L’année 1943 fut à bien des égards le tournant de la guerre : sur le front de l’est, les nazis étaient écrasés à Stalingrad par les troupes soviétiques ; en France, les réfractaires au Service du travail obligatoire prenaient le maquis et constituaient les bases d’un mouvement de résistance armée de masse ; le fascisme mussolinien tombait après le débarquement des alliés en Italie… et la Belgique occupée se payait une bonne tranche de rire
En rédigeant un article pour la presse clandestine du Front de l’Indépendance (FI), organisation résistante belge, Marc Aubrion a une idée loufoque pour célébrer les 25 ans de la défaite allemande du 11 Novembre. Il en parle à ses camarades qui trouvent l’idée excellente : imprimer un faux numéro du journal Le Soir et le substituer à celui de l’édition contrôlée par l’occupant.
Une fois l’idée validée, il faut la mettre en pratique… et le nombre d’obstacles est grand.
La date du 9 novembre est retenue pour la parution de ce canard un peu spécial.
Le premier gros problème est de trouver du papier. Dans tous les pays d’Europe occupés, c’est un problème constant pour tous les groupes de résistance quand il s’agit de trouver de simples feuilles A4 pour tirer un tract. Alors d’autant plus lorsqu’il s’agit de réaliser un canular parfait, il faut du papier qui soit du même format que Le Soir « collabo », soit 4 fois la taille d’un tract. Il faut aussi dégoter une machine à imprimer, une rotative, pour produire les 5 000 exemplaires prévus. Évidemment chaque rotative utilisée en Belgique est sous la surveillance des occupants. La solution viendra d’un imprimeur nommé Ferdinand Wellens, qui est aussi résistant. Disposant d’autorisations, il peut se fournir en papier et mettra sa rotative à disposition. Ce problème n’en étant plus un, les résistants décident d’augmenter le tirage et de passer à 50 000 exemplaires.
Un journaliste au Soir « emboché » fournira quant lui l’entête du journal et la liste des revendeurs et des kiosques à livrer.
Au départ ce « faux » journal devait dans ses articles lutter frontalement contre la propagande nazie, mais quitte à faire une énorme blague autant écrire des articles qui seront des pastiches de l’édition originale, mimant les gimmicks et tics d’écriture des pisse-copies de la presse collaborationniste et des communiqués de la Propagandastaffell.
La diffusion
Après des heures de tirage la nuit, les 50 000 exemplaires du journal sont achevés le lundi 8 novembre au matin. L’opération la plus délicate, la substitution du numéro de l’édition « emboché » peut commencer quelques heures plus tard.
La manière la plus sûre est de créer un incident pour désorganiser la distribution et, ni vu ni connu, faire la substitution. Dans un premier temps, une alerte aérienne, programmée avec les alliés anglais, devait libérer l’accès aux camionnettes de livraison pour les cramer. Mais sans nouvelle de Londres, les résistants belges changent de plan et décident d’y mettre le feu à coups de cocktails Molotov. L’opération échoue et les équipes de distribution dans les kiosques et chez les revendeurs ont déjà commencé leurs tournées. Les paquets sont livrés et les ventes des numéros commencent.
Dans tout Bruxelles commence alors le plus gros fou-rire de toute la guerre. Le contenu est incisif, drôle, presque dadaïste parfois (« Non seulement, toutes ces localités ont été méthodiquement pillées pour leur enlever toute utilité militaire, mais un certain nombre d’entre elles ont été transportées en Poméranie sans que l’ennemi ou les habitant eux-mêmes aient eu le temps de s’en apercevoir », annonce le communiqué allemand en première page). Mais surtout l’acte de lecture devient subversif, une petite résistance vendu 60 centimes de franc belge. Les journaux sont lus discrètement, seul… ou à plusieurs pour partager collectivement le plaisir de se moquer de l’occupant et ses collaborateurs fascistes. Les exemplaires passent de main en main, sous le manteau et toute la ville ne parle plus que de cette blague héroïque.
Malheureusement la fin de l’histoire est moins drôle car malgré toutes les précautions prises pour éviter que la Gestapo ne les retrouve, le petit groupe de résistants tombe : un ou deux numéros n’ont pas été massicotés et les marques laissées sur le papier désigne la rotative de Wellens comme des empreintes digitales sur une scène de crime. Arrêtés et torturés, certains comme l’imprimeur meurent en déportation.
Bande dessinée : Le faux Soir de Daniel Couvreur, Christian Durieux, Denis Lapière est paru chez Futuropolis
Documentaire : https://www.youtube.com/watch?v=UufCINwP3DI
Article publié sur L’Anticapitaliste.