Le 21 août dernier est sorti aux éditions Amsterdam l’ouvrage d’Aurore Koechlin La révolution féministe. Ce livre tire le bilan politique et intellectuel des combats féministes français depuis les années 70, repère leurs impasses, souligne leurs forces, pour ensuite définir les stratégies d’un féminisme révolutionnaire, inclusif et antiraciste. Retour succin sur les différents chapitres du livre à lire et à découvrir à l’occasion des rencontres organisées le 22/11 à Charleroi(1)Le vendredi 22 novembre à 17h au « Livre ou verre » : Passage de la Bourse 6, 6000 Charleroi – https://www.facebook.com/events/2508054956073109/ et le 23/11 à Bruxelles(2)Le samedi 23 novembre à 14h au Pianofabriek : 35, rue du Fort à Saint-Gilles – https://www.facebook.com/events/405076656855720/.

L’histoire des féminismes en France

Avant de définir des perspectives d’action, Koechlin nous fait l’introspection des luttes passées en France. Le premier chapitre ainsi intitulé « les féminismes historiques » nous permet de remettre les pendules à l’heure et de clarifier les divergences qui ont traversé les luttes féministes depuis 50 ans. L’autrice commence ainsi son analyse historique par la définition des divers groupes de la deuxième vague (le féminisme matérialiste, le féminisme différentialiste, et le féminisme « lutte des classes », bien moins connu, porté par des groupes marxistes comme la LCR ou l’Alliance Marxiste Révolutionnaire). Elle y décrit le contexte précis qui a causé l’émergence d’un féminisme matérialiste indépendant des luttes ouvrières, féminisme qui par son manque de stratégies unitaires, a inéluctablement pris le chemin du réformisme et de l’institutionnalisation. Cette perspective historique est salutaire pour comprendre les écueils passés à ne pas reproduire, tout en soulignant les forces d’un tel mouvement indépendant. Il a notamment permis d’importants apports théoriques sur le travail domestique, et a porté la non-mixité qui a des avantages indéniables pour la lutte féministe (la libération de la parole des femmes notamment). Koechlin rappelle par la suite un pan de l’histoire des féminismes bien moins connu, à savoir qu’un mouvement marxiste et féministe a été dès le départ au cœur de la seconde vague, avec un mouvement très large qui a su être la synthèse de la gauche radicale et du féminisme.

La suite de l’histoire, après le « creux de la vague », entre les années 80 et 2000, réside dans la « troisième vague ». Venue des USA, elle se base sur les apports du black feminism, avec le concept d’intersectionnalité(3)« C’est une description de la façon dont les différentes formes d’oppression (racisme, sexisme, l’oppression contre les LGBTIQ+ et toute autre forme d’oppression) interagissent et fusionnent en une seule expérience. » Une défense marxiste de l’intersectionnalité, gauche anticapitaliste, https://www.gaucheanticapitaliste.org/une-defense-marxiste-de-lintersectionnalite que l’on doit à Kimberlé Crenshaw, mais également sur les théories Queer, portées notamment par Judith Butler(4)Pour comprendre les théories queer https://journals.openedition.org/lhomme/20562. On cesse alors de penser la catégorie « femme » comme un tout unifié, pour considérer qu’elle est traversée par diverses formes de dominations. Si ce mouvement est envisagé dans les milieux ouvriers comme un mouvement uniquement théorique universitaire, Koechlin montre que ces théories sont rarement déconnectées d’une situation politique et permettent de penser un féminisme inclusif dans les luttes.

Une quatrième vague du féminisme ?

L’autrice part de ce constat : née des grèves en Amérique latine, et renforcée par le mouvement #Metoo, la quatrième vague féministe a commencé. Ce mouvement fut porté par les combats contre les féminicides et les violences sexuelles. On peut remonter sa naissance aux féminicides de Susana Chávez (2011) au Mexique et de Daiana García (2015) ainsi que de Chiara Páez (2015) en Argentine. C’est à Susana Chávez que l’on doit la célèbre phrase « ni una menos »(5)en français : « Pas une de moins » qui fut reprise pour désigner le nom du mouvement. Il sera d’emblée internationaliste et dépassera bien vite l’Amérique latine : grèves pour l’avortement en Pologne, grève pour l’égalité salariale en Irlande, Women’s march aux USA, manifestations en Italie et puis grèves massives du 8 mars en Espagne en 2018, preuve de la pérennité du mouvement.

L’aspect marquant de cette nouvelle vague est qu’elle noue des liens explicites avec les luttes du travail et permet de replacer l’inégalité économique au cœur de la violence patriarcale. La grève des femmes permet de mettre en exergue la valeur de leur travail dans l’organisation sociale, qu’il soit rémunéré ou non (travail productif, travail domestique, travail émotionnel). Ni una menos s’oppose ainsi au féminisme libéral qui se limite à vouloir porter des figures féminines dans les plus hautes sphères de la bourgeoisie et des fonctions politiques, sans pour autant repenser l’organisation de la société et les valeurs genrées de la division du travail. Nous pouvons ici faire le lien avec l’actualité en Belgique : le fait que Sophie Willems soit à la tête du gouvernement en affaires courantes ne change absolument rien aux conditions de vie des femmes de ménage.

Si en France et en Belgique, la mobilisation féministe a été plus faible, cette situation internationale a porté son écho, notamment avec le mouvement Metoo en 2017, et plus récemment la grève du 8 mars 2019 dans notre pays. Cependant, il manque encore une mobilisation féministe à une échelle de masse. C’est la raison pour laquelle Koechlin entend apporter des pistes théoriques et stratégiques.

Pour une théorie de la reproduction sociale

Pour apporter une base théorique solide à un mouvement unitaire, Koechlin se situe dans la continuité des théories sur la reproduction sociale, venues du monde anglo-saxon(6)Cf. les travaux de Lise Vogel et Silvia Federici et qui présentent selon elle la version la plus élaborée entre féminisme et marxisme(7)Dans le Capital, Marx explique que pour rendre possible le travail productif, permis par la force de travail des travaileur.se.s, il est nécessaire de reproduire la force de travail (par la naissance de jeunes travailleur.se.s mais aussi par l’éducation, la nourriture, le travail émotionnel). Or, ce travail reproductif est majoritairement porté dans le cadre de la famille, et par les femmes. Au sein de la famille, ce travail est gratuit et invisibilisé. Il est pourtant la condition sine qua non de la production du profit capitaliste, puisqu’il permet la reproduction de la seule marchandise qui permet de créer du profit, à savoir la force de travail.. L’autrice montre ainsi que le capitalisme et le patriarcat sont en interdépendance totale, car la réorganisation de la production s’accompagne toujours d’une réorganisation de la reproduction et vice versa. Par exemple, lorsque les femmes ont eu accès au travail productif, elles n’ont eu d’autres choix que de continuer à assurer le travail reproductif (doubles journées, surtout pour les femmes précaires) ou de le déléguer à d’autres femmes, précaires, racisées, migrantes. En outre, la mondialisation de la production a pour conséquence que la charge de la reproduction de la force de travail mondial repose sur les femmes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.

Koechlin réussit ainsi à définir une théorie unitaire, qui se traduit concrètement dans les mouvements de la 4e vague. « Penser une théorie unitaire ce n’est pas de faire du capitalisme la seule ou la principale domination existante, mais transformer notre vision du capitalisme : ce système est tout à la fois, un système de domination de classe, de genre et de race. Il l’est inextricablement et unitairement, il est tout cela à la fois il est total. »

Quelles stratégies pour un féminisme marxiste révolutionnaire ?

La dernière partie de cet essai est un véritable souffle pour toutes les révolutionnaires ! Koechlin replace la question de la stratégie politique au centre des enjeux du mouvement féministe. Elle revient sur la distinction entre la tactique et la stratégie, et rappelle également les désaccords qui ont traversé le mouvement ouvrier du XXe siècle (guerilla, grève générale insurrectionnelle, réformisme, autonomisme). Ensuite, l’autrice analyse les deux stratégies fondamentales dans le féminisme contemporain : la stratégie réformiste et la stratégie « intersectionnelle ». On soulignera en particulier sa critique salutaire de « la culture de la radicalité pour la radicalité » prôné par un certain féminisme de posture.

Comment construire un mouvement féministe révolutionnaire ? Koechlin défend l’auto-organisation des femmes et minorités de genre, le développement de moyens de lutte spécifiques comme la grève du travail reproductif et également l’unification des luttes contre l’exploitation et tous les rapports de domination systémique. Le féminisme révolutionnaire doit en outre participer activement aux luttes importantes du mouvement antiraciste et porter des revendications qui mêlent les deux luttes, afin de créer une véritable convergence.

Il s’agit d’un livre riche en pistes de réflexions sur le passé et l’avenir du féminisme contemporain, à mettre entre toutes les mains militantes.

Notes[+]