À partir de l’interview croisée de quatre ancien·ne·s militant·e·s belges qui travaillèrent en usine au cours des années 1970 et 1980 en Belgique dans le cadre de leur engagement politique, et en écho à la lecture de L’Établi de Robert Linhart, cet article s’interroge sur les similitudes et différences avec des engagements similaires en Belgique et sur les enjeux et enseignements à tirer pour les militant·e·s actuels.


Au fil des lectures sur la condition ouvrière, un nom revient souvent : celui de Robert Linhart, sociologue français, engagé dans le mouvement maoïste des années 1970 et qui a pris la décision de s’« établir » dans une usine Citroën. Témoignage poignant sur la condition ouvrière, son livre, L’Établi (1978), entre en résonance avec des questions qui peuvent tarauder des militants marxistes ayant bénéficié d’une formation universitaire. Peut-on être utile et légitime si l’on n’est pas soi-même au centre de l’appareil productif ? Quelles stratégies de constitution d’un groupe ou d’un parti révolutionnaire des travailleurs, pour quels résultats ?

Survivant aux scissions et modifications du paysage politique, aux époques, même, ces « établissements » persistent : jusqu’à aujourd’hui, des militants d’autres milieux font le choix de devenir travailleurs en usine dans le cadre de leur engagement et activités politiques. Sans volonté d’exhaustivité, nous avons demandé à quatre anciens étudiants, travailleurs universitaires ou enseignants belges, qui se sont fait embaucher en usine entre 1970 et 1990, de nous parler de leur expérience.

Profitant de la croissance économique, aucun n’a rencontré de difficulté majeure à se faire embaucher, avec plus ou moins de préparation ; certains revendiquent l’affiliation à la tradition maoïste et au « retour aux masses » lié à l’établissement, d’autres en dénoncent le caractère artificiel ; certains parlent d’un choix personnel, d’autres mettent en avant l’importance de cette stratégie pour leur organisation. Les bilans politiques et humains sont également très variés.

Tous semblent nous renvoyer à l’éternelle question : entre fougue de jeunesse et importance de l’organisation… Que faire ?

  • Dominique Meeùs (DM) a quitté son poste d’assistant en mathématiques à l’Université de Louvain, pour entrer comme ouvrier en sidérurgie à Charleroi en 1971. Il est alors membre d’un groupe maoïste d’étudiants né à Louvain dans l’immédiat après mai 68. Il travaillera ensuite dans une câblerie puis de nouveau dans la sidérurgie. Il quitte l’industrie en 1985 pour intégrer la FUNOC (Formation pour l’Université Ouverte de Charleroi).
  • Anne Sokol (AS), psychologue-psychothérapeute, est entrée à la Fabrique Nationale, à Herstal, en tant que femme-machine, en 1973, alors qu’elle était membre de l’UCMLB (Union des communistes marxistes-léninistes de Belgique) d’orientation maoïste. Elle y restera jusqu’en 1978 pour intégrer le FOREM formation (l’office wallon de la formation professionnelle et de l’emploi). Elle vit et exerce sa profession de psychothérapeute à Seraing.
  • Estelle Krzeslo (EK), sociologue, était également membre de l’UCMLB et ouvrière à la FN, de 1973 à 1977. Elle travaillera ensuite au service de formation de la FGTB (syndicat socialiste) puis à l’Université libre de Bruxelles, dans le service de sociologie du travail.
  • Guy Van Sinoy (GVS), au départ instituteur et membre de la Ligue Révolutionnaire des Travailleurs, issue de la 4e internationale, est entré chez Philip Morris en 1981. Il y est resté jusqu’en 1990. Il quitte alors l’usine pour se consacrer à la militance en lien avec l’usine Volkswagen.

Comment en êtes-vous venu(e) à vous établir ?

DM : En allant mener des recherches à l’Ecole normale supérieure à Paris en 1967-1968 – qui était au centre des contestations -, j’ai rencontré des gens de l’UJCML (Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes). Grâce à cela, à l’été 1967, j’ai pu aller en Chine avec l’Association des amitiés franco-chinoises, en transsibérien. Dans le train, les autres participants m’ont fait découvrir cet édifice intellectuel prodigieux qu’est le marxisme ; enfin, la Chine m’a impressionné, quoi que pauvre, le pays m’est apparu bien équipé et industrialisé, avec des services publics fonctionnels.

Donc lors de mon retour en Belgique, en 1968, j’ai rejoint un groupe marxiste-léniniste de Louvain où je travaillais. On a rapidement pris conscience qu’on perdait notre temps à l’université si on voulait être liés aux ouvriers et se mettre à leur service. Le groupe a déménagé en 1971 à Charleroi. On a pris des contacts, cherché à recruter des petits-bourgeois progressistes et des ouvriers avant de prendre la décision d’aller nous-mêmes en usine. J’ai arrêté mon contrat d’assistant à l’issue de mon mandat, alors que j’avais une carrière tracée (je donnais déjà cours). J’ai été engagé dans une grande usine sidérurgique comme ouvrier non qualifié. La crise n’était pas encore visible donc on trouvait facilement un travail.

EK :  J’avais terminé mes études et un peu travaillé en intérim dans des bureaux, et puis je ne sais pas comment c’est venu, mais l’idée a été de s’établir. C’était peut-être la mode. Je me suis établie en 1972, j’y suis restée jusqu’en 1977. Dans l’organisation, l’UCMLB, maoïste, l’idée était d’aller s’installer dans des villes ouvrières : on est parti à Liège avec mon mari. De ceux qui habitaient à Liège, peut-être une vingtaine, on a été au moins trois à partir à la FN (Fabrique Nationale). Il y en avait aussi à Cockerill et à la Lainière à Seraing. Je ne crois pas que beaucoup de militants se soient établis. Peut-être 10 à 15 personnes, et pas tout le monde en même temps.

Il y avait toute une période où on allait distribuer des tracts au petit matin, chez Volkswagen et à Clabecq. C’était pénible, accrocher les gens pour avoir des conversations sur des choses auxquelles je connaissais rien, ça n’allait pas, j’aimais mieux être au milieu du jeu de quilles que de me retrouver devant la porte d’une boîte. Au bout d’un moment, je me suis dit : « Je vais aller voir de plus près ». Ce n’était pas compliqué et la FN embauchait des femmes, alors je l’ai fait. C’est un travail qui n’est pas considéré comme qualifié. […] Au moment du test d’embauche, ils mesuraient juste si vous étiez suffisamment adroite.

AS : J’étais membre de l’UCMLB. Je sortais de l’Université. Avec mon compagnon de l’époque, tous les deux Bruxellois d’origine, nous étions arrivés à Liège en 1973 pour y militer. C’était un choix de l’organisation. On trouvait que c’était un terrain à remuer, c’était un bastion ouvrier évident, avec de grandes entreprises et des charbonnages. Progressivement on a rencontré des militants, des sympathisants actifs.

Je suis d’abord restée un an au chômage, à militer 24h sur 24h. J’en avais marre, j’ai vu passer une annonce dans le journal : la FN souhaitait engager des femmes machines. C’était tentant de travailler dans une usine où les femmes ont mené une lutte célèbre. Je voulais vivre ça de l’intérieur. J’ai été engagée en août 1973 et j’y suis restée jusqu’en 1978.

GVS : Dans les années 1960, le courant maoïste a repris quasi mot à mot le slogan « aller aux masses » de Mao, et c’est dans ce cadre que le mouvement des établis s’est dégagé. Une grande partie de ce courant a traversé une crise profonde quelques années plus tard et il s’est désintégré. C’était l’idée d’aller au peuple, souvent de la part de militants qui n’étaient pas d’origine ouvrière. […] Linhart, par exemple, semblait considérer que plus l’ouvrier était exploité, plus il était conscient alors qu’il n’y a pas de lien mécanique entre le degré d’exploitation et le niveau de conscience sociale.

Vers la fin des années 1970, l’idée qu’il y aurait une montée révolutionnaire en Europe a été battue en brèche et une partie des militants de l’époque était démoralisée.  On avait des militants dans des secteurs peu intéressants politiquement ; l’idée était de les réorienter vers des secteurs clefs, capables, lors d’un mouvement, d’entraîner le restant de la classe ouvrière dans une grève générale. On avait choisi la métallurgie, les transports en commun- notamment les cheminots- ; on ne s’axait pas tellement sur la sidérurgie car elle était en déclin, de nombreuses usines fermaient.

Au départ j’étais instituteur, puis j’ai donné cours dans le secondaire et j’ai travaillé sur rotative à l’impression du quotidien de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), à Paris. Quand je suis revenu, j’ai travaillé pour des boîtes privées. De là, j’ai essayé de rentrer chez Volkswagen, mais ils m’avaient un peu repéré, donc je suis rentré dans une multinationale américaine, Philip Morris. Et j’y suis resté 9 ans, de 1981 à 1990.

Était-ce un choix purement personnel ou cela relevait-il d’une stratégie de l’organisation dans laquelle vous militiez ?

EK : Je ne sais pas si la FN était un secteur stratégique, mais il était important pour l’idéologie de l’organisation. C’était une usine de femmes qui avait la réputation d’être combative. Avec les filles qui sont rentrées en même temps, on ne s’était pas concerté. [NDA : AS confirme que le choix était plus personnel que pensé collectivement.] On savait que d’autres rentreraient, mais on n’avait pas développé une stratégie pour savoir comment faire. Pour l’organisation, s’établir était un must, mais ce n’était pas obligatoire. L’idée était de rencontrer des gens et de les associer à l’organisation. Enfin ça, c’est théorique : on nouait des amitiés, des relations, mais on ne se voyait pas faire de la propagande en permanence. On travaillait quoi.

DM : On avait une analyse presque primitive et mécaniste de l’origine de classe : si une organisation se fondait uniquement sur la petite bourgeoise, elle ne pouvait aller que vers le révisionnisme. Nous étions totalement ouvriéristes. On devait trouver des leaders ouvriers pour encadrer les petits bourgeois intellectuels que nous étions, pour rendre le mouvement majoritairement prolétaire ; on devait se lier aux masses, en suivant les textes de Mao notamment. On s’établissait pour la vie. On allait rencontrer des ouvriers de valeur, le groupe allait s’élargir et devenir majoritairement prolétarien. On allait être au service des ouvriers. Il n’y avait pas d’idée de couvrir les différents secteurs industriels, c’était trop ambitieux. Il fallait être dans les principales usines mais ce n’était ni facile, ni systématique. La priorité était de se lier à la classe ouvrière, mais on n’avait pas de plan de bataille établi.

GVS : Plusieurs dizaines de personnes de l’organisation ont eu cette trajectoire. À un moment donné, il y avait un quart des membres de la direction qui travaillaient dans une entreprise comme ouvriers. On a eu des camarades dans toutes les usines automobiles : Volkswagen à Bruxelles, General Motors à Anvers, Ford à Genk, Volvo à Gand. On en a eu également en sidérurgie et chez les cheminots, chez Caterpillar et dans la chimie, surtout en Flandre. On était dans une volonté de construction de l’organisation, bien sûr, on recrutait des ouvriers qui n’étaient pas des embauchés, enfin qui étaient embauchés car ils étaient ouvriers, tout simplement. Donc il y avait un renforcement numérique de l’organisation et aussi une modification – qu’on jugeait positive – de sa composition sociale.

Comment avez-vous vécu les premières périodes : vous sentiez-vous utile, intégré(e), à votre place ? Avez-vous fait face à des difficultés imprévues ?

GVS : Au départ, quand tu arrives, tu observes comment les gens travaillent. Un copain ouvrier depuis toujours était capable de voir si, en cas de grève, on pouvait compter sur celui-ci ou sur celui-là. Moi je n’avais pas cette culture, j’ai une culture du verbe. Malgré tout, on parle, on discute, et j’avais tout de suite repéré les gens qui étaient plus politisés. Mais ils étaient totalement isolés, et, en général, un peu démoralisés.

EK : À mon arrivée, des ouvrières sont venues me montrer comment faire, et puis… on y va. Et si ça ne marche pas, on appelle l’une ou l’autre. Les premiers jours on ne fait pas la production, et au fur et à mesure, on l’atteint. Si les femmes n’y arrivent pas, elles ne sont pas licenciées, on leur cherche une place où elles peuvent y arriver. À la FN, nous avions chacune entre deux et cinq machines à surveiller. Il fallait y placer les pièces, les retirer, les nettoyer et en remettre d’autres. On passait notre temps à essayer de gagner du temps, pour ne rien faire, s’asseoir, fumer une cigarette, aller à la toilette. Au début j’étais très, très, fatiguée. Les premiers temps, on rentre et on va dormir. Et c’est la seule chose qu’on puisse faire. Mais après on s’habitue. Une petite semaine suffit. J’ai fait connaissance avec toutes les autres. Il y en a certaines avec qui on peut discuter, d’autres non. Et puis on nous dit aussi : « Méfie-toi d’une telle ! Celle-là rapporte tout au chef… Le régleur faut faire attention parce que…» C’est très important. On apprend la nature humaine.

DM : J’ai toujours eu des bons contacts avec les travailleurs. La fraternisation s’est bien passée. Au départ les discussions étaient prudentes, on ne parle pas de la révolution tous les jours, la politique intéresse peu les gens, c’est l’affaire de la bourgeoisie. J’essayais de faire comprendre au quotidien un peu d’économie marxiste, d’amener un point de vue progressiste et marxiste à l’intérieur des discussions de tous les jours et liées au travail.  On n’était pas abattu par le travail ouvrier contrairement à ce que dit Linhart. Je n’aime pas ce livre où il se plaint alors que des millions de gens travaillent comme cela. Le travail ouvrier ne m’a jamais empêché de lire et de réfléchir.

AS : Moi j’aimais bien changer de poste, aménager mon poste, adapter mon temps de travail, en « gagnant des pièces » pour libérer du temps et ainsi pouvoir participer aux fêtes de départ, de mariage, de retraite… En produisant plus vite, sans déclarer toute la production, on gardait un stock, un capital à récupérer les demi-jours de non-travail. La direction faisait semblant de ne pas le voir et ça marchait Je ne trouvais pas le travail particulièrement dur. Je me levais tôt, ça c’était le plus dur pour être au travail à 6h.  Très vite j’ai compris qui était qui. J’ai été très vite adoptée par les ouvrières. C’était une entreprise très mobilisée et organisée. Les travailleuses accueillaient les nouvelles, y compris du point de vue des luttes sociales. On sentait la solidarité et la capacité à se mobiliser dès que nécessaire.

Quel rapport entreteniez-vous avec votre position – antérieure – d’intellectuel ?

EK : J’avais fait des études de romane. Je ne rejetais pas ce monde académique, mais je voulais savoir comment ça se passait en usine. […] Je ne m’affichais pas en tant que militante. J’étais syndiquée, comme tout le monde, mais pas affichée, même si j’aurais pu. De toute manière, quand on raconte ce choix les gens ne vous croient pas. Si on dit : « Moi, j’ai fait des études », ils ne peuvent pas comprendre que tu viennes à l’usine. Donc ils ne te croient pas. Ils se demandent bien ce que tu viens faire là.

DM : Lâcher mon poste d’universitaire a été un déchirement, ça a tourné longtemps dans ma tête. Mais pour un marxiste cohérent, dans la situation de l’époque, c’était la voie logique de sortir du monde intellectuel pour aller vers la classe ouvrière. Je n’ai jamais révélé ma position d’établi. Ça me semblait essentiel car j’avais l’impression à tort ou à raison que je devais mentir. Si tout à coup je disais : « Je suis docteur en mathématiques, je viens ici par dévouement pour aider la classe ouvrière » alors je serais passé pour un con fini ou un saint sur un piédestal. Dans les deux cas je perdais la relation avec les ouvriers. Je me suis marié avec une ouvrière et je lui ai révélé qui j’étais, ainsi qu’à mes beaux-parents, amis et ouvriers organisés. Mais pas à l’usine. Je n’étais pas très mal à l’aise avec mon passé d’intellectuel, car avec la vie qui passe je devenais de plus en plus « ouvrier ». Ma vie sociale est ouvrière et l’est restée pendant 14 ans. Un ouvrier avec une origine très bizarre.

AS : J’ai dit à plusieurs femmes avec qui je faisais le trajet qui j’étais et ce que je venais faire là. Elles se demandaient ce que je faisais là. J’ai expliqué que je voulais vivre et connaître leur vie en tant que militante. Il y avait une incompréhension sympathique, aucun rejet. J’ai été reçue par les ouvrières chez elles comme si je faisais partie de la famille. Quand on passe une grande partie de sa vie avec les mêmes gens (cinq ans, ce n’est pas rien !), je ne pense pas qu’il faille cacher sa vie. Il n’y avait pas d’enjeu. On était de toute façon repérées et surveillées par le fait qu’on prenait la parole dans les assemblées syndicales où des notes étaient prises par les gardiens.

Quelles tactiques avez-vous mobilisées au sein de votre entreprise, notamment à travers les syndicats ?

GVS : On était clandestin vis-à-vis de l’appareil syndical. Mais on avait quand même de l’expérience, avec des militants syndicaux depuis longtemps, on savait comment se battre à l’intérieur. J’ai été élu en 1983 et 1987 aux élections sociales. Le positionnement était en fonction du rapport de force, en contrepoids de la délégation en place, qui était un peu pépère et effrayée par le fait que je voulais organiser des piquets de grève. Le secteur le plus combatif, c’était la métallurgie. Mais c’était là aussi que la bureaucratie syndicale était très forte. Je n’aurais sans doute pas pu faire ce que j’ai fait dans une usine de 4000 ouvriers où c’était plus cadenassé. Chez Volkswagen, par exemple, les camarades ne sont jamais parvenus à faire changer les choses…

Notre façon de travailler a été de construire un rapport de force syndicalement, en essayant de travailler avec la CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens), qui souvent suivait en traînant les pieds. Ce que des militants ouvriers, qui étaient ouvriers depuis leur sortie de l’école et qui étaient des militants politiques depuis longtemps, ont pu mettre en avant, c’était l’organisation de grèves générales avec un comité qui dirigeait la grève, notamment dans les verreries du Hainaut et le textile à Mouscron.

EK : J’ai toujours été syndiquée. Quand le syndicat décide d’une AG, tout le monde y va. Une assemblée syndicale, c’est à la fois des mots d’ordre syndicaux mais aussi un arrêt de travail, donc une manifestation d’hostilité à l’égard du patron. Comme c’était relativement démocratique, celui ou celle qui voulait prendre la parole pouvait. Il m’arrivait de le faire, en critiquant le syndicat, mais une critique légère. On n’était pas réprimé par les syndicats ; ça n’est pas le cas partout, mais à la FN, il n’y avait rien de tout ça. Quand on demandait la parole dans une assemblée, on l’avait.

C’était l’époque des grandes grèves de 1973 chez Cockerill notamment. Notre ambition n’était pas d’avoir un discours conciliateur mais un discours de rupture. Je savais qu’il y avait des gens dans le syndicat qui s’étaient doutés que certains de nous étaient des militants, et qui n’avaient rien dit. En général, c’était plutôt bien comme délégation syndicale.

AS : L’idée était d’entrer dans les syndicats pour les faire bouger, pas de créer un mouvement alternatif. Je me suis syndiquée tout de suite. Dans mon équipe il y avait la déléguée principale de l’usine, Charlotte Hauglustaine. Je me suis présentée comme « déléguée sécurité-hygiène » pour redynamiser la délégation. J’étais plutôt dans l’action que dans l’organisation. On a participé à toutes les actions qui ont eu lieu dans l’usine. À l’intérieur de l’usine on travaillait à mobiliser tous les ouvriers et créer des luttes communes. On le faisait au nom de la délégation syndicale, en bénéficiant d’une assez grande liberté d’action.

DM : Au départ, nous avions une analyse très négative des syndicats à cause de la grève de Caterpillar en 1970. Il y a eu une importante grève dans l’usine, on est allé y distribuer des tracts tous les jours pour soutenir le mouvement. C’était une grève sauvage, en dehors des syndicats, menée par les ouvriers. La gendarmerie tapait sur les piquets et le secrétaire régional de la FGTB tapait avec eux. L’appareil syndical nous paraissait opposé aux travailleurs, au service de la bourgeoise pour contrôler les ouvriers. Dans notre analyse, que nous considérions comme marxiste et définitive, il est un appareil d’État, au même titre que l’Église, l’armée ou l’école. Nous étions très fiers de notre théorie, qui nous amenait à penser que si un prolétaire se fait délégué syndical, il est bloqué, récupéré ou viré. Le syndicat aujourd’hui n’est pas du tout ça. On peut et on doit travailler avec eux. Mais à l’époque cela nous paraissait impossible.

Concrètement, pouvez-vous nous parler de combats auxquels vous avez participé et de ce que vous y avez fait ? 

GVS : Je me suis retrouvé à la tête d’une grève à propos du licenciement injustifié d’un mécanicien, qui n’était pas syndiqué.  Il avait insulté un chef et les mécaniciens voulaient qu’on déclenche une grève. Les délégués syndicaux n’osaient pas venir ; comme j’étais délégué hygiène et sécurité, je pouvais intervenir partout. Les mécaniciens avaient entraîné l’ensemble des ouvriers et ils s’étaient installés dans un local. […] On a téléphoné au secrétaire syndical à 8h du matin pour qu’il vienne car l’usine était totalement à l’arrêt ; les secrétaires syndicaux sont arrivés vers 11h. La direction voulait qu’ils montent tout de suite pour négocier, mais ils ont dit : « On va encore prendre un café, on a le temps ». Ça jouait contre la direction. Une fois que les gens sont assis, ils ne rentrent plus, car tu casses la routine. On est monté pour négocier avec la direction, le directeur général est arrivé en disant « scandaleux, tout ça pour un mécanicien ». J’ai répondu : « Oui, mais il y a autre chose, les salaires bloqués depuis longtemps, la grille salariale à revoir, des gens pas dans la bonne catégorie, etc. ». Alors le patron a dit : « Bon, je m’engage à revoir la grille des salaires, et le mécanicien, on ne sait pas ce qu’on va en faire, mais voilà. »

Les permanents syndicaux étaient satisfaits. On est retourné à la cantine, les gens ont demandé : « Et le mécanicien ?» Comme on leur a dit qu’on ne savait pas, la grève a continué. Alors la direction s’est engagée à le garder. Entre temps, l’usine de Forest était aussi en grève et on était en liaison téléphonique avec eux. […] C’est un sentiment de force incroyable : au début de la grève, la hiérarchie refusait de négocier et se faisait menaçante. Mais une fois que la grève s’est prolongée, la direction a bien dû se résoudre à négocier tout en espérant que les secrétaires syndicaux feraient reprendre le travail le plus vite possible. Vers 13h30 les ouvriers sont remontés préparer les machines pour l’après-midi. À ce moment les chefs de services nous ont remerciés car ils craignaient que la grève continue.

Après évidemment, j’ai été intégré dans la délégation syndicale, qui voulait me contrôler. C’est seulement en 1986-1987 qu’on est parvenu à imposer une élection de la délégation syndicale, alors qu’avant elle était désignée par les secrétaires du syndicat.

EK : Il y a eu un gros conflit qui a duré plusieurs semaines, en 1973 ou 1974. Je n’étais pas là depuis très longtemps. Et puis, il y a encore eu un autre conflit, en 1976, parce qu’une fille a été renvoyée au travail trop tôt – il y avait un service médical extérieur – et sur place elle a eu un accident. Je ne sais plus si elle est morte ou si elle a été scalpée… Le travail s’est arrêté tout de suite, la manifestation a continué dans la rue, et après il y a eu une grande assemblée ; c’était vraiment un truc terrible, des gens se sont jetés sur le centre médical, des machines ont volé par les fenêtres. Il y avait beaucoup d’humiliations faites aux femmes. Donc, évidemment, ils se sont ramassé la colère des gens à ce moment-là. Ça, ça a fait du bruit.

Des actions, les travailleurs n’avaient pas besoin de nous pour en faire. C’est vrai que, dans certains cas, on peut aider à formuler les choses. Mais pas à les lancer. On pouvait aider à formuler des revendications dans les comités de grève, ou même créer le comité de grève. Ça, on peut le faire, ce n’est pas une idée spontanée. D’ailleurs, on l’a fait : on a formulé les choses, on les a écrites…

DM : Je n’étais pas dans une usine où avaient lieu de grandes luttes à l’époque. L’organisation syndicale était forte dans la sidérurgie et on était relativement bien payés, mieux qu’ailleurs.

Il fallait d’abord appuyer les luttes existantes et valables, connaître les gens plutôt que de créer des luttes pour les luttes à la première occasion, par principe, parce qu’on avait lu des livres. Si les gens veulent protester, alors on appuie. Une volonté très révolutionnaire mais réaliste ; ça ne sert à rien de se battre tout seul et d’aller dans le mur. La priorité est de se lier aux gens. Contrairement à Linhart, je ne pense pas que la tactique de se battre à tout prix est bonne. C’est du gauchisme outrancier. Du coup on s’épuise, on se décourage et on est licencié. Je respecte ce qu’il a fait mais ce n’est pas sérieux.

Notre dernière action, qui marque d’ailleurs la fin de notre groupe politique : dans l’usine, un Turc me signale l’expulsion en cours d’une rue occupée par des immigrés pour construire une rampe d’autoroute, sans solution de relogement. On fait une action de soutien en organisant les gens du quartier et de Charleroi en général et on crée un comité de lutte. On rencontre la presse, on va sur les marchés faire signer des pétitions. Le mouvement fait tache d’huile au niveau de la ville, des journalistes, des intellectuels. Les politiques prennent peur et le bourgmestre de Châtelineau a fini par reloger tout le monde dans le grand Charleroi. C’était une victoire extraordinaire mais qui n’a pas fait revivre le groupe.

Comment s’articulaient les activités militantes de chaque établi à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine ? Les tactiques étaient-elles discutées dans l’organisation ?

EK : Quand on avait des réunions d’organisation, on devait certainement discuter des stratégies et des choses comme ça… Je m’ennuyais, c’était épouvantable. C’était le discours marxiste-léniniste, c’est chiant et théorique. De temps en temps, d’autres militants nous soutenaient de l’extérieur mais ce n’était pas spectaculaire. On ne se croisait pas avec les autres militantes, on était très éloignées – physiquement – les unes des autres. On ne se rencontrait pas, sauf aux assemblées syndicales, et encore pas nécessairement en même temps.

GVS : On adaptait la tactique selon chaque secteur, on discutait dans les réunions de cellules de ce qu’il se passait dans les entreprises, évidemment. Dans mon cas, l’organisation n’a pas joué ; c’était une boîte trop petite, il n’y a pas d’intervention extérieure. Il y en avait sur Volkswagen : pour distribuer un tract ou le journal, il fallait deux trois équipes, à 5h15 le matin, 21h15, 13h15. Je vendais les journaux de l’organisation, mais de la main à la main, en sachant à qui je pouvais les vendre. Au bout d’un certain temps, tu connais les militants syndicaux et ceux qui ne le sont pas. Il y a beaucoup de discussions qui se font à l’intérieur. Tu ne montes pas sur la table de la cantine en faisant de l’agitation politique. La plupart des ouvriers ne sont pas politisés, ne lisent pas un quotidien. Et donc c’était surtout des discussions individuelles. Une petite minorité d’ouvriers ont lu des brochures de Marx ou de Lénine, certains étaient un peu gauchistes, qui ne tenaient pas compte du rapport de force. C’était intéressant. Il y a aussi des gens qu’on n’a pas pu mobiliser.

Comment votre organisation a-t-elle été modifiée par ces établissements ? Quel bilan en a-t-elle tiré ? 

GVS : Moi, ça m’a appris beaucoup de choses. Politiquement, ça a sauvé l’organisation, qui déclinait vers une espèce de démoralisation. Concrètement, ce n’était pas un grand recrutement, il n’y a pas eu une croissance significative, des membres actifs (pas des sympathisants). Les gens qu’on a perdus, car ils étaient démoralisés, ont été compensés en nombre par de nouvelles entrées. Maintenant, l’organisation est devenue toute petite. Je ne suis pas resté. Vers les années 1990, ils se sont mis à dire « le monde a changé, il faut changer le langage » et à courir derrière les Ecolos. Une partie des militants des entreprises ne se trouvaient pas très bien là-dedans. On a fait une opposition contre cette dérive, mais sans le projet de construire autre chose.

EK : Deux filles nous ont rejoint à un moment. Mais elles n’étaient pas intéressées par les discours politiques. Elles étaient prêtes à l’action. Moi, je suis partie de la FN, plus ou moins au moment où l’UCMLB s’est dissoute. À un moment, on s’est senti sans organisation… C’est une espèce d’auto-dissolution, liée aux conflits au sein de la direction.

DM : Le groupe s’est évanoui en cinq ans. Sans doute que l’ouvriérisme sans perspective claire a découragé les membres. On était un groupe de gens avec les mêmes opinions mais sans vision stratégique ou tactique claire. Cela a fait baisser la motivation, les réunions se sont espacées et le groupe s’est dissout progressivement. Je n’ai recruté personne à l’intérieur du travail. On a recruté des gens, mais en dehors, plutôt des copains. On était arrivé à doubler le nombre, moitié intellectuels, moitié ouvriers, d’un peu moins de 10 à un peu moins de 20.

Avez-vous gardé des liens avec les travailleurs et organisations de travailleurs de(s) entreprise(s) où vous étiez établi ?

GVS : J’ai quitté Philip Morris en 1990 car j’étais responsable d’une cellule entreprise de Volkswagen, ce qui fait que je devais discuter à la sortie à 22h et je me levais à 4h45. Mais ce qui a surtout motivé ma sortie, c’était la chute de l’URSS : ça remettait à des décennies la perspective de bouleversement en Europe. Je ne garde pas trop de lien avec les camarades de Philip Morris, car, après la fermeture de l’usine en 1994, ils ont été dispersés comme des moineaux.

DM : J’ai continué à travailler en usine après la disparition du groupe. J’étais marié à une ouvrière et je n’avais plus ma place à l’université, j’étais dépassé scientifiquement. J’aurais pu travailler dans un bureau mais pourquoi m’emmerder là, c’était beaucoup plus passionnant à l’usine même s’il n’y avait plus de travail politique. C’est un ex-membre du groupe – de ceux qui n’avaient pas fait le pas d’aller à Charleroi – qui m’a extrait de l’usine. Il s’était lancé dans une recherche-action en éducation des publics défavorisés qui est devenue l’asbl FUNOC (Formation pour l’Université Ouverte de Charleroi). Il m’a fait valoir qu’isolé, je perdais mon temps à l’usine et que j’aurais pu être plus utile à la FUNOC : il s’agissait de faire un édifice de formation au service de classe ouvrière et des plus défavorisés, depuis l’alphabétisation jusqu’au niveau universitaire.

AS : Aujourd’hui, je n’ai plus de liens avec les ouvrières de la FN. Presque toutes les collègues étaient plus âgées que moi. Mais pendant quelques années après 1978, j’ai vécu à Herstal où je rencontrais régulièrement mes ex-collègues… Le contact existait toujours ! Après j’ai travaillé à FOREM formation, au centre d’orientation et d’initiation socio-professionnelle. On proposait aux demandeurs d’emplois de s’essayer à des métiers avant d’en choisir un dans lequel se former et mon expérience m’a beaucoup aidée. De même dans mon métier actuel de psychothérapeute.

Selon vous, s’agit-il d’une tactique utile aujourd’hui, comme peut le faire le PTB (Parti du Travail de Belgique), et si oui, dans quelles conditions ?

DM : C’est une stratégie de groupe et pas un choix personnel. Si une organisation doit se renforcer dans certains secteurs du prolétariat, c’est justifié d’envoyer des cadres pour organiser les travailleurs. Il ne s’agit pas d’être convaincu de la beauté de la chose mais de choix tactiques et stratégiques d’organisations qui, à certains moments, peuvent avoir besoin d’envoyer des cadres dans certains secteurs ou usines. Je connais d’ailleurs beaucoup d’exemples réussis d’implantation, y compris d’ouvriers avec des capacités de cadre.

GVS : Oui, à condition de ne pas perdre de vue qu’il faut aussi lutter contre la bureaucratie syndicale. Si je prends aujourd’hui le cas du PTB, qui a beaucoup de militants en entreprise mais qui caresse l’appareil syndical dans le sens du poil, cela déforce leurs militants ouvriers. Un peu comme le faisait le PCB dans les années 1950 et 1960.

EK : Je ne crois pas que ce soit une bonne tactique. Ça fait vraiment prêtre ouvrier d’aller racoler dans les entreprises. Je ne me sens pas tenue d’enseigner quelque chose à quelqu’un, ni de lui faire découvrir la vérité. C’est mon caractère. Je n’ai pas non plus la vocation de sacrifice : j’ai été à la FN car je m’y voyais. Est-ce que si le parti dit : « tu vas t’établir », tu vas forcément y aller ? Je ne crois pas. Peut-être aussi qu’il y avait une quête de légitimité…

Ça ne me semble pas intéressant d’un point de vue stratégique ; même là où nous avons formulé des revendications, d’autres auraient pu le faire. Et cette tranche sociale là n’est plus très… ce n’est pas un lieu d’avant-garde. En tout cas la FGTB n’en a pas fait un lieu d’avant-garde, sur le plan social et politique.  Personnellement, cette expérience m’a surtout aidée à comprendre les réactions des autres, à comprendre certaines stratégies ; ça m’a aussi apporté une manière de m’exprimer et j’ai pu y apprendre une culture syndicale. Ça a beaucoup plus compté que le fait que j’aie été en usine.

AS : Bien sûr, les organisations de gauche ont besoin de prendre conscience de la réalité du monde du travail, de ce que c’est de travailler, vivre et fonctionner en tant qu’ouvrier, en particulier. Ce sont des réalités qu’on comprend mal quand on sort de l’enseignement supérieur. C’est important pour prendre des positions correctes sur les questions ouvrières. Je suis convaincue qu’il n’y a rien de tel que la mise en situation, l’immersion pour comprendre, pour saisir comment ça marche. Tout ce que j’ai vécu, senti, enregistré… le travail manuel, la prise de parole… nulle part ailleurs je n’aurais pris la parole comme je l’ai fait à la FN. Entre autres, c’est là que j’ai aussi appris à parler en public.

Article publié sur Contretemps.