Les riches ont une énorme empreinte carbone. Mais le problème fondamental de leur impact sur le climat n’est pas ce qu’ils consomment, mais le fait qu’ils possèdent les moyens de production et qu’il est extrêmement rentable pour eux de polluer.

Le même type d’étude ne cesse de paraître pour montrer que les riches sont à l’origine du changement climatique et de la dégradation de l’environnement. En 2015, Oxfam a publié un rapport intitulé « Inégalités extrêmes et émissions de CO2 » montrant que les 10 % de personnes les plus riches dans le monde sont responsables de 50 % des émissions, tandis que les 50 % les plus pauvres ne sont responsables que de 10 %. La même année, les économistes Thomas Piketty et Lucas Chancel ont épluché les données pour révéler des chiffres tout aussi bruts : les « 10 % d’émetteurs les plus importants contribuent à 45 % des émissions mondiales ».

Plus récemment, une vaste synthèse de la littérature scientifique affirmait que « la consommation des ménages aisés dans le monde entier est de loin le facteur le plus déterminant et l’accélérateur le plus fort de l’augmentation des impacts environnementaux et sociaux mondiaux ». Et le mois dernier, une nouvelle étude révélait que les riches – identifiés comme une « élite de pollueurs » – sont « au cœur du problème climatique ». « Des changements profonds dans les modes de vie sont également nécessaires », recommande l’étude, « si nous voulons éviter des niveaux dangereux de réchauffement de la planète ».

Il n’est pas surprenant que la gauche se soit emparée de ces études pour en faire du grain à moudre pour la lutte des classes. Du côté de Jacobin, ces données ont conduit à des articles appelant à l’action tels que « Seule la guerre des classes peut arrêter le changement climatique » ou « Pour sauver la planète, exproprions les riches ».

Très bien. Sauf que ces études partagent une erreur fatale : elles conceptualisent la contribution des riches au réchauffement de la planète et à la dégradation de l’environnement uniquement en fonction de leur « richesse » ou de leur « consommation ». Or, si le « style de vie des riches et des célébrités » est souvent monumental d’un point de vue environnemental, nous devons regarder au-delà de leurs choix personnels en matière de consommation pour comprendre la véritable signification de leur contribution au changement climatique – et le défi politique qui nous attend pour stopper réellement un changement climatique catastrophique.

Ces études se fondent sur les données relatives aux revenus des ménages et sur une relation déduite à partir des habitudes de dépenses associées aux émissions ou aux « empreintes carbone », si bien qu’il n’est pas surprenant qu’une personne comme Thomas Piketty, analyste mondialement connu des inégalités de revenus, utilise ces données pour établir un lien entre ces inégalités et les émissions de carbone.

Mais le revenu n’est pas le meilleur moyen de comprendre les inégalités dans le capitalisme. Un plombier peut avoir le même revenu qu’un professeur d’université. Le plombier pourrait également avoir exactement le même revenu s’il dirigeait sa propre entreprise de plomberie ou s’il travaillait pour une grande entreprise de plomberie. Pour les marxistes, la classe et l’inégalité sont liées à votre rapport aux moyens de production. Plus largement, la classe sociale est moins liée à la quantité d’argent que vous gagnez qu’à ce que vous possédez et contrôlez. La grande majorité d’entre nous ne possède que sa force de travail à vendre sur le marché pour vivre. Pour les riches, c’est la propriété des biens, des entreprises et de la richesse monétaire elle-même qui, dans une société capitaliste, les rend si puissants.

Les émissions dues à la consommation ne sont pas seulement les « nôtres »

Une personne sensée pourrait demander : « D’accord, et alors ? » Si une personne riche possède une entreprise et une grande fortune, cela lui permet des niveaux de consommation encore plus élevés que ce que son revenu peut expliquer. Jeff Bezos, bien qu’étant la personne la plus riche du monde, se verse un revenu de 81 840 dollars par an. C’est sa richesse qui lui a permis d’acheter le plus grand manoir de la région de la ville de Washington, lequel compterait vingt-quatre salles de bains. Et imaginez l’empreinte carbone de son chauffage.

Une hypothèse omniprésente dans ces études est que les riches sont eux-mêmes des « pollueurs » ou des « gros émetteurs ». Cela suppose que les émissions associées à la consommation sont uniquement les leurs. Les études se concentrent sur le comportement des riches – fréquence des vols en avion, conduite de 4×4 et consommation de viande – à forte intensité d’émissions. Intuitivement, cela a du sens dans le cadre de la comptabilité de l’empreinte carbone. Qui d’autre que nous polluons lorsque nous appuyons sur l’accélérateur de notre voiture et que des émissions sortent du pot d’échappement ?

Mais qu’en est-il de la compagnie pétrolière qui nous a vendu l’essence brûlée pour créer ces émissions ? Faire porter aux consommateurs l’entière responsabilité des émissions est une astuce idéologique propre à l’échange marchand dans le capitalisme. En tant que consommateurs, nous ne sommes confrontés qu’aux marchandises et à leurs prix. Nous nous sentons libres et faisons des choix sur ce marché. Pourtant, ce que Karl Marx appelait le fétichisme de la marchandise occulte les rapports sociaux de production et d’exploitation qui sous-tendent des marchandises telles que les voitures, les vols aériens et le bœuf. Derrière chaque acte de consommation individuelle se cachent des grandes entreprises qui cherchent à tirer profit de nos « choix ».

Lorsque nous prenons l’avion, pourquoi les compagnies aériennes ne sont-elles pas tenues responsables des émissions ? Ne sont-elles pas aussi des « gros émetteurs » et ne font-elles pas partie de « l’élite des pollueurs » ? Ce sont elles qui tirent profit de cette transaction et qui choisissent ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour réduire la pollution due aux voyages aériens. Le consommateur qui achète un billet d’avion cherche seulement à se rendre quelque part. Les riches passagers aériens peuvent prendre l’avion plus souvent que le voyageur moyen de la classe ouvrière, mais même le riche consommateur n’est pas responsable à 100 % des émissions de son vol.

L’essentiel de la responsabilité devrait être attribué aux propriétaires du capital qui profitent en premier lieu de l’activité à fortes émissions. Pourtant, au cœur de leur méthodologie (et peut-être de leur idéologie), les études citées plus haut excluent une telle compréhension de la responsabilité, de l’inégalité et du pouvoir de classe au sujet du carbone.

Pourquoi ignorons-nous les propriétaires et les producteurs qui profitent de nos émissions de consommation ? Je pense que c’est surtout parce que nous ne les voyons pas ; comme le disait Marx, le contrôle privé du capital et de la production affiche un panneau sur sa porte : « Entrée interdite, sauf pour affaires ». Et je supposerais volontiers que les auteurs de ces études eux-mêmes – des universitaires et des scientifiques appartenant à la « classe professionnelle(1)[NDLR] Traduction littérale, mais en partie trompeuse, de « professional class ». Le terme « profession » renvoie en effet à des mondes professionnels particuliers (dans le champ de la médecine, du droit, de la gestion, etc.), caractérisées notamment par une position sociale élevée (matériellement et symboliquement : présomption de respectabilité, etc.) et une forte autonomie. » – font tout leur possible pour réduire leur propre empreinte carbone et mettre en œuvre des « changements profonds dans leur mode de vie ». Pour l’universitaire de la classe professionnelle vertueusement sobre en carbone, il est tentant de penser que la seule solution au changement climatique consiste à inciter les riches à faire de même.

Si quelqu’un est riche et consomme beaucoup, demandez-lui comment il en arrivé là

L’autre problème majeur lié au fait de se concentrer étroitement sur la consommation ou les choix de mode de vie est que cela ne représente qu’une petite minorité des choses terribles que les riches font chaque jour au climat et à l’environnement. Pour comprendre comment ils ruinent réellement le climat, nous devons comprendre non pas ce qu’est leur « style de vie », mais ce qu’ils font comme travail.

Voyons un exemple hypothétique : prenez le PDG d’une compagnie aérienne. Cette personne passe huit à douze heures par jour à organiser une flotte de milliers d’avions qui émettent des millions de tonnes de dioxyde de carbone par an. En tant que PDG, ses revenus et ses options d’achat d’actions proviennent essentiellement de cette activité consistant à planifier et à développer le transport aérien en tant que marchandise ou produit à vendre.

Imaginons maintenant que notre PDG rentre chez lui dans son 4×4 (SUV) et mange un steak pour le dîner. Pourquoi cette activité est-elle la seule sur laquelle on ne concentre quand on parle d’ « inégalité carbone » ? Le 4×4 et le steak ne sont certainement que des gouttes d’eau dans l’océan du rôle quotidien d’un tel titan du capital aérien.

Une fois de plus, l’idéologie capitaliste est une force qui obscurcit la réalité. Nous avons tendance à ne voir la liberté et la politique que dans le domaine du marché et de la consommation. C’est là que, comme l’a dit Milton Friedman dans une formule célèbre, nous sommes « libres de choisir ».

Dans ce que Marx appelait l’ « antre secret de la production », il n’y a pas de choix, et la politique est évacuée. Non seulement la production est organisée de façon despotique, comme une dictature privée, mais elle est aussi dirigée vers un seul objectif : le profit, ou « l’accumulation pour l’accumulation ». Nos choix de consommation visent, eux, des objectifs bien différents : la satisfaction des besoins humains (aussi excessifs soient-ils).

Là encore, si nous soumettons cette activité de production lucrative à la « comptabilité carbone », nous constatons que les principaux responsables de la crise climatique ne sont pas simplement les riches consommateurs aisés. Il s’agit de la classe de personnes qui possèdent, contrôlent et profitent de la production d’aviation, d’automobiles, d’acier, de produits chimiques et d’autres secteurs du capital à forte intensité de carbone. Si nous examinons les données du GIEC sur les émissions mondiales par secteur, c’est le secteur industriel qui éclipse tous les autres (le plus grand secteur, et de loin, avec 32 % des émissions mondiales, soit plus que les secteurs du transport et des bâtiments réunis !)

Si nous voulons vraiment comprendre la contribution des personnes riches au changement climatique, nous ne devons pas nous contenter de regarder leur consommation – nous devons nous demander en premier lieu comment elles se sont enrichies. Une analyse marxiste mettra toujours en relief le fait que la propriété, le contrôle des investissements et, plus encore, l’exploitation du travail ont créé les conditions de leur richesse et de leurs revenus. Sans oublier que leur exploitation de la nature – et, en particulier, leur propension à émettre du carbone « gratuitement » dans la poursuite effrénée du profit – est également au cœur de ce qui est au principe de leurs modes de vie et de consommation.

En d’autres termes, ce que les riches font chez eux, dans leur voiture ou dans leur jet privé n’est rien en comparaison de l’exploitation du travail et du saccage de la terre qui produisent l’argent dont ils jouissent.

Les riches sont effectivement à l’origine du changement climatique, mais pas pour les raisons auxquelles nous pensons souvent. Si leurs choix de consommation et de style de vie peuvent effectivement être colossaux, c’est, honnêtement, le dernier de nos soucis. Les marxistes devraient aller à la racine de leur contribution à l’explication de la crise climatique : la propriété, l’investissement, la production.

Cela clarifie également notre tâche politique. Il ne s’agit pas tellement de demander gentiment aux riches de consommer moins ou de mettre en œuvre des « changements profonds dans leur mode de vie » ; nous devons construire des mouvements politiques ayant le pouvoir de lever des impôts plus élevés sur les riches pour financer un New Deal vert, et de dé-marchandiser et exproprier les secteurs à forte intensité de carbone qu’ils contrôlent, comme l’énergie, l’alimentation et le logement. En d’autres termes, nous devons nous attaquer à leur propriété, leur richesse et leur contrôle sur les investissements.


Cet article est paru en février 2021 sous le titre “Rich People Are Fueling Climate Catastrophe — But Not Mostly Because of Their Consumption” [« Les riches alimentent la catastrophe climatique – mais pas principalement à cause de leur consommation »] dans Jacobin. Matt Huber est l’auteur de Climate Change as Class War, paru en mai 2022 chez Verso.

Traduction : la revue Contretemps.

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