Le 6 octobre, la confirmation de Brett Kavanaugh à la Cour suprême des États-Unis à une majorité très restreinte de 50 voix contre 48 a provoqué une onde de choc à travers le pays et au-delà de ses frontières.
La confirmation de Brett Kanavaugh survient après des allégations d’abus sexuels formulées par Christine Blasey Ford, Deborah Ramirez et Julie Swetnick. La déposition de Christine Blasey Ford devant le comité judiciaire du Sénat a rappelé celle de la professeure et avocate Anita Hill, qui avait témoigné en 1991 dans une affaire de harcèlement sexuel contre Clarence Thomas, alors juge de la Cour suprême. Si les deux femmes ont dû faire face à des insultes, des menaces, des diffamations et des violences médiatiques en tous genres, Anita Hill avait en plus été accusée par certains milieux militants antiracistes de saper la confirmation du juge afro-américain Thomas.
Les récits des violences sexuelles qu’elles ont subies n’ont cependant nullement impacté, dans un cas comme dans l’autre, la nomination de leurs agresseurs à la plus haute instance judiciaire du pays. Les mobilisations féministes continues, tout au long du processus de confirmation de Brett Kavanaugh, n’ont pas non plus infléchi la décision du Sénat. Cette énième bataille n’en a pas moins contribué à poursuivre le processus de libération de la parole des femmes* et à informer le public sur la nature et le fonctionnement de la justice américaine: une justice patriarcale, au service des classes dominantes dans une Cour suprême toujours plus conservatrice.
L’attitude digne et déterminée de Christine Blasey Ford face au comportement agressif de Kavanaugh n’a pas réussi à ébranler la détermination des Sénateurs, en grande majorité républicains, qui ont pu s’appuyer sur une enquête bâclée et incomplète du FBI, qui blanchissait Kavanaugh.
Une justice blanche, patriarcale et capitaliste
Plusieurs éléments du processus qui a mené Kavanaugh à la Cour suprême ont agité et alerté les milieux féministes. L’audience au Sénat révèle tout d’abord le double standard qui s’applique aux femmes dans une société patriarcale: si Christine Blasey Ford avait témoigné ne serait-ce que le quart d’histrionisme déployé par Kavanaugh, elle aurait immédiatement été affublée d’« hystérique » et son témoignage discrédité.
Le déroulement de l’audience, la pseudo-enquête du FBI, ainsi que l’acharnement contre Christine Blasey Ford – qui ne peut toujours pas rentrer chez elle en raison de menaces de mort pesant sur elle et sur sa famille – ne sont que l’expression la plus dramatique, dans tous les sens du terme, d’un patriarcat dominant, blanc et capitaliste, déterminé à asseoir sa domination et sa toute-puissance dans un contexte de révolte sociale dans lequel il se sent menacé. Ce processus et la confirmation de Kavanaugh participent au maintien et à la perpétuation de la culture du viol, de la remise en question de la parole des victimes et des survivantes, et ils leur envoient un message clair: le patriarcat dominant protège les siens et est prêt à toutes les compromissions pour faire avancer son idéologie conservatrice.
Sur ce point, il est important de souligner le rôle de nombreuses femmes blanches, qui se sont fermement rangées du côté de Kavanaugh et ont été parmi les premières à crier à la misandrie et à la guerre supposément faite aux hommes aux États-Unis: preuve que « les femmes » ne sont pas une classe en soi, ces femmes ont préféré se ranger du côté de leur mari, de leurs fils et de leurs frères, de qui elles tirent privilèges et protection, et qu’elles veulent à leur tour protéger contre d’éventuelles accusations, qu’elles savent possibles, plutôt que de simplement croire la parole d’une autre femme.
Les droits des femmes en danger
Le processus de confirmation de Kavanaugh montre aussi à quel point ce dernier est précieux aux yeux des conservateurs états-uniens, et ce quel que soit son éthique personnelle. Avec Kavanaugh à la Cour, le jugement Roe v. Wade de 1973 garantissant l’accès à l’interruption volontaire de grossesse au niveau fédéral risque fort d’être annulé. Le pays se trouvera alors sans législation nationale permettant l’accès à un avortement sûr et légal. Bien que Kavanaugh ait éludé les questions claires qui lui ont été posées sur ce jugement au cours de sa procédure d’investiture, certains emails obtenus par le New York Times datant de 2003 indiquent qu’il se range du côté des juges William H. Rehnquist, Clarence Thomas et Antonin Scalia, qui estiment tous trois que ce jugement devrait être annulé.
La question des droits reproductifs a de tout temps été un enjeu électoral important et une question particulièrement sensible aux États-Unis. Avec le plus haut taux de mortalité maternelle des pays dits développés (18 pour 100 000 naissances, un chiffre qui grimpe à 40 pour les femmes noires), de nombreux États imposant des barrières significatives à l’accès à l’avortement et une absence d’accès universel à la santé, les droits sexuels et reproductifs aux États-Unis sont loin d’être respectés, protégés et réalisés. Ils sont d’autant plus la cible d’attaques que le mouvement antichoix prend de l’ampleur et que ses revendications trouvent écho dans l’administration Trump-Pence. Ces violations touchent particulièrement les femmes et les filles et adolescentes migrantes (avec le cas récent des « Jane Does », quatre mineures migrantes dont l’accès à l’avortement a été refusé par les instances migratoires fédérales), ainsi que les femmes et les filles issues de minorités et celles appartenant à des groupes marginalisés.
Si le jugement Roe v. Wade venait à être annulé, quatre États – le Mississippi, la Louisiane, le Dakota du Nord et le Dakota du Sud – ont déjà des lois en attente pour interdire et criminaliser automatiquement l’avortement pour les patientes, les médecins et autres pourvoyeurs de services. Le droit à l’avortement est par ailleurs en très sérieux danger dans plus de 22 États.
Pourtant, pour de nombreuses activistes, la menace la plus pressante n’est pas l’annulation du jugement Roe v. Wade par la Cour Suprême. Mais elle provient plutôt de l’un des 14 cas en attente d’être jugés par des cours d’appel fédérales qui, s’ils sont portés à la Cour suprême, pourraient conduire à la confirmation de sévères restrictions à l’accès à l’avortement, rendant de facto nul le jugement Roe v. Wade.
De ce contexte particulièrement oppressif pour les droits des femmes émergent des mobilisations féministes d’envergure, portées notamment par des individus et des organisations adoptant une approche résolument intersectionnelle, refusant de séparer la lutte pour la justice reproductive de celles antiracistes, anticapitalistes, antihomophobes et antitransphobes.
Comme le dit admirablement Linda Sarsour, figure féministe emblématique et organisatrice de la Marche des femmes: « La confirmation de Kavanaugh n’est pas juste une attaque envers les femmes. Elle touche l’immigration, les réfugié·e·s, les droits des personnes racisées, le droit de vote, les droits reproductifs et les droits des populations natives – ce processus désastreux et ce juge conservateur représentent un retour en arrière. Aujourd’hui, je suis outrée, je suis épuisée. […] Il existe un problème de long terme qu’une majorité de femmes blanches ait voté pour Trump et soutenu Kavanaugh. Mais rien n’est irréparable, et les femmes s’engagent en politique et sont en train de manifester en nombre record ».
Ces mobilisations, comme celles qui ont lieu en Pologne, au Brésil, en Argentine et dans de nombreux autres pays pour contrer la montée des forces réactionnaires, sont à soutenir et à amplifier pour faire rempart aux mesures régressives qui menacent la libération et l’émancipation des femmes. La révolution féministe est en marche. Et elle ne s’arrêtera pas.
Publié sur le site de solidaritéS.