’exigences politiques, autres que les trois principales exigences abstraites, peut s’avérer être une leçon négative après tout.

Vous avez dit que les travailleurs ont exprimé des réserves sur les dons aux fonds de grève, mais quelles formes de solidarité internationale pourraient être utiles?

Une chose que je voudrais dire, c’est qu’il n’y a eu pratiquement aucune expression de solidarité de la part de la gauche. Cela n’a pas été regretté, et je pense que c’est une erreur –cela permet aux forces qui s’opposent de s’affronter dans une situation qui est assez incertaine. Les déclarations de solidarité seraient donc importantes, et ces déclarations de solidarité doivent précisément inclure une insistance sur la non-intervention, d’une part, et une insistance sur la possibilité d’une démocratie sans réformes néolibérales, d’autre part. En revanche, une lettre a été cosignée par les partis communistes de l’ensemble du bloc post-soviétique, en solidarité avec Loukachenko, sur un ton très stalinien. Je pense donc qu’il serait utile pour les forces indépendantes de gauche, qui sont déjà affaiblies, en Biélorussie, d’entendre la solidarité de la gauche qui refuse la poussée stalinienne.

Je pense néanmoins que les dons aux fonds de grève seront importants, notamment pour le fonctionnement quotidien. De plus en plus de personnes sont licenciées et persécutées, et elles auront besoin d’aide. Il serait utile que les dons soient spécifiquement destinés au fonds de grève ou à des initiatives spécifiques de la société civile, plutôt que de constituer une sorte de collecte de fonds sans objet précis sans parler d’un «paquet monétaire» de l’UE.

Enfin, il faut des expressions de solidarité avec la société civile, en prêtant attention aux nouveaux réseaux qui se forment. Cela est souvent invisible parce que les grands médias ne font que montrer des images des manifestations de masse avec le drapeau rouge blanc-rouge-blanc. Mais ce sont ces acteurs qui sont efficaces à plus petite échelle, et qui pratiquent la démocratie sur le terrain au-delà des structures officielles de représentation législative. Avec les travailleurs en grève, ce sont ces organisations de base qui seront cruciales si l’on veut éviter la catastrophe, si l’on veut conserver l’élan démocratique à long terme.

Dans l’ensemble, malgré les lueurs d’espoir et les formes d’expression de solidarité sans précédent, mon évaluation n’est pas optimiste. Il est très difficile d’imaginer que la Russie laissera un dictateur être chassé par une manifestation pacifique de l’autre côté de la frontière. Il est aussi difficile d’imaginer que les politiques néolibérales des principales campagnes d’opposition ne seront pas exploitées par l’UE, si elles devaient gagner d’une manière ou d’une autre. Néanmoins, les nouvelles formes d’organisation, les initiatives de la société civile, les comités de grève émergents, tout cela constitue une raison d’espérer et un objet d’analyse politique. Une solidarité spécifique avec ces groupes, plutôt que des protestations à grande échelle dans l’abstrait, serait utile et signifierait beaucoup pour eux.

Article publié sur le site rs21, le 1er septembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre.
Siarhei Biareishyk est professeur assistant invité à l’Université de Pennsylvanie.
La référence pour un don est la suivante: https://www.gofundme.com/f/support-striking-committees-and-workers-in-belarus