Carte blanche de la Gauche anticapitaliste publiée dans Le Vif du 1er février 2018 :

Quelque chose est en train de bouger dans « l’opinion publique » de ce pays. Il n’est pas certain qu’une « majorité silencieuse » soutienne la « politique d’asile » de Théo Francken, du gouvernement et de l’Union Européenne. Mais il est certain, en revanche, qu’un nombre croissant de femmes et d’hommes ne veulent plus de cette politique et sont prêt.e.s à s’y opposer en pratique, en donnant de leur personne, à contre-courant. Même dans des délais très courts et, s’il le faut, sans attendre le soutien effectif des grosses structures politiques, syndicales et associatives.

« Il faut être gentil »

Quatre cents personnes se sont mobilisées en deux jours le 30 décembre pour dénoncer les expulsions de migrant.e.s et les mensonges du Secrétaire d’Etat à l’asile. L’appel lancé ce jour-là à manifester le 13 janvier a fait descendre plus de 8.000 personnes dans les rues. Plus de 3.000 ont encore répondu présent le 21 janvier (un dimanche soir à 19 h, dans la pluie et le froid!) pour empêcher les rafles policières planifiées par le ministre Jan Jambon. Or, cet appel aussi n’avait été lancé que 48H plus tôt sur les réseaux sociaux…

Il n’y a pas que le nombre de manifestant.e.s qui augmente. Au fil des actions s’affirme une ambiance de fraternité joyeuse, d’indignation morale, de désobéissance civile, de détermination frondeuse et d’implication personnelle. Beaucoup de pancartes improvisées lancent des messages très forts. Le 13 janvier, un petit garçon tenait un carton sur lequel était écrit « Il faut être gentil ». La politique d’asile est en effet « méchante », ce n’est pas puéril de le dire! Très perceptible dans la manifestation du 13 janvier, cette ambiance était encore plus forte dans la magnifique chaîne humaine de la gare du Nord.

Pour les valeurs éthiques et les droits démocratiques

A cet élan généreux, le gouvernement oppose des propos fascisants qui banalisent l’ignoble, une politique inhumaine, des mensonges (« Nous avons évité un nouveau Calais », “Le gouvernement précédent pratiquait une politique de frontière ouverte”), des tentatives racistes de dresser une partie de la population contre l’autre (cf. la déferlante haineuse sur la page Facebook et le compte twitter de Francken) et une escalade de la répression (rafles domiciliaires, menaces sur l’aide médicale d’urgence, etc.).

De plus en plus de femmes et d’hommes disent « ça suffit » et s’unissent dans la diversité pour le dire avec force. Leur auto-confiance grandit, leur détermination se renforce. « Les droits humains et la vraie justice sont de notre côté, nous avons raison de nous soulever pour ces valeurs, de défier les autorités et d’organiser nous-mêmes la solidarité. Nous ne lâcherons pas le morceau. Nous continuerons la lutte, parce qu’elle a pour enjeu la dignité de tou.te.s les humain.e.s. Celle des migrantes et des migrants, bien sûr. Mais la nôtre aussi. Car nous ne serions dignes de l’humanité si nous tolérions qu’une politique inhumaine soit menée en notre nom. » Tel est en substance le message qui ressort de ces actions.

Celles et ceux qui s’engagent ainsi en sont conscient.e.s: outre les valeurs éthiques, nos droits démocratiques aussi sont en jeu. Il n’y a pas de liberté qui vaille entre les murs d’une forteresse au pied desquels 40.000 migrant.e.s sont mort.e.s en quelques années. Il n’y a pas de liberté qui vaille dans une société où les migrant.e.s sont surexploité.e.s, traqué.e.s, volé.e.s, enfermé.e.s, criminalisé.e.s et expulsé.e.s sous nos yeux. Il n’y a pas de liberté qui vaille dans un Etat policier où l’armée quadrille les rues et où la solidarité risque de devenir un délit.

Une mobilisation inattendue et paradoxale

Cela fait des années que le néolibéralisme s’attaque à la sécurité sociale, aux salaires, aux conditions de travail, au secteur public, aux sans emploi, aux malades. Les riches s’enrichissent, les pauvres s’appauvrissent. Commencée sous les gouvernements précédents, cette offensive a redoublé de brutalité sous le gouvernement MR-NVA. Les syndicats n’ont pas réussi à l’arrêter. La droite fait passer toutes ses exigences. Dans ce contexte déprimé, il peut sembler paradoxal que tant de gens se mobilisent spontanément en faveur des sans-papiers et des candidat.e.s réfugié.e.s – une problématique réputée « difficile » dans le climat raciste et sécuritaire ambiant.

Ce paradoxe s’explique en premier lieu par la forte charge anti-éthique de la politique d’asile. En effet, des valeurs humanistes fondamentales de respect, d’entraide et de solidarité sont foulées aux pieds. Trop, c’est trop. Où va-t-on, si on laisse passer ça? Un nombre croissant de gens sont prêts à entrer en résistance pour éviter un retour aux années trente du siècle passé.

Les formes du mouvement favorisent cette radicalisation. Depuis plusieurs années, les sans-papiers s’organisent elleux-mêmes pour défendre leurs droits, tout en montrant leur solidarité avec le reste du monde du travail. Leur exemple a fait tache d’huile. Face aux carences de l’Etat, dès le début de la « crise de l’accueil des réfugié.e.s » des citoyen.ne.s (avec et sans papiers) ont pris en charge l’aide aux migrant.e.s du Parc Maximilien. Leur engagement s’est prolongé dans le mouvement d’hébergement. Des centaines de personnes y participent, avec le soutien de dizaines de milliers d’autres. Des liens sociaux se sont tissés à la base à partir de ce que les migrant.e.s sont vraiment (des jeunes, des hommes et des femmes en souffrance et en recherche de bien-être et de sécurité). Du coup, pour un nombre croissant de personnes de tous milieux, c’est en vain que Francken, Jambon et le gouvernement agitent l’épouvantail du migrant criminel ou du réfugié terroriste.

Quand les plus opprimé.e.s montrent le chemin…

Une idée couramment défendue à gauche est que le racisme (comme le sexisme et l’homophobie) divise les exploité.e.s et affaiblit le combat pour une autre société. C’est évident. Mais les organisations qui croient qu’il suffit d’ignorer le racisme pour que celui-ci cesse de produire des effets se trompent de conclusion. Il faut au contraire combattre le racisme (et le sexisme, et l’homophobie) sans concessions, dans tous les milieux, y compris au sein de la gauche. Sans cela, l’unité du monde du travail sera une fausse unité. Or, une fausse unité ne peut pas déboucher sur une vraie alternative. Dominée par les « hommes blancs », une fausse unité se fera au détriment des plus exploité.e.s et opprimé.e.s: les migrant.e.s, les femmes et les jeunes – en particulier les jeunes femmes sans-papiers, qui constituent le groupe le plus férocement discriminé de toute la pyramide sociale……

La gauche a souvent eu pour stratégie de s’unir autour de ses « fers de lance »: les mineurs, les sidérurgistes, les métallos. Les secteurs dits “faibles” étaient relégués au deuxième plan. La lutte des migrant.e.s – mais aussi celle des coursier.e.s de Deliveroo – montre que d’autres stratégies se dessinent. Dans les deux cas, en effet, des précaires sont en première ligne. Leur résistance soulève une vague de sympathie qui se traduit en actes. La surprise est de taille pour le gouvernement de droite. Il pensait profiter des mois qui lui restent au pouvoir pour faire triompher l’individualisme néolibéral. Au lieu de cela, il découvre avec rage que la solidarité n’a pas dit son dernier mot, et peut même le pousser sur la défensive. Et comment réagit-il? Par une dangereuse fuite en avant autoritaire, démagogique et populiste.

Autoritarisme? Le projet sur les rafles domiciliaires coïncide avec d’autres idées anti-démocratiques: citoyens-policiers bénévoles, délation rétribuée, suppression des juges d’instruction, atteintes au droit de grève, budget des pensions retiré de la gestion paritaire de la sécurité sociale,… Quant à la démagogie populiste, elle bat des records. Après l’incident entre la police et des migrant.e.s sur une aire d’autoroute à Grand Bigard, Théo Francken a accusé les syndicats de défendre les migrant.e.s plutôt que les camionneurs… que le néolibéralisme traite à peine mieux que les sans-papiers. Après le succès de la chaîne humaine, Bart De Wever a menacé: si le soutien aux migrant.e.s continue, il faudra tailler dans la sécurité sociale… qu’il massacre depuis des années.

Bas les masques: pour continuer à appliquer sa politique d’austérité au service des nanti.e.s, ce gouvernement est prêt à dresser les pauvres contre les plus pauvres, à désigner des boucs émissaires et à instaurer un Etat autoritaire. C’est inacceptable. Il n’y a donc pas à hésiter: il faut unifier le combat autour des migrant.e.s et de celleux qui les soutiennent.

Convergence des luttes

Ce qui se passe autour des migrant.e.s est une source d’inspiration. Cela montre les trésors d’activité, de générosité, d’entraide, d’humanisme, de dévouement et d’inventivité qui se libèrent quand les personnes concernées gèrent elles-mêmes leur lutte. Plutôt que les réactions frileuses, passives et égoïstes du genre « Et nous? Et nos pauvres? Pourquoi en faire tant pour ces gens-là? », il serait mille fois plus intelligent – et plus efficace- de s’inspirer de la dynamique d’auto-organisation et d’auto-activité mise en pratique par « ces gens-là » – et aussi par les coursier.e.s de Deliveroo.

L’heure n’est pas à la division des milieux populaires (SDF contre sans-papiers, précaires contre statutaires, salarié.es contre fonctionnaires, jeunes contre pensionné.es, malades contre bien portants, etc.). L’heure est à la lutte de toutes ces catégories pour leurs droits et à la convergence de ces luttes contre la dictature néolibérale, pour une alternative socialement juste, généreuse, respectueuse de l’environnement. Une alternative qui partage les richesses, assure l’égalité des droits, garantit la liberté de circulation et d’installation de toutes et de tous sur cette Terre. Une alternative anticapitaliste.

Au moment où ces lignes sont écrites, une étude d’Oxfam révèle que le pour cent le plus riche de la planète s’est accaparé 82% de la richesse créée en 2017. Grâce notamment au gouvernement Michel, complice des riches fraudeurs! Les souffrances des migrant.e.s sont l’expression la plus criante de cette criante injustice. Mais toutes les couches du monde du travail la subissent à des degrés divers. Tous et toutes nous sommes exploité.e.s, opprimé.e.s, humilié.e.s, discriminé.e.s. Tous et toutes nous pouvons être jeté.e.s du jour au lendemain, comme des kleenex. Tous et toutes, ensemble, nous pouvons changer cette situation. Re-tissons du lien social par la résistance active aux politiques néolibérales. Faisons du Parc Maxi-mille-liens le point de départ de la contre-offensive des solidarités.

France Arets, Mathilde Dugaucquier, AF, Freddy Mathieu, Hamel Puissant, Daniel Tanuro (membres de la Gauche anticapitaliste)

Photo : François Dvorak