Entretien avec Goto Teddy Van Kern, militant LGBTQI+ se définissant comme non-binaire et agenre, au sujet de la séquence d’une émission d’Arrêt sur images qui sortait une vidéo intitulée «Marche des fiertés : les couleurs arc-en-ciel, je m’en fous !» qui accueillait les personnes suivantes : Arnaud Gauthier-Fawas, administrateur de l’Inter-LGBT qui organise la Marche des fiertés parisienne, Camille, du collectif de luttes et d’actions queer (Claq), Thierry Schaffauser, porte-parole du Syndicat du travail sexuel (Strass) et Joël Deumier, président de SOS Homophobie.

Quels étaient les objectifs éditoriaux de l’émission ?

Goto Teddy Van Kern : Le but de l’émission était d’adresser le problème de pinkwashing, cette pratique étant à la lutte pour les droits LGBTQI+ ce que le greenwashing est à l’écologie, à savoir une récupération plus ou moins cynique pour faire passer sa marque, son parti politique, son institution ou son gouvernement pour progressiste sur les questions de sexualités et d’identité de genre.
En Belgique par exemple, dans son édition de 2018, la Pride de Bruxelles a vu défiler dans son cortège des banques, des militaires et des policier·e·s, ces dernier·e·s réprimant par ailleurs les manifestant·e·s s’opposant à la présence de la N-VA (elle aussi coupable de pinkwashing).

Comment se sont déroulés les moments problématiques de la séquence ?

Goto Teddy Van Kern : L’émission commence mal quand l’animateur, Daniel Schneidermann, fait remarquer qu’il n’y a que des hommes sur le plateau. L’une des préparatrices de l’émission, Hélène Assekour, dira avoir contacté trois femmes, ce qui pose évidemment la question de savoir pourquoi seulement trois femmes – pour au final quatre intervenants – ont été contactées sur un sujet extrêmement lié à la thématique, l’oppression spécifique des femmes servant de base à l’oppression des LGBTQI+.
Après la justification d’Hélène Assekour, Arnaud Gauthier-Fawas (AGF) interviendra en même temps que Daniel Schneidermann pour préciser «Je ne suis pas homme monsieur». La séquence se passe ainsi :

AGF : Je ne sais pas ce qui vous fait dire [ça] mais je ne suis pas un homme.
DS : Votre apparence.
AGF : Ah bon. Ah bah il ne faut pas confondre identité de genre et expression de genre sinon on va mal partir. Je suis non-binaire donc ni masculin ni féminin, je refuse qu’on me genre comme un homme.
DS : Ça ne résout pas le problème des femmes sur le plateau.
AGF : Ça ne résout pas le problème des femmes sur le plateau mais ne dites pas qu’il y a 4 hommes sur le plateau, c’est me mégenrer et ce n’est pas très agréable.

[Fin de l’échange qui reprendra quelques instants plus tard autour de la racisation (dont nous ne discuterons pas ici.)]

De quoi cette séquence est-elle le symptôme selon vous ?

Goto Teddy Van Kern : Si les transidentités commencent à être un sujet de société qui est doucement pris un peu plus au sérieux par le monde académique et timidement par les médias, la gauche n’échappe aucunement à une forme d’ignorance plus ou moins dommageable. D’où le besoin imminent d’aborder cette question au sein des milieux de gauche.

Tentons d’initier ce travail durant cet entretien alors, comment définissez-vous une personne transgenre ?

Goto Teddy Van Kern : Une personne transgenre  – on peut raccourcir par «trans» –  est une personne dont l’identité de genre assignée à la naissance ne correspond pas au genre ressenti. J’insiste ici sur l’idée d’assignation. Pour paraphraser Simone De Beauvoir, on ne naît pas homme ou femme, on le devient, notamment par notre éducation, notre socialisation, nos ressentis et nos expériences mais surtout parce que nos parents nous mettent dans une catégorie (fille ou garçon) à laquelle on est poussé·e à se conformer.
Précisons qu’on n’utilise en général pas la notion de sexe  – et son corollaire marqué par l’histoire de la psychiatrie, «transsexuel·le» – en ce que le sexe est une notion biologique relativement indépendante des rôles de genre construits par la société. Ainsi, il existe par exemple des femmes cisgenres – qui se reconnaissent dans le genre assigné à la naissance – dotées de chromosomes XY qui peuvent vivre toute leur vie sans jamais vraiment s’en rendre compte, en subissant le sexisme de la même façon qu’une femme cisgenre possédant des chromosomes XX.
Le grand public voit directement dans la notion de trans «un homme qui devient une femme» et, plus rarement, «une femme qui devient un homme». Il est évident que cette formulation est impropre à de nombreux égards, en ce qu’on renvoie à l’assignation de genre comme un fait objectif.

Qu’en est-il de la non-binarité ?

Goto Teddy Van Kern : En ce qui concerne la non-binarité, elle constitue un enjeu trans au même titre que ceux connus par le grand public. On ne se reconnaît toujours pas dans notre identité de genre telle qu’elle a été assignée, mais nous ne cherchons pas pour autant à transiter vers une identité de genre masculine ou féminine. Nous existons entre ou au-delà de ces deux pôles que sont la féminité et la masculinité pour forger nous-mêmes, individuellement et/ou collectivement, des mots qui correspondent à nos ressentis. Et dans une société qui cherche à tout prix à voir ou des hommes ou des femmes, avoir une identité de genre non-binaire complique énormément le principe d’expression de genre.

Qu’entendez-vous par l’expression de genre ?

Goto Teddy Van Kern : L’expression de genre, c’est la façon d’utiliser divers codes sociaux (vêtements, attitude, langage…) et corporels (corporalité, prise d’hormones, opérations…) attribués à un genre particulier. On remarque aisément que les personnes non-binaires doivent forger à la fois leurs identités mais également réfléchir à la manière de l’exprimer. Or, dans le cas d’AGF, son expression de genre a été jugée par l’animateur comme masculine, ce qui fait qu’il l’a instinctivement identifié (voire assigné) comme homme.  Une question se pose alors : à quoi AGF aurait-il dû ressembler pour être identifié comme non-binaire ? Porter des cheveux longs ? Avoir du maquillage ? Des bijoux ? Être “maniéré” ? Dans la société actuelle, rien ne peut vraiment identifier quelqu’un·e comme non-binaire, en ce que la plupart des gens ignorent notre existence.

Comment remédier à cette ignorance ?

Goto Teddy Van Kern : Nous avons le choix de travailler intensément sur notre expression pour réussir à laisser planer un doute, ce qui n’exprime pas vraiment une identité de genre à proprement parler, c’est juste qu’elle nous sort de la case assignée, et quand bien même on continuerait à nous assigner en s’appuyant sur certains signes en en négligeant d’autres. Nous avons aussi le choix d’adopter une expression avec laquelle il est plus simple de composer. Par exemple, porter du vernis à ongle quand on nous renvoie à une masculinité supposée peut parfois s’apparenter à prendre des risques physiques bien concrets.
Nous avons la possibilité de se conformer à l’expression qui nous plaît le plus, qui peut être parfois en dehors des canons de ce qu’on attendrait d’une personne non-binaire.

Et comment y remédier à partir des perspectives des autres ?

Goto Teddy Van Kern : Dans tous les cas, nous sommes perdant·e·s : soit on nous fait remarquer qu’on ne peut pas deviner (ce qui est vrai) et qu’il faudrait adopter une expression de genre qui permette de nous identifier (ce qui est impossible). Soit on nous dit qu’on cherche de l’attention, à faire nos intéressant·e·s lorsque nous développons une expression de genre qui sorte de la dichotomie masculin/féminin et donc de la norme. Nous sommes donc face à une injonction paradoxale très difficile à résoudre individuellement puisqu’il n’y a pas réellement de juste milieu.

On a vu que la séquence d’Arrêt sur images et le tour du net qu’elle fait selon ses déclinaisons se voulant drolatiques a circulé même dans les milieux de gauche. Normalement ce genre d’humour n’est-il pas courant exclusivement au sein des milieux réactionnaires ?

Goto Teddy Van Kern : L’échange à Arrêt sur Images est éclairant sur un certain nombre de problématiques hélas encore prégnantes à gauche. En premier lieu, le sexisme ordinaire qui entraîne par défaut une sous-représentation des femmes dans les médias et conférence, même quand la gauche est aux manettes. C’est d’ailleurs, à gauche, la réaction politique que j’ai vue le plus circuler. À un second niveau, la transphobie, et plus particulièrement l’enbyphobie, a pu trouver un bouc émissaire afin de s’en moquer sur les réseaux sociaux pendant une grosse semaine avant de passer à autre chose.
On a pu constater que même à gauche, le fait de tourner en dérision la réponse d’AGF a été justifié, non pas pour son identité de genre (encore que) mais parce qu’il était ridicule, énervé voire sexiste. Beaucoup de gens semblent même être tombés des nues en découvrant le concept de non-binarité.Il s’agit d’abord de mettre les points sur les i : Daniel Schneidermann n’a clairement pas été à la hauteur de son travail d’animateur. Aborder une émission précisément consacrée aux droits et aux luttes des personnes LGBTQI en n’ayant pas la moindre idée de l’existence de la non-binarité est un sérieux manque de professionnalisme.

A la défense de Daniel Schneidermann, il a quand même publié un texte de soutien à AGF suite à la vague de messages de haine qui a suivi cette séquence.

Goto Teddy Van Kern : En effet, Schneidermann publiera le 2 juillet une réponse aux torrents de haine que subissait AGF mais omettra de s’excuser tout en utilisant un vocabulaire assez maladroit, démontrant qu’il n’a sans doute pas consulté qui que ce soit après les retombées. La réaction de la rédaction sera plus intéressante, car faisant appel à des sociologues du genre même si elle n’a pas donné la parole à des militant·e·s concerné·e·s.

De la même manière, il était tout aussi problématique de garder au montage la réaction d’AGF : son coup de sang, qui reste tout de même circonspect à quelques phrases et qui a le mérite d’expliquer avec pédagogie l’erreur du journaliste, aurait dû pousser la réalisation à tourner les quelques dizaines de secondes nécessaires à l’explication et à éviter de le mégenrer publiquement. Quand bien même on pourrait juger sa réaction énervante ou gênante, participer à la moquerie collective visant une personne non-binaire principalement pour son identité de genre ne vous range certainement pas dans la catégorie des allié·e·s de la lutte pour l’égalité des genres. Il devient alors urgent pour la gauche de commencer à comprendre un peu mieux toutes les luttes trans et intersexes, leurs enjeux et les questions politiques très concrètes qu’elles soulèvent dans la lutte contre le système patriarcal. Comment s’expriment nos oppressions ? Comment composer avec notre invisibilité et les «avantages» qui peuvent en découler ? Comment mieux nous inclure à gauche ?
Toutes ces questions devront être résolues dans les années à venir sous peine d’être à la traîne derrière les mouvements sociaux qui comptent déjà des personnes non-binaires pour les représenter, à l’instar d’Anuna de Wever.

Entretien réalisé par Hamza BELAKBIR pour la revue politique.