Économiste, membre du comité de rédaction de Contretemps et auteur notamment du livre Le capital fictif (Prairies ordinaires, 2014), Cédric Durand montre à quel point la situation appelle l’invention d’une planification démocratique, à la fois plus que jamais nécessaire, du fait de la faillite du marché, et possible, en raison du développement des technologies de l’information.
C’est à cette condition que l’on pourra, non pas sauver l’économie (capitaliste), mais s’engager vers une société libérée de la dictature du capital, capable de satisfaire – et de discuter collectivement – les besoins fondamentaux tout en affrontant la crise environnementale.
Nous reproduisons ici l’entretien réalisé avec Cédric Durand par Romaric Godin pour Mediapart, avec leur aimable autorisation.
La faillite du marché
Cette crise inédite liée au coronavirus semble montrer avec éclat les limites de la gestion de la société par le marché et donc la nécessité d’une planification. Comment analysez-vous la situation ?
Cédric Durand : Au cours des décennies du néolibéralisme, le marché a été paré de toutes les vertus : efficience dans l’allocation des ressources, dynamisme de la compétition, différenciation des produits de consommation. La crise en cours fait apparaître au grand jour que le marché a aussi de sérieuses limites.
En situation d’urgence, la coordination de l’activité par les prix est inadéquate. Le fractionnement marchand est incapable d’atteindre des objectifs limités mais impérieux : produire des masques, du gel hydroalcoolique, des tests de dépistage, des respirateurs, répartir les stocks de médicaments. Il y a là un besoin flagrant de centralisation. L’appel général à la rescousse s’adresse à la puissance publique. Il s’agit d’une demande d’action collective qui transcende les acteurs privés et s’impose à eux. Elle procède d’une logique de priorité économique qui est contradictoire avec la logique de tâtonnement du marché.
Ce caractère relativement anomique du marché se double d’un biais court-termiste, qui le rend incapable de prendre en compte le temps long. On manque de réactifs pour produire des tests parce que la production de ces derniers se situe en Asie. Mais pourquoi cette production a-t-elle été délocalisée ? Parce que les entreprises ont rationalisé les coûts et optimisé leurs chaînes de valeur.
Il faut faire des économies immédiates pour tenir face à la pression concurrentielle et satisfaire les exigences de rendement des marchés financiers. Un tel comportement est efficace d’un point de vue statique, mais a pour contrepartie une inefficacité dynamique. Chaînes d’approvisionnement à flux tendu, dispersion des processus productifs et faiblesse des réserves stratégiques rendent le tissu social et productif vulnérable et entravent sa faculté d’adaptation en cas de modification brutale de la situation. On constate aujourd’hui que la robustesse exige des redondances ou, pour le dire autrement, que l’efficacité à court terme, c’est l’absence de résilience.
Finalement que la question soit celle de l’urgence ou celle de la résilience, le problème posé est celui de la centralisation de la coordination économique. Avec le néolibéralisme, c’est aux marchés financiers qu’a été confiée la fonction de mise en cohérence des multiples plans que poursuivent les entreprises et les individus. Or, pour penser le temps long ou pour gérer un choc, les marchés sont inadaptés. Face à l’incertitude radicale ou à des problèmes qui se posent à un horizon lointain, ils adoptent un comportement erratique : c’est l’aveuglement au désastre du changement climatique qui fait que les marchés continuent à valoriser des réserves d’hydrocarbures inexploitables, ce sont aussi les mouvements de yoyo abrupts de ces derniers jours qui manifestent une incapacité de comprendre la crise actuelle.
Dans la situation où nous nous trouvons, le prisme des rendements actualisés qui sert de boussole aux investisseurs n’est certainement pas le bon point de vue. Il serait d’ailleurs raisonnable de fermer les bourses plutôt que de laisser leur instabilité en rajouter à la pagaille.
Vous en appelez à davantage d’État, mais ce que l’on observe surtout, c’est l’impréparation des pouvoirs publics…
Où est le quartier général de la lutte contre la pandémie ? Quels sont les organes chargés de recenser les ressources et d’organiser leur mobilisation ? Pourquoi, en France, la participation des industriels à l’effort se fait sur la base du volontariat et non de la réquisition ? Ce que révèle cette crise, c’est effectivement l’affaiblissement de la puissance publique.
Les cafouillages auxquels on assiste au sommet de l’État ne résultent pas seulement de l’impéritie de l’équipe gouvernementale. Des décennies d’austérité et de nouveaux managements publics ont réduit la capacité de l’administration publique à réagir et à servir avec discernement les intérêts vitaux de la population.
C’est à la fois une question de moyen et une question de démoralisation. Maltraités, mal rémunérés, souvent déconsidérés, les fonctionnaires et les salariés des organismes parapublics ont été privés des possibilités de bien exercer leurs missions. On en paie aujourd’hui le prix humain dans les hôpitaux et les maisons de retraite avec la multiplication de morts évitables.
La situation des personnes isolées et vulnérables est aussi très préoccupante, du fait de la fragilisation des services sociaux et de l’assèchement des budgets des collectivités locales. Mais c’est également vrai pour d’autres pans de l’administration. Par exemple, l’inspection du travail qui n’a pas les moyens de s’assurer que les conditions dans lesquelles les salariés qui poursuivent leurs activités sont bien protégés.
De manière moins immédiatement dramatique, les fragilités du système éducatif accumulées année après année apparaissent au grand jour dans cette période de trouble. De l’école à l’université, l’investissement dans la transition numérique a été très insuffisant, si bien que les conditions d’une migration sereine vers des programmes temporaires d’enseignement à distance ne sont pas du tout réunies, mettant les familles et les équipes pédagogiques dans des situations ubuesques.
Bref, en même temps qu’elle révèle les limites des marchés, la crise du coronavirus met en évidence un besoin criant de service public. On le sent bien aujourd’hui, le service public est un bien commun. C’est le secours sur lequel chacun et chacune peut compter en toutes circonstances car il appartient à tout le monde.
À ce court-termisme répond donc le besoin de planification. Pourtant, on voit encore l’opposition de beaucoup au prétexte que cette planification de la production serait impossible en raison de la complexité du monde. Mais vous avez montré que nous avons désormais les moyens techniques de prendre en compte cette complexité…
La grande objection à la planification est son inefficacité supposée dans la gestion de l’information. C’est en particulier l’argument du plus grand penseur néolibéral, Friedrich Hayek, pour lequel le marché est un mécanisme social qui permet à la fois de révéler de l’information dispersée et de la traiter : grâce aux signaux pris, les agents peuvent surmonter l’infini complexité du social et prendre des décisions.
À cette doxa néolibérale, s’opposent des raisons pratiques et des raisons théoriques. Même si cela semble un peu trivial, il faut tout d’abord rappeler que la planification, ça fonctionne : ce n’est pas le marché qui a organisé l’effort de guerre des États-Unis contre les nazis, mais bien une économie de guerre planifiée. En France, la reconstruction et le rattrapage après la Libération se sont appuyés sur une planification certes indicative, mais néanmoins très contraignante, notamment par le biais de la politique du crédit.
Dans l’URSS stalinienne, au prix d’une brutalisation inouïe de la société, la planification a permis une industrialisation rapide. Et aujourd’hui encore, la planification est loin d’avoir disparu : en Chine, la puissante Commission nationale de développement et de réforme (CNDR) continue à élaborer des plans quinquennaux qui jouent un rôle prépondérant pour guider l’évolution socioéconomique.
Il est vrai cependant, qu’à partir de la fin des années 1960 dans les pays de l’Est, les mécanismes de planification intégrale ont donné des signes de dysfonctionnement de plus en plus visibles. Avec la sophistication des processus économiques et des attentes sociales, les plans ont buté sur deux principaux écueils : l’absence de démocratie et des capacités de calcul limitées. L’absence de démocratie a conduit à un développement déséquilibré, une dictature sur les besoins pour reprendre l’expression de la philosophe Ágnès Heller, dans laquelle les demandes du secteur militaro-industriel écrasaient celles de la population et étouffaient toutes préoccupations écologiques, pourtant très présentes au lendemain de la révolution russe.
La seconde limite est informationnelle, c’est-à-dire exactement là où se situait l’objection d’Hayek. Incapable de mobiliser des technologies de l’information encore balbutiantes, le traitement bureaucratique de la planification est alors de plus en plus lourd, extrêmement chronophage et sujet à de multiples erreurs, retards et manipulations. La gestion de l’incertitude était en particulier très problématique : les événements imprévus tardaient à remonter au centre, provoquant des déséquilibres chroniques, des gaspillages massifs, ce qui, pour rajouter aux dysfonctionnements, nourrissait des circuits parallèles.
Mais nous ne vivons plus à la préhistoire des technologies de l’information ! Aujourd’hui, la plupart des échanges économiques sont doublés par des traces numériques traitées automatiquement. L’essentiel de l’argument informationnel tombe. De fait, le secteur privé a massivement recours à une forme de planification. Amazon ou Walmart traitent aujourd’hui des milliers de fois plus de données-produits que le Gosplan soviétique. Ces multinationales ont les moyens d’ajuster en temps réel leurs processus commerciaux en fonction des conditions de marché changeantes. La question fondamentale qui se pose à la planification contemporaine n’est plus celle des limites informationnelles mais celle de la démocratisation d’une coordination algorithmique de plus en plus dominée par quelques entreprises monopolistiques.
Il faudrait enfin rétorquer à Hayek qu’il existe un genre de connaissance que le marché ignore complètement, c’est celle issue de la délibération. Pour évaluer des risques non probabilisables, choisir des trajectoires économiques et écologiques communes, décider de la qualité des relations sociales, la souveraineté individuelle médiée par l’échange marchand n’est d’aucun secours. Il n’y a d’autres solutions que la conformation des points de vue par la confrontation des arguments.
Pour en revenir à la conjoncture, il est faux de dire que le mode de production est trop complexe pour mettre en place une planification capable de répondre aux urgences du moment. Il existe des instances de centralisation de l’information extrêmement puissantes dans le secteur privé. Google, bien sûr ! Mais pas seulement. Les grandes entreprises de l’automobile, de la grande distribution ou de l’électronique contrôlent également des systèmes d’information qui leur donnent une vue panoptique sur l’activité et les stocks aux différentes étapes des chaînes de valeur. Autrement dit, s’il y a une volonté politique de le faire, la puissance publique est en mesure de se saisir de ces capacités et de les mettre au service de priorités actées au niveau central.
Quelle planification pour demain ?
Pour l’avenir, cette nécessité de la planification semble s’imposer, précisément parce qu’elle permet de gérer des risques qui ne peuvent pas être pris en compte par le marché…
La crise issue de l’épidémie de Covid-19 nous réapprend qu’il faut aussi savoir penser et réagir collectivement, en tant que communauté, en tant qu’espèce même. L’impératif n’est pas individuel et il est vain de s’en remettre à la rationalité des consommateurs. C’est un avertissement. Non seulement il faudra par la suite assumer la prévention et la gestion du risque pandémique, mais également prendre soin de la fragilité de nos sociétés. Mieux prendre conscience de l’importance des liens qui nous rattachent les uns aux autres et de notre codépendance à la biosphère devrait nous amener à faire reculer la place du marché.
Précisément, quel type de planification pourrait désormais répondre à cette nouvelle situation ?
Le modèle soviétique posait des problèmes de démocratie interne et d’adaptation des forces productives. Le modèle de planification français était intéressant en ce qu’il mettait en place une délibération permettant de favoriser une coordination de l’économie marchande. Ce peut être un modèle transitoire. Mais le point sur lequel je veux insister, c’est que la planification de l’avenir devra être nécessairement démocratique. Planifier, pour un pays, pour un territoire, c’est choisir un destin commun. C’est donc un exercice à haute intensité démocratique.
Il faut également avoir à l’esprit que si planification rime avec centralisation, elle doit aussi savoir s’accommoder de formes de polycentrisme : face aux mêmes problèmes ou aux mêmes objectifs, les territoires devront pouvoir expérimenter des solutions diverses. En France, le nucléaire est un parfait contre-exemple : le développement planifié de cette industrie a conduit à une forme dangereuse de monoculture. Planifier au XXIe siècle, c’est donc ouvrir un écosystème où les institutions permettent, par la délibération, de décider de priorités économiques, et protègent une diversité de modes de production et de consommation. C’est un sujet sur lequel nous travaillons avec des collègues sociologues et économistes depuis deux ans dans le cadre d’une série de séminaires intitulée « Planifier les communs ».
… Et la nécessité du confinement nous amène à revoir le lien entre planification et libertés. Finalement, si l’on est aujourd’hui privés de la liberté de mouvement, c’est faute de planification ?
Oui, cette remarque est très juste. Les libéraux perçoivent toujours la liberté sous forme de garanties juridiques et monétaires individuelles. Mais aujourd’hui, on perçoit bien que la liberté repose aussi sur des garanties collectives, et notamment par un secteur de santé publique solide.
La période conduit-elle vraiment à un changement du cadre économique ?
Je pense que nous sommes en train de vivre un grand choc idéologique. Par exemple, le 23 mars, l’économiste en chef de l’OCDE, Laurence Boone, prend dans une tribune publiée par le Financial Times une position complètement inenvisageable, il y a seulement quelques semaines. Elle propose que « l’augmentation des dépenses publiques soit financée par une augmentation permanente de la masse monétaire, créée par les banques centrales, qui pourrait se substituer aux programmes financés par la dette ». Et d’insister sur le fait que « cette approche ne doit pas susciter de craintes d’inflation tant que la croissance reste inférieure au potentiel ». Autrement dit, il s’agit de se donner les moyens financiers de panser les plaies sociales et économiques de la crise actuelle sans passer par les marchés, ni par une augmentation de la dette publique. Une telle déclaration prend le contre-pied complet du dogme des « finances saines » qui vise, en réalité, à garantir au secteur privé le monopole du financement de l’économie. Autrement dit, en quelques mots, elle jette à la poubelle l’argument sur la responsabilité budgétaire et le « fardeau-de-la-dette-pour-nos-petits-enfants » que l’on nous sert ad nauseam pour justifier les mesures d’austérité et rationner les services publics.
Sur le fond, une telle position revient à donner raison à la Modern Monetary Theory (MMT) qui n’a cessé d’insister sur le fait qu’il n’y a pas de contrainte financière à la prospérité, mais seulement des contraintes réelles. Les ressources naturelles, les compétences, les moyens de production et, bien sûr, les personnes disponibles pour travailler sont les seules véritables limites à la richesse collective.
Cette crise rend donc visibles des instruments de politique économique que l’on écartait jusqu’ici. On comprend bien pourquoi elle constitue une opportunité de tourner définitivement la page du néolibéralisme. Mais il ne faudrait pas se bercer d’illusions. Rien ne se fera sans batailles sociales et politiques. Et pour l’heure, si l’on s’en tient aux montants mobilisés, on ne peut que constater que le plus grand soutien est encore une fois accordé par les banques centrales aux marchés financiers, au secteur bancaire et aux très grandes entreprises.
L’objectif des autorités reste de sauver l’économie telle qu’elle est, dans sa structure actuelle. Structure inégalitaire d’abord, puisque la priorité va toujours aux firmes et aux investisseurs, la limite de la casse sociale intervenant en second rideau et avec de sérieux trous dans la raquette pour les plus modestes. Structure productive ensuite, l’État se gardant d’annoncer vouloir peser sur les choix productifs.
Le pire serait de poursuivre dans cette voie d’un sauvetage uniforme de l’économie, un peu comme l’après 2008 n’a été qu’une continuation de l’avant, les pouvoirs publics venant épauler une hégémonie financière chancelante. Pour parler clairement, ce serait irresponsable, maintenant que les avions sont cloués au sol, de vouloir redonner au transport aérien la place qui était la sienne avant la crise. Idem pour l’industrie automobile, ou pour la production de pesticides. Si la protection des salariés doit être la priorité, immédiatement après doit venir la question de la restructuration des secteurs néfastes de l’économie et d’un plan d’investissement et de développement en faveur de ceux dont on mesure aujourd’hui l’importance vitale.
La débauche de moyens démontre qu’il est possible d’intervenir massivement et délibérément dans l’économie, l’urgence politique est de faire en sorte que cette mobilisation soit l’occasion de réorienter l’activité vers un nouveau mode de développement fait de services publics forts, d’emplois utiles et de qualité, de relocalisation des activités et d’une préservation de la biosphère. En somme, l’enjeu de cette crise n’est pas de sauver l’économie, mais de planifier sa mutation.