Henry David Thoreau naît dans le Massachussetts en 1817, à l’aube de la révolution industrielle et des incroyables bouleversements sociaux et écologiques qu’elle engendre. Méconnues aujourd’hui, son œuvre, mais aussi sa vie, ont constitué une inspiration majeure pour de nombreuses forces de progrès social dans l’histoire, jusqu’au mouvement écologiste contemporain. En forgeant le concept de désobéissance civile, il a en effet donné à ce dernier l’une de ses principales armes tactiques : celle qui est utilisée par des mouvements comme Extinction Rebellion, et celle que la coalition Code Rouge, dont fait partie la Gauche anticapitaliste, compte utiliser pour son action des 8 et 9 octobre prochains(1)https://www.gaucheanticapitaliste.org/code-rouge-prepare-une-action-de-masse-contre-lindustrie-des-energies-fossiles-en-belgique/, dirigée contre TotalEnergies. À l’heure où agir contre le capital fossile est devenu une question de survie pour la majorité d’entre nous, il n’est sans doute pas inutile de se replonger dans les racines de ces modes d’action, pour en percevoir le potentiel subversif et, éventuellement, les limites.

Henry David Thoreau, un subversif à sa façon

Thoreau est un contemporain de Karl Marx, qui naît un an après lui. Mais contrairement au fondateur du socialisme scientifique, qui produit dès sa jeunesse une littérature prolifique pour analyser le capitalisme et se donner les moyens de le combattre, l’intellectuel étatsunien marquera d’abord son refus de se soumettre à l’ordre établi par ses choix de vie. Né « David Henry Thoreau », il choisit lui-même d’inverser l’ordre de ses prénoms. Enseignant en école primaire, il démissionne rapidement, refusant d’appliquer les châtiments corporels qui sont à l’époque la norme. Il fonde alors une école privée, dans laquelle il applique toutes sortes de méthodes alternatives, notamment pour éveiller chez les élèves une sensibilité à la nature : il les emmène régulièrement en forêt, leur fait composer des herbiers…

Lui-même fait partie de l’école philosophique du transcendantalisme, qui prend ses racines dans l’idéalisme allemand, mais s’inspire aussi du néoplatonisme et des religions bouddhiste, taoïste et hindouiste ; il voit donc dans la nature sauvage un idéal, vierge de la corruption qu’engendrerait toute société, et dans laquelle l’individu devrait se replonger pour se reconnecter avec son moi profond. Emerson, un autre transcendantaliste, écrivait ainsi :

« Dans les bois, on revient à la raison et à la foi. Là, je sens qu’il ne peut rien m’arriver dans la vie, aucune disgrâce, aucune calamité, que la nature ne puisse réparer. Debout sur le sol nu, – la tête baignée par l’air vif et soulevée dans l’espace infini, – tout égoïsme mesquin s’évanouit. Je deviens un globe oculaire transparent ; je ne suis rien ; je vois tout ; les courants de l’Être universel circulent à travers moi ; je suis une partie ou une particule de Dieu. »

Pourtant, Thoreau oscille entre cette relation quasi-mystique à la nature et un point de vue bien plus rationnel, bien que non moins passionné : il lit tout ce qui se publie sur l’histoire naturelle et sur la botanique, et se fascine pour la théorie révolutionnaire de Charles Darwin, qu’il soutiendra dans son bras de fer contre l’église.

Alors que les usines poussent un peu partout sur le sol de l’Occident, et tandis que Marx et Engels élaborent leur analyse de l’exploitation humaine dans le capitalisme, Thoreau développe sa critique du productivisme, en sonnant notamment l’alerte sur le déboisement des États-Unis. Quand un ingénieur, John Adolphus Etzler, publie Le Paradis à la portée de tous les hommes, sans travail, grâce aux forces de la nature et aux machines, où il théorise une société d’abondance illimitée permise par le progrès scientifique (incluant les énergies renouvelables !), Thoreau répond avec l’un de ses premiers essais, Le Paradis à (re)conquérir, publié en 1843, et qui met en évidence la contradiction à imaginer une croissance infinie dans un monde fini.

En 1845, Thoreau décide de partir vivre en autarcie dans une cabane en pin, au bord d’un lac, pour y appliquer le principe de simplicité volontaire. Il y vivra deux ans. À son retour, il se fait arrêter pour avoir accumulé six ans d’arriérés d’impôts, qu’il refusait de payer tant que les États-Unis ne renonçaient pas à l’esclavage et à la guerre au Mexique. Il sera libéré le lendemain, sa tante ayant payé sa dette, contre son gré.

C’est à la suite de cet épisode qu’il écrit son essai le plus connu, La Désobéissance civile, qui aura une grande influence sur des leaders politiques comme Gandhi et Martin Luther King – jusqu’aux activistes que nous connaissons.

La désobéissance civile comme refus de l’ordre existant

En assumant une action illégale pour défendre ses idéaux politiques, Thoreau refuse le compromis démocratique, selon lequel chacun·e devrait se plier à la loi, en contrepartie d’un droit – supposé également réparti – à participer à son élaboration. C’est un choix audacieux, à une époque où la démocratie est un acquis récent et fragile, menacé par la réaction monarchiste dans tout le monde occidental : il n’y a alors guère que dans des milieux intellectuels marginaux, dans la frange radicale du mouvement républicain (les mots socialiste, communiste ou anarchiste émergent progressivement à cette époque, mais leurs contours sont encore flous), qu’on trouve des penseur·ses affirmant que les républiques comme celle des États-Unis ne sont pas les démocraties qu’elles prétendent être. Marx et Engels eux-mêmes ont déjà grandement théorisé l’exploitation des prolétaires par le capital ; mais ils attendront l’année 1871, et le soulèvement de la Commune de Paris, pour donner une analyse aboutie de la nature de classe de l’État bourgeois, et démontrer qu’il ne peut être un instrument de transformation de la société.

L’argument de Thoreau, lui, est plus pratique. « Il est des lois injustes, écrit-il – devons-nous tout simplement leur obéir, ou devons-nous entreprendre de les amender, et leur obéir jusqu’à ce que nous ayons obtenu gain de cause, ou bien encore devons-nous les transgresser d’emblée ? » À l’heure où il écrit, Thoreau veut essentiellement mettre fin à deux injustices, la guerre au Mexique et l’esclavage. Pour le reste, ce n’est pas un révolutionnaire : tout au plus dit-il qu’« il [lui] plaît d’imaginer un État qui pourra enfin se permettre d’être juste envers tous les hommes, et en même temps traiter l’individu avec respect, comme un voisin. Un État, même, qui ne considérerait pas comme dangereux pour sa propre pérennité qu’un petit nombre d’hommes vivent à l’écart de sa mêlée, sans y intervenir, sans se faire entraîner par lui, tout en accomplissant tous les devoirs qui échoient aux voisins et aux concitoyens. » Simplement, ces deux injustices sont urgentes : elles engendrent une quantité intolérable de souffrance et de mort, et « attendre d’avoir convaincu la majorité de la nécessité de modifier ces lois » ne semble pas acceptable pour Thoreau – il est donc nécessaire de les refuser ici et maintenant.

Le parallèle avec la question écologique est évident : des gens meurent du réchauffement climatique, à Madagascar, au Pakistan mais aussi en Belgique, et d’après le GIEC, si nous voulons préserver nos conditions de vie sur Terre, il nous reste trois ans pour prendre l’essentiel des décisions qui doivent l’être. Autrement dit, même si l’on admettait que tout choix de société, aussi radical soit-il, puisse se faire simplement en votant en sa faveur au moment des élections, et même si la majorité de chacun des principaux pays pollueurs se convainquait de la nécessité d’une politique écologique ambitieuse, le temps que les élections permettent à ces idées d’arriver au pouvoir, il risquerait déjà d’être trop tard. L’urgence climatique commande donc d’agir aujourd’hui, sans s’enfermer dans la temporalité électorale. Dès lors, il est clair que le respect de la loi est un carcan dont il faut se libérer sans scrupule.

Critique de l’activisme pur

Mais la désobéissance civile n’est pas une stratégie politique. C’est plutôt un principe moral et philosophique, qui justifie la primauté de certains idéaux politiques sur certaines lois. Appliquée dans les luttes, elle définit une catégorie parfois floue d’actions directes, qui consistent à assumer, et même à revendiquer, un acte illégal, dans le but d’attirer l’attention sur une cause. Elle cherche donc à impressionner l’observateur·rice pour la·e convaincre : si ces personnes sont prêtes à affronter la Justice pour leurs idées, alors c’est que ces idées valent la peine qu’on se batte pour elles – c’est d’ailleurs pour cela que les actions de désobéissance civile se veulent souvent spectaculaires. C’est donc avant tout une méthode de propagande, ou plus exactement d’agitation : faire passer une ou quelques idées à un grand nombre de personnes. Et en tant que telle, elle peut s’avérer extrêmement puissante : qui n’a pas eu le souffle coupé, ces derniers jours encore, en voyant les femmes iraniennes retirer leur voile sur la voie publique pour contester la politique rétrograde de leur théocratie ?

Comme toute tactique de lutte, elle atteint ses limites à partir du moment où on l’érige en stratégie : c’est-à-dire lorsqu’on se convainc que c’est simplement par la répétition illimitée de ces actions que l’on parvient à une victoire. C’est là que l’œuvre de Thoreau atteint ses limites : il justifie son action avec une argumentation impeccable, mais n’offre guère plus de perspectives. S’enfermer dans une telle frénésie irréfléchie d’actions, qu’on pourrait appeler activisme pur, est une tentation à laquelle le mouvement climat, tout particulièrement, est soumis en permanence, pour des raisons qu’on peut comprendre : d’une part, une sociologie militante dominée par la jeunesse, plus sensible à l’adrénaline et au sentiment immédiat de subversion que procurent de telles actions. De l’autre, le sentiment d’urgence ; qui peut même se transformer en un sentiment d’impuissance, lorsque Pablo Servigne et les autres adeptes de la collapsologie parviennent à nous convaincre qu’au fond, il est déjà trop tard, et qu’il s’agit surtout de vivre la fin du monde du mieux que nous pouvons. Il n’est pas totalement exclu, au fond, que certain·es activistes agissent inconsciemment moins par espoir de transformer la société, que par la force du désespoir, pour vivre ce sentiment grisant de danser au milieu des flammes.

L’activisme pur mène donc à une impasse, pour au moins trois raisons : premièrement, la fétichisation d’une forme d’action mène de fait à l’exclusion des autres, fussent-elles plus pertinentes dans un contexte donné. C’est tout particulièrement problématique pour une forme de lutte dont le principal objectif est la communication : que fait-on lorsque nos actions sont censurées dans les médias ? ou bien lorsque, comme cela pourrait être rapidement le cas du mouvement climat, elles sont devenues suffisamment fréquentes pour saturer l’espace médiatique, de sorte que plus d’actions signifie simplement une couverture moindre pour chacune d’entre elles ? Et surtout, que fait-on lorsque nous avons gagné la population à nos idées, mais que l’État – qui reste, qu’on le veuille ou non, une entité indissociable des intérêts des capitalistes – refuse de suivre ? Que fait-on si la classe dirigeante décide de nous mettre au pas en faisant le choix du fascisme ? La désobéissance civile est en principe non-violente, pour ne pas s’aliéner les pans de la société que l’on cherche à convaincre : cela peut être tout à fait pertinent dans le contexte des États-Unis du XIXe siècle ou de la Belgique d’aujourd’hui, mais ce n’est pas un conseil que nous donnons à nos camarades ukrainien·nes qui résistent à l’invasion russe, ni même aux militant·es racisé·es des quartiers populaires qui subissent les violences policières au quotidien, et que les appels dogmatiques à la non-violence ont tendance à faire sortir de leurs gonds – on comprend pourquoi. D’autant que beaucoup d’activistes considèrent les sabotages et autres dégradations matérielles comme étant, déjà, une forme de violence, et donc à exclure – difficile à faire entendre à des couches sociales qui n’ont parfois pas d’autre moyen pour se faire entendre que brûler des voitures et saccager des commissariats. Un certain nombre d’activistes écologistes considèrent même, en accord avec Gandhi, que la désobéissance civile doit toujours se faire à visage découvert, et doit être annoncée à l’avance – c’est ainsi que Roger Hallam, cofondateur d’Extinction Rebellion, a été mis en prison, après avoir dit sur Twitter son intention de bloquer l’aéroport d’Heathrow avec des drones. Notons que toutes ces restrictions ont été définies postérieurement à Thoreau : le rapport de ce dernier à la violence, en particulier, est assez ambigu. Mais c’est bien sur la fétichisation du mode d’action qu’il défendait que se sont sédimentées progressivement toutes ces règles, qui sont autant de balles dans nos pieds : annoncer d’office les modes d’action auxquels nous nous refusons revient à dire à nos adversaires jusqu’où précisément ils doivent aller pour nous faire abandonner le combat. Parfois, ils jugent que le coût est plus important que le bénéfice, et la désobéissance civile suffit alors à les faire reculer : il y a deux ans, par exemple, le gouvernement français a abandonné son projet d’extension de l’aéroport de Roissy après qu’une centaine d’activistes a médiatisé le dossier en en envahissant le tarmac(2)Nous avons déjà écrit un article sur le sujet : https://www.gaucheanticapitaliste.org/france-quand-letat-donne-raison-aux-activistes-mais-les-condamne-quand-meme/. Parfois, souvent même, ils jugent l’inverse – mieux vaut donc leur dire que lorsque nos vies sont en jeu, le sabotage et tout autre mode d’action moins raisonnable font bel et bien partie de l’arsenal disponible.

Deuxième limite : en se pensant uniquement par l’action, l’activisme pur néglige la construction d’organisations pérennes. Thoreau s’est contenté d’agir, et d’écrire pour justifier ses actes ; mais il s’est toujours tenu à l’écart des organisations, que ce soit celles du mouvement ouvrier, de la lutte anti-esclavagiste ou même de l’école transcendantaliste. Et à ce désintérêt ancien s’est ajoutée l’hégémonie néolibérale, qui a su promouvoir son individualisme jusque dans les milieux les plus engagés, suscitant la méfiance vis-à-vis de tout ce qui implique de prendre et appliquer des décisions de manière collective. Roger Hallam théorise même explicitement que la « rébellion » doit être organisée nécessairement par de petits groupes, de cinq à huit personnes : « Dès qu’on dépassse dix, plein de dynamiques entrent en jeu. Dès que vous consultez de grands groupes de personnes, […] ils vous ralentissent, vous empêchent de prendre des risques, vous enferment dans de longs processus. […] Si [l’organisation dans laquelle vous proposez une action] vous répond ‘on va prendre les trois prochains mois pour en discuter’ alors vous devez la quitter. […] Nous n’avons pas le temps de nous asseoir dans des réunions. »(3)Vidéo « How to stop the climate crisis in six months », https://youtu.be/CkZT0tSdUog (en anglais) Établir des analyses poussées de la conjoncture, des stratégies pensées sur le long terme, tirer le bilan des luttes passées dont on a encore la mémoire, apprendre sur celles que l’on a oubliées, tisser des liens avec le reste du monde militant, ou tout simplement prendre du recul collectivement : tout cela peut vite passer pour de la perte de temps, mais n’en est pas moins indispensable à un groupe qui se pense comme opérateur stratégique du changement social. Faute de quoi, on dépense une énergie démentielle à construire et déconstruire des dizaines de collectifs éphémères, à se coordonner et se recoordonner, et à accueillir et former des militant·es qui disparaissent un ou deux ans plus tard, épuisé·es par la pression à l’action, effrayé·es par la répression ou désespéré·es par l’absence de résultats – difficiles à obtenir dans un tel laps de temps.

Troisième limite, plus profonde : l’hypothèse stratégique de l’activisme pur, celle d’un « effet boule de neige », est faible à plus d’un titre. Thoreau écrivait ainsi à propos des désobéissant·es : « Je crois qu’il est suffisant qu’ils aient Dieu avec eux, et qu’ils n’ont donc pas à attendre que les rejoigne l’homme qui fera basculer leur nombre dans la majorité. En outre, lorsqu’il est plus juste que ses voisins, n’importe quel homme constitue à lui seul une majorité. » Puis, plus tard : « Je tiens pour acquis qu’il suffirait que mille, que cent, que dix hommes de ma connaissance – que dix hommes honnêtes, pas plus – que dis-je, qu’un seul homme, dans cet État du Massachussetts, en cessant de posséder et entretenir des esclaves, se retire concrètement de cette collaboration bipartite et se retrouve pour cela emprisonné dans la geôle du comté, pour entraîner l’abolition de l’esclavage en Amérique. » Un peu crédule, peut-être ? Et pourtant : c’est bel et bien cette idée qu’on retrouve, deux siècles plus tard, dans les théories de Roger Hallam(4)Voir la vidéo déjà citée.. Si cinq personnes sont prêtes à prendre des risques, à être frappées par la police et à aller en prison, alors cinquante personnes prendront exemples sur elles, puis mille, puis le gouvernement sera dépassé et devra céder – c’est la lecture qu’il fait, notamment, du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. Il suffirait donc de créer des martyrs, pour déboucher sur un soulèvement de masse ? C’est bien ce que semble croire Thoreau, quand il dit que « sous un gouvernement qui emprisonne injustement, c’est en prison que l’homme juste est à sa juste place. » Mais lui-même oublie de préciser qu’il n’a passé qu’une nuit en prison, alors que les esclaves qui se révoltaient (et cela est arrivé plus souvent qu’on le pense) étaient réprimé·es dans le sang. C’est le principal angle mort de cette approche : qu’il s’agisse de la lutte contre l’esclavage ou de la crise climatique, ce ne sont pas les martyrs qui manquent. La violence de la police et de la justice bourgeoise est une réalité omniprésente pour les personnes racisées des quartiers populaires, dans lesquels l’incarcération de Hallam n’a pas généré beaucoup d’émotion. Et ce dernier, focalisé sur la menace d’un effondrement total dans les prochaines années, perd de vue le fait que les victimes des canicules, des famines, des inondations, des cyclones, des pandémies, et des crises économiques que l’on peut lier au ravage écologique se comptent déjà, aujourd’hui même, par millions : s’ils suffisait de mettre en avant des martyrs pour entraîner des mobilisations de masse, il n’y aurait qu’à se baisser pour les trouver.

Chez Thoreau comme chez Hallam, ces hypothèses stratégiques bancales semblent en réalité venir après coup, pour se faire les avocates d’un activisme qui n’est pas pensé pour arriver à une victoire, mais pour réparer une contradiction morale. Pour intéressant qu’il soit, La Désobéissance civile est moins un ouvrage de théorie politique qu’un essai de morale, où Thoreau justifie son acte en expliquant qu’il s’y considérait moralement contraint : « Il est de mon devoir, en tout état de cause, de m’assurer que je ne contribue pas au mal que je condamne. » Ces ressorts moralisants sont, aujourd’hui encore, à la fois la force et la faiblesse du mouvement climat : quand on prend conscience de l’étendue du désastre, on se sent le devoir d’agir. Mais d’agir contre quoi ? Un jour contre l’industrie du charbon, puis du pétrole, puis du gaz, puis du nucléaire, puis contre les pesticides, un jour contre la déforestation, le lendemain contre l’industrie de l’élevage, et n’oublions pas celle du lithium, du cobalt, de l’aluminium… D’autant que nos adversaires ne manquent pas de jouer de cette multiplicité des fronts de lutte : vous vous mobilisez contre le secteur de l’aviation ? Mais ne voyez-vous pas que le vrai problème, ce sont les voitures ? Vous vous mobilisez contre le secteur automobile ? Mais quand vous attaquerez-vous aux vrais consommateurs d’énergie, les serveurs Internet ? Pourtant, un pur pragmatisme commanderait à chaque collectif de choisir une thématique, une revendication, une cible, de mettre le grappin dessus et de ne pas la lâcher avant d’avoir gagné – ou, éventuellement, perdu. Mais accepter d’être entièrement accaparé par un ou quelques combats, et qu’on ne peut se mobiliser sur un autre, n’est pas toujours facile ; et il est parfois plus apaisant moralement de mener une petite action visible, sans réelle suite, pour pouvoir se dire qu’on a agi. Méfions-nous, donc, de cette pression morale qui brouille nos perceptions : si devoir il y a, il n’est pas à l’action, mais au résultat.

Construire l’écologie radicale

Dans Comment saboter un pipeline, Andreas Malm se livre à une critique approfondie mais bienveillante de la stratégie du mouvement climat. Il accorde à la désobéissance civile non-violente une capacité indéniable à surprendre les masses, à les bousculer, sans les effrayer, en se plaçant toujours du côté de la légitimité réelle. Mais il expose, patiemment, tous les biais de la théorie politique sous-jacente, lointaine descendante de la pensée de Thoreau, mais enrichie d’exemples historiques qu’elle brandit en permanence : les suffragettes, l’indépendance de l’Inde, la lutte contre l’Apartheid sud-africain, et surtout le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis – héritier du mouvement anti-esclavagiste dans lequel s’inscrivait déjà notre théoricien. Il rappelle que le mode d’action favori des suffragettes était la dégradation matérielle (les vitres brisées, notamment), que Gandhi avait soutenu les guerres coloniales de l’empire britannique pour faire accepter ses revendications, que l’ANC de Mandela était passée du pacifisme aux sabotages puis aux actions violentes, et ne se refusait pas à la guerre civile comme dernier recours ; et que, si Martin Luther King pratiquait effectivement une forme de désobéissance civile non-violente assez semblable à celle que les activistes écologistes prônent aujourd’hui (notamment en occupant des lieux censés être réservés aux Blanc·hes), le gouvernement de Washington et la bonne société nord-américaine ont finalement cédé à ses revendications par peur que la majorité des Noir·es qui le suivaient se tournent vers une forme de militance autrement plus inquiétante, portée par le Black Panthers Party et par Malcolm X.

Ces épisodes, ainsi revisités, conduisent Andreas Malm à formuler sa théorie du flanc radical : les formes modérées, gentilles, de mobilisation, incluant la désobéissance civile non-violente, ne sont pas incompatibles avec des actions plus agressives, ciblant nommément les criminels climatiques et s’autorisant le sabotage et toute méthode visant à faire réellement changer la peur de camp – quitte à agir de manière plus clandestine. Au contraire : le mouvement climat a besoin de ces deux flancs, qui se renforcent l’un l’autre – le flanc radical permet au flanc modéré d’apparaître comme raisonnable, tandis que le second mobilise en masse des militant·es qui peuvent éventuellement se tourner vers le premier. C’est une façon de s’approprier le concept de fenêtre d’Overton, qui désigne le champ de ce qui est considéré comme acceptable par l’opinion publique, et dont on peut étirer les bords par des sorties ou des actions qui seront choquantes au moment où on les fait, mais qui se normaliseront aussi. Soit dit en passant, à l’autre bout de la fenêtre, c’est une stratégie que l’extrême-droite maîtrise très bien et ne cesse de mobiliser. Mais cette radicalité est aussi une manière d’explorer notre réelle force de frappe en tant que classe sociale : ne s’interdire aucun mode d’action, et reprendre nos droits sur ce qui nous appartient, collectivement – le sol, l’eau, l’air, l’énergie, les moyens de production. Y compris le droit de s’établir sur des terres que des entreprises veulent bétonner, et de détruire les machines qui nous détruisent, ce qui est infiniment plus légitime que tout ce que la loi pourra trouver à y redire.

Reste à définir précisément ce qu’on entend par radicalité. Si le mot ne nous pose pas de problème, c’est parce que nous le prenons dans son sens étymologique : est radical·e celui ou celle qui prend les problèmes à la racine. Dès lors, il ne s’agit pas que de repenser nos modes d’action – précisément, une analyse radicale de la question écologique impose de ne plus voir les actions comme des stimuli capables de remettre sur les bons rails ce grand corps aveugle que serait la société capitaliste, ni bonne ni mauvaise, mais capable de dérives ; mais plutôt comme des moyens de construire un rapport de forces contre elle, pour freiner momentanément sa frénésie destructrice, mais aussi dans le but, un jour, de la renverser. C’est donc une relecture complète de la crise écologique qui est nécessaire, une relecture qui nomme clairement des adversaires – le capital fossile, les industries inutiles et nuisibles, et surtout les hommes de chair et de sang qui les possèdent –, et des allié·es potentiel·les – les mouvements ouvrier, féministe, queer, antiraciste, anti-impérialiste, antifasciste – avec lesquel·les la convergence est nécessaire, aussi complexe soit-elle en pratique. Construire un tel flanc radical implique donc d’envisager une palette d’actions plus large et plus flexible, mais aussi de sortir du dogme de l’action pour l’action, et de construire sur le long terme, pour mener une lutte vouée à durer bien plus longtemps que les six mois promis par Roger Hallam.

Ce flanc radical n’existe pas dans le Nord global, ou seulement de façon désorganisée et marginale, donc invisible. Mais les graines sont là : elles ont pris leur inspiration dans les luttes du Sud, en particulier dans celles des peuples indigènes qui se battent, parfois jusqu’à la mort, pour préserver leurs territoires. Elles ont germées dans les ZAD et autres occupations, où l’on a pu, dans l’œil du cyclone d’un combat devenu total, entrevoir ce que pouvait être une autre société. Elles prennent de l’ampleur dans les discussions sur le sabotage, qui parcourent de plus en plus le mouvement climat. Elles puisent une vigueur nouvelle dans la colère qui grandit contre le maintien du nucléaire en Belgique, contre la construction de nouvelles centrales à gaz, contre l’absurde projet d’extension de l’aéroport de Liège, puis contre cette crise énergétique qui permet au capital fossile de nous faire les poches avec une violence inouïe. Elle peuvent se donner un visage au travers d’organisations nouvelles comme les Soulèvements de la Terre en France, ou de la coalition Code Rouge, qui prépare ce qui s’annonce comme l’action de désobéissance civile la plus massive de l’histoire de la Belgique, les 8 et 9 octobre. Donnons-leur toute l’eau, la lumière et les minéraux dont elles ont besoin.


Crédit Photo: Site de la cabane de Thoreau, 1908. Domaine public.