Dans cet article, Mara Montanaro discute le dernier livre d’Olga Bronnikova et Matthieu Renault, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique : Kollontaï. Défaire la famille. Refaire l’amour.

Constellations féministes marxistes révolutionnaires

Nous avons besoin de produire nos généalogies, nos constellations féministes marxistes révolutionnaires : l’objectif étant celui de transformer radicalement le présent et d’inventer un futur, ce qui revient à avoir ou à réécrire un passé dans lequel nous pouvons inscrire, nous reconnaître.

La rencontre entre le féminisme et le marxisme, loin d’être un « mariage malheureux » pour citer le célèbre article de Heidi Hartmann de 1979, est la seule critique valable de la dévastation néolibérale. Or, s’il est plus que jamais urgent d’interroger et réfléchir sur les rapports entre oppression et exploitation, et notamment sur la manière dont le système capitaliste a intégré et profondément modifié les structures patriarcales, encore si la question centrale pour les féminismes marxistes est l’invisibilisation de ce différentiel d’exploitation qui comprend toutes ces activités non reconnues ou méconnues, très mal rémunérées, stratégiquement considérées comme improductives caractérisant la grande fabrique de la reproduction sociale, (la clé du cours et du dis-cours capitaliste, condition de possibilité de toute production), seule Alexandra Kollontaï, « la plus authentique représentante du féminisme bolchevique » (p. 275) a placé l’amour, les fibres de l’amour en révolution au centre de ses préoccupations.  

Défaire la famille, refaire l’amour. Tel est le sous-titre de cette magnifique biographie de la pensée d’Alexandra Kollontaï, signée Olga Bronnikova et Matthieu Renault et publiée en mars aux éditions La Fabrique.  Les auteur.e.s, avec une écriture claire et raffinée qui allie une analyse des textes théorico-politiques à  une étude précise du contexte historique, ont fait le choix de suivre l’itinéraire révolutionnaire de Kollontaï de la révolution de 1905 à 1923, date à laquelle elle  quitte la Russie pour entamer sa carrière diplomatique.

Il s’agit de la première biographie intellectuelle de Kollontaï (1872-1952) en langue française. Une biographie passionnante qui nous invoque et nous convoque, nous éclairant sur sa vie, ses lectures, ses voyages (choisis et forcés) tout en étant rigoureuse, historiquement et philosophiquement, dans l’analyse de sa pensée et le choix des textes de l’autrice.  

L’ouvrage s’ouvre avec un prologue, « A propos d’un verre d’eau », puis 7 chapitres : 1. (Pré)histoire de la famille bourgeoise, 2. Féminisme ou marxisme, marxisme et féminisme, 3. L’amour en crise, 4. Révolution dans la reproduction, 5. La voix des femmes ? 6. Érotiques communistes, 7. Bioproductivisme, conclu par un épilogue : « Communaliser la nature humaine ».

Cet ouvrage a le grand mérite non seulement de contribuer à la construction d’une constellation féministe marxiste révolutionnaire, de restituer la trajectoire révolutionnaire d’Alexandra Kollontai dans « les années rugissantes de la révolution bolchevique », mais également de souligner son « inactualité intempestive » (p. 21).

Reprendre le fil de la révolution, mais avec les yeux et les attentes de Kollontai, c’est redonner à sa figure la centralité qui lui a été refusée par ses camarades du parti bolchevique et par l’historiographie ultérieure.

Bolchevique, elle a été commissaire du peuple à l’Assistance publique dans le premier gouvernement soviétique. Encore, elle a été la première femme du gouvernement révolutionnaire présidé par Lénine. Militante révolutionnaire, dirigeante de l’Opposition ouvrière au début des années vingt, Alexandra Kollontaï a théorisé l’auto-émancipation des femmes tout comme l’auto-émancipation de la classe ouvrière toute entière. Comme l’écrivent les auteur-es :

« Il ne peut y avoir d’émancipation, à présent, de la classe ouvrière toute entière, qu’à condition que cette dernière participe étroitement, dirige même la construction des formes économiques, politiques et sociales qui rendront possible cette émancipation, laquelle ne mérite donc ce nom qu’à condition d’être une auto-émancipation » (p. 192).

Marxiste, elle était convaincue que seule la révolution socialiste pouvait créer les conditions nécessaires à la libération des femmes, mais et – cet élément a été toujours l’apport le plus radical et le plus difficil à être saisi – elle soulignait que l’indépendance économique, bien qu’indispensable, n’était pas suffisante pour assurer aux femmes leur totale émancipation qui devait nécessairement passer par une révolution aussi sexuelle et la désagrégation de la famille bourgeoise dans sa structure et superstructure, ce que les auteur-e-s, avec une formule très puissante, définissent comme un communisme des sexes.

Autrement dit, Kollontaï était consciente du fait que l’on ne peut pas considérer les rapports des sexes comme une sous-section du programme révolutionnaire, c’est-à-dire que « la lutte pour l’égalité hommes-femmes sur le plan économique et sociale et la réinvention des formes de l’amour et de la sexualité sont indissociables » (p. 20).   

Révolutionner la vie quotidienne

Daniel Bensaïd, avec sa radicalité joyeusement mélancolique, l’avait parfaitement résumé dans cette phrase : « l’oppression existait avant le capitalisme. Elle ne disparaîtra pas instantanément avec lui, sans une lutte spécifique relevant d’un autre registre temporel. D’où l’autonomie nécessaire du mouvement d’émancipation des femmes » (p. 145, « Le sexe des classes », in D. Bensaid, La discordance des temps, Paris, Les éditions de la Passion, 1995).

Or, qu’y a-t-il de plus révolutionnaire pour l’auto-émancipation des femmes qu’une transformation radicale de la vie quotidienne ? Ce qui revient à souligner « la nécessité d’une connexion et d’une conjonction étroites entre révolution dans la production (les grandes choses) et révolution dans la reproduction (les petites choses), comme deux processus enchevêtrés, appelés à se renforcer mutuellement, dialectiquement … où à échouer de concert » (p.152-154).

Or, pour révolutionner la vie quotidienne il faut se confronter aux piliers (ou faire trembler ?) que sont la sexualité et la famille, car le personnel est toujours politique. Avant de poursuivre, j’aimerais aussi souligner que le grand mérite des auteur-e-s consiste dans le fait de nous restituer, non seulement, toute la complexité d’une vie féministe révolutionnaire, mais aussi de nous faire découvrir des « perspectives révolutionnaires que l’histoire a effacé, qui se sont érodées ou ont été étouffées ou refoulées avant d’avoir pu se concrétiser, et qui, certaines, mériteraient d’être réactualisées, réactivées, intempestivement » (p. 21)

J’ai donc fait le choix de me concentrer sur quelques-unes des perspectives révolutionnaires qui, à mon sens, nous permettent de saisir l’actualité de Kollontaï pour notre présent et nos luttes : ses réflexions sur les communautés agraires, sa conception de l’amour-camaraderie, une fois démantelé le carcan de la propriété (privée), la socialisation de la reproduction.

Je signale, au passage, que les auteur-e-s montrent aussi parfaitement les points aveugles ou problématiques de sa pensée, notamment sur les questions de la maternité et de la prostitution tout en tenant compte de l’historicité de ces analyses. Or, dans ces Conférences sur la libération des femmes de 1921 (trad. B. Spielman, Paris, La Brèche, 2022), Kollontai se plonge dans la situation des femmes dans le communisme primitif ainsi que dans les communautés agraires primitives et affirme « la terre et les femmes étaient les sources premières et essentielles de toute richesse ; elles créaient et perpétuaient la vie et quiconque blessait une femme blessait aussi la terre ».

En lisant cette phrase du 1921 on ne peut manquer de penser à l’idée-force du corps-territoire, concept collectif avancé par les féminismes communautaires latino-américaines. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des féministes marxistes comme Federici, Mies et Dalla Costa ont déplacé leurs réflexions sur le rapport entre reproduction et terre. Les femmes restent les principaux agents/sujets de la reproduction humaine dans toutes les régions du monde. Le corps est une puissance dont l’histoire de sa connexion avec la terre, avec la nature, a été mutilée.

Le corps-territoire est à la fois une idée-force, une catégorie d’analyse, un lieu d’énonciation, une méthode/perspective de lutte qui permet de vivre et d’expérimenter un rapport différent au corps, un corps entendu comme puissance, terrain de résistance à toute forme d’oppression et d’exploitation. Il s’agit d’appréhender le corps avec ses mémoires, ses conditions, ses situations, ses états, ses temporalités, ses/son territoire, sa communauté puisque lorsque les lieux, les territoires sont v(i)olés, les corps le sont aussi. Kollontaï en était consciente déjà en 1921.

Cela étant précisé, comme l’affirment Bronnikova et Renault, la mobilisation par Kollontai du mythe gynocratique(1)Par mythe gynocratique nous entendons notamment la signification révolutionnaire accordée à l’hypothèse du matriarcat originel par Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.  Or, comme le montrent les auteur-es, les sources de Kollontaï sur les matriarcat primitif (Lewis H. Morgan, Ancient Society ; J.J. Bachofen, Le droit maternel) puisent sans doute dans le texte d’Engels. en termes révolutionnaires dans les conférences à l’Université Sverdlov ne peut pas être comprise sans prendre en compte toute une série de réflexions sur l’inévitable dissolution/désagrégration de la famille bourgeoise qui puisent leurs racines dans les analyses de Marx et Engels.

Dans son premier ouvrage consacré au problème féminin, Les bases sociales de la question féminine (1909) en s’appuyant sur l’argumentation d’Engels, Kollontai analyse la crise de la famille dans toutes les classes de la société. Plus tard, en 1921, dans un article publié dans Kommunistka, portant le titre « Thèses sur la morale communiste dans le domaine des relations conjugales », elle s’attache à montrer alors l’historicité du lien entre la propriété privée et la famille sous le mode de production capitaliste.

Cela signifie, en concluent les auteur-e-s, « non seulement que l’abolition de la propriété privée signera la mort de la famille bourgeoise, mais aussi, et dialectiquement, que les attaques portées contre les structures familiales et la morale conjugale et sexuelle qui leur est consubstantielle sont partie intégrant de la lutte du prolétariat. Le combat doit être mené sur les deux plans simultanément » (p. 69). Or ce passage me semble fondamental pour comprendre ce qui reste le propos le plus radical et le plus difficile à saisir de Kollontai : l’amour-camaraderie ou avec les mots des auteur.e.s son communisme érotique.

L’amour libre et ses conditions

Si la révolution est le démantèlement total du système capitaliste avec son carcan de la propriété privée, l’amour aussi est à réinventer. Et réinventer l’amour depuis une perspective marxiste signifie le soustraire à l’illusion d’une perspective bourgeoise qui prônait l’amour libre sans tenir compte des conditions matérielles de vie.

Comme reconstruisent parfaitement les auteur-e-s pour Kollontai – et il me semble aussi un élément fondamental pour une constellation féministe marxiste : le sien était un féminisme véritablement prolétarien, que l’on pourrait traduire par l’impossibilité de penser un « Nous, les femmes » homogène, fictionnel et structuré sur un fantasme universel bourgeois, eurocentrique ; donc la nécessité d’un « Nous, les femmes » qui part de nos singularités et de nos conditions matérielles, et pose la classe au centre d’autres oppressions.

Ainsi, l’amour libre ne peut devenir, selon Kollontai, « une réalité pour les femmes des classes populaires, que dans le cadre d’une réforme radicale dans le domaine des rapports sociaux, une transformation radicale des rapports de production » (p. 95). L’amour-camaraderie telle qu’elle l’envisage depuis une perspective prolétarienne signifie non seulement sortir d’une logique capitaliste et bourgeoise d’amour-propriété mais aussi considérer la révolution sexuelle, une nouvelle morale sexuelle comme une des dimensions constitutives et non secondaires de la révolution sociale. Avec les mots des auteure-s :

« l’amour-camaraderie est, pour Kollontai, moins une fin qu’un moyen, en phase de transition vers le communisme, d’assurer ce qu’on peut désigner comme une accumulation primitive des affects communistes » (p. 221).

Je veux m’arrêter sur le potentiel de cette formulation, « accumulation primitive des affects communistes », car elle tient ensemble toute la beauté révolutionnaire de l’amour-camaraderie : sortir de l’amour-propriété tout comme dans le leurre toujours bourgeois d’un amour libre (qui évacue toute la complexité du réel : pour qui, dans, et à quelles conditions un amour libre est-il possible ?).

« Un homme quand bien même s’évertue-t-il à combattre la propriété privée, il demeure puissamment attaché à ce qu’il considère être son droit de propriété originel et naturel : la propriété de la femme » (p. 211). L’amour-camaraderie devient alors une arme pour la révolution. Il est aussi et surtout un amour-devoir vers la collectivité, ce qui signifie, une manière d’être en relation dans la multitude des expériences hétérogènes possibles.

Saisir cela suppose de comprendre que « la conception kollontienne de l’amour-camaraderie n’avait pas seulement pour fonction de tracer la voie à une sexualité émancipée et à des rapports plus égalitaires entre les sexes, elle dépeignait aussi, et inséparablement, une image de la communauté future » (p. 262).

Ainsi, sous ce sillage et dans cette perspective, il faudrait lire l’actualité et l’importance de ses réflexions sur la nécessité de la socialisation des tâches reproductives.  Si, comme Silvia Federici et toutes les autres féministes marxistes de Lotta femminista (Maria Rosa Dalla Costa et Leopoldina Fortunati entre autres)  l’ont amplement démontré, « ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail non payé », les coupes dans l’État-providence, le désinvestissement dans les services, le chômage, la pauvreté, obligent de plus en plus de femmes à retourner à la maison, en se déchargeant sur elles des coûts de la reproduction sociale.

Au lieu d’édulcorer la précarité, conduisant à reproduire la subalternité et l’assujettissement, ce qui nous importe est de remettre l’accent sur une lutte générale et collective par le bas, une lutte portée vers les questions de reproduction, du contrôle de ses conditions matérielles et de son organisation. Si la reproduction est de fait le terrain stratégique de lutte contre la violence à la fois patriarcale et capitaliste, relire Kollontai aujourd’hui est aussi urgent que nécessaire pour comprendre comment la lutte collective internationale sur la reproduction implique aussi, simultanément, une lutte pour réinventer l’amour selon une perspective marxiste révolutionnaire.


Article initialement publié sur le site de Contretemps le 26 avril 2024.

Photo : Wikimedia Commons

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