La disparition de l’idée de planification a coïncidé avec le déclin de l’aspiration de la classe travailleuse à créer un monde qui dépasse les limites des rapports sociaux capitalistes. Mais aujourd’hui, la planification est de retour. Et elle revendique la capacité d’imaginer et de produire un avenir qui ne soit pas un simple pastiche de la société existante. Le texte qui suit est un extrait de l’ouvrage Gobernar la utopía : sobre la planificación y el poder popular [Gouverner l’utopie : sur la planification et le pouvoir populaire] (Caja Negra Editora, 2021).
En 2019 s’ouvre une séquence de manifestations qui a bouleversé le paysage social et politique de l’Amérique latine. La réalité accablante de l’inégalité extrême, de l’injustice sociale, de la violence étatique et de la souffrance socio-écologique a fissuré le consensus néolibéral des trois dernières décennies, entrainant des manifestations de masse dans les rues et sur les places de la région. Au-delà des spécificités de chaque territoire, les demandes étaient claires et univoques : redistribution des richesses et démocratisation du pouvoir politique et économique.
Par la suite, la pandémie mondiale du coronavirus a non seulement exacerbé mais aussi rendu encore plus visibles les profondes fractures – de classe, raciales, écologiques et de genre – que le néolibéralisme tardif a rendues possibles. La gauche officielle, pour sa part, a été incapable d’avancer un projet de transformation viable et durable dans le temps. Les plans de redistribution mis en œuvre par les différentes administrations progressistes de la région ont laissé intact un régime d’exportation primaire dont la preuve de son caractère désastreux sur le plan écologique et de sa non-viabilité sur le plan fiscal n’est plus à faire.
Les incendies qui ont dévoré en 2019 des centaines de kilomètres de forêts tropicales et de plantations agro-exportatrices dans l’Amazonie d’Evo Morales comme dans celle de Jair Bolsonaro sont le symboles d’une vérité accablante : l’ordre dominant est incapable d’offrir une alternative concrète au monde que le capital a créé à son image.
Dans le même temps, la révolte sociale dégage un chemin dans les rues et la pandémie perce des portails dans les soupes populaires, dans les hôpitaux, dans les foyers. Au sein de cette multiplicité d’espaces de rencontre, de coopération et de soins, on imagine et forge des mondes différents, des mondes dont la réalisation concrète est directement menacée par l’inertie institutionnelle de l’ordre libéral. Que faire, alors, lorsque les flammes de la radicalité populaire et les urgences de la crise s’éteignent et que s’esquisse un retour à une supposée « normalité » ? Comment cette succession de moments constituants pourrait-elle déborder un registre agonistique-conflictuel, et élargir le spectre de ce qui est possible, ou même de ce qui est imaginable ?
Le présent exige urgemment des modes d’intervention dans la réalité qui puissent briser l’encerclement de ce que le critique culturel Mark Fisher a appelé le réalisme capitaliste : l’acceptation généralisée – à la fois explicite et tacite – que le capitalisme est le seul système politique et économique viable et qu’il est donc impossible d’imaginer une quelconque alternative cohérente. L’économie émotionnelle qui a prédominé au cours des dernières décennies, selon Fisher, est celle d’une « mélancolie de gauche » d’intellectuels et d’organisations politiques qui se plaisent dans leur marginalité et leur défaite, et qui s’en tiennent à une orientation purement défensive, contestataire ou dénonciatrice des excès du système.
C’est dans la tentative d’hasarder des hypothèses, dans le désir de tracer des cartes cognitives, que se trouve le début de la sagesse.
Fredric Jameson, L’esthétique géopolitique
On ne peut s’attendre à ce qu’une situation post-révolutionnaire ou catastrophique conduise automatiquement à un système socio-économique différent. Dans le « Manifeste pour une politique accélérationniste », Alex Williams et Nick Srnicek affirment qu’une transition post-capitaliste nécessite un exercice de planification conscient qui développe non seulement une carte cognitive du système actuel, mais aussi une image ou une représentation possible du futur système économique.
Les pratiques de consommation alternatives, à elles seules, sont incapables de provoquer une réforme agraire qui puisse briser le pouvoir de concentration des chaînes de supermarchés transnationales, des laboratoires et des grandes monocultures industrielles ; troquer la voiture pour le vélo peut être un acte individuel important, mais il ne suffit pas à initier une transition énergétique profonde qui permette un véritable démantèlement des industries fossiles et l’épanouissement d’énergies propres et communautaires ; les marches et manifestations contre les inégalités, aussi massives soient-elles, ne peuvent avoir d’effet réel si elles ne se transforment pas en réformes fiscales capables de contrôler les pulsions d’évasion du grand capital et de récupérer la richesse socialement générée pour la redistribuer de manière équitable.
Pour construire un pouvoir démocratique capable de démanteler l’économie de marché capitaliste et d’évoluer vers des modes plus élevés d’organisation de la vie en commun, il ne suffit donc pas d’affronter l’establishment dans la rue et dans les urnes. Cependant, au cours des dernières décennies, nous avons vu comment la question de savoir quelle forme de l’État peut rendre possible une transition vers une société alternative a été substituée par un nouveau consensus rejetant d’emblée les institutions et envisageant les mouvements sociaux en tant que tels comme le seul sujet du changement possible. Dans le même temps, l’ordre néolibéral et son armée de technocrates et d’économistes s’enfoncent de plus en plus dans les abstractions techniques insondables de la réglementation, détournant l’appareil d’État pour favoriser de petites élites. La planification économique est de retour, et elle opère à une échelle sans précédent.
Depuis des années, le consensus général au sein de la théorie économique et des espaces décisionnels est que le marché est l’instrument le plus sophistiqué et le plus complet pour collecter des informations dispersées dans l’économie ; une super-intelligence floue, plus qu’humaine, traduisant ces informations en « signaux », qui alimentent ensuite les projets institutionnels et politiques. Le marché est donc vu comme le moyen le plus efficace de résoudre tout problème collectif d’allocation et de gestion des ressources. Ce sens commun ou doxa remonte au célèbre « débat sur le calcul socialiste » des années 1920 et 1930, dans lequel Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises (philosophes et économistes de l’école autrichienne) ont mis en doute la capacité des agences de planification nationales à mobiliser ce type d’informations à partir de systèmes complexes, tels que les économies nationales.
La thèse de l’impossibilité du calcul socialiste, selon leur interprétation, revient donc à contester la faisabilité technique (et non politique ou même morale) d’une économie consciemment planifiée, principalement selon deux axes théoriques : premièrement, les courants néoclassiques ont mis en doute sa faisabilité pratique en raison des problèmes de calcul et de comptabilité que la gestion d’une économie extensive soulèverait. Deuxièmement, les traditions autrichiennes ont conjecturé son infaisabilité logique en raison de l’incapacité d’une telle économie à rassembler les informations nécessaires à un calcul rationnel du processus général de reproduction socio-économique.
La figure de l’individu rationnel, maximisant le profit, cellule élémentaire de ce sujet collectif diffus qu’est le « marché », est devenue depuis lors un symbole tellement hégémonique de l’anti-collectivisme que, comme le souligne Jodi Dean, elle s’est même introduite dans l’imaginaire d’une gauche qui considère les pratiques individuelles et micro-politiques comme un axe d’action plus important que les mouvements de masse organisés à grande échelle (tels que les syndicats, les partis politiques, les cadres techniques et, bien sûr, les organismes de planification).
La succession de crises mondiales, qui débute avec l’éclatement de la bulle des subprimes aux États-Unis en 2008 et qui culmine avec la pandémie mondiale de coronavirus en 2020, remet en cause ce consensus. Tout d’abord, elle a montré que la « catalaxie » (terme de Hayek pour décrire la nature soi-disant auto-organisatrice du marché) de l’économie néolibérale est en fait une pratique de gouvernance ; son existence est inconcevable sans une vaste gamme de mécanismes d’interventionnisme politique et de coordination inter-firmes.
L’essor de méga-entreprises telles qu’Amazon, Facebook et Walmart a également été rendu possible par d’ambitieux programmes de planification stratégique au sein des entreprises elles-mêmes. Clin d’œil au Gosplan (l’agence de planification centrale de l’Union soviétique sous le stalinisme), certains analystes suggèrent que les pratiques de coordination de ces acteurs monopolistiques ont donné naissance à une sorte de « Gosplan 2.0 » ou de « Gosplan Google ».
Si cette planification du pouvoir oligarchique nous a conduits à une ère d’extinctions massives et d’inégalités extrêmes, pourquoi ne pas disputer à nouveau la conception et l’exécution des plans, voire le sens même de la planification ?
Planifier pour produire l’avenir
L’un des éléments cardinaux de la planification est précisément le fait qu’elle n’est pas seulement tournée vers le futur, mais qu’elle déploie les instruments techniques de l’appareil d’État – lois, statuts, plans, dispositifs réglementaires, recensements, etc. C’est précisément en raison de son caractère prospectif que la planification a été comprise comme un mode d’allocation des ressources qui opère ex ante, par opposition à l’allocation des ressources basée sur le marché, qui opère ex post.
Un autre élément caractéristique de la planification tient au fait qu’elle ne se limite pas à agir sur des secteurs individuels de l’économie, mais qu’elle vise à orienter le processus général de reproduction socio-économique sur la base de trajectoires de développement déterminées démocratiquement. Selon cette conception, la planification démocratique serait alors le réseau d’instruments activés pour donner forme (potestas) aux visions de la société qui émergent du peuple organisé (potentia).
Il peut sembler étrange et même anachronique de vouloir recouvrer, de façon légèrement apologétique, un concept au passé aussi chargé et tumultueux que celui de la planification. C’est sans doute la vision grandiloquente de la planification, ainsi que ses déformations bureaucratiques et autoritaires, qui ont fait son déclin après la fin de la guerre froide. Dans les années 1990, l’idée de planification économique ne paraissait plus seulement arrogante, mais encore inefficace et politiquement dangereuse. À sa place, la gouvernance a émergée comme une alternative plus sensée, impartiale et apparemment moins idéologique pour gérer les ressources limitées d’une société.
Suite au déclin de la planification économique moderniste, la gouvernance et la planification urbaine inaugurent alors un paradigme de politique économique dissocié des grandes utopies et des conceptions normatives. Sa principale fonction doit être d’assurer l’efficacité, de créer un environnement attractif pour l’investissement privé et d’inculquer des attitudes et des dispositions entrepreneuriales à la population. La compétitivité territoriale devient la nouvelle boussole de la gestion publique, et les différents espaces réglementaires (des économies nationales aux espaces sub-métropolitains) entrent en concurrence pour attirer les flux d’investissements étrangers directs, ainsi que le capital humain hautement qualifié. À partir de ce moment, les régions et les territoires commencent à se spécialiser dans l’attraction de différents types d’investissements – miniers, touristiques, agro-industriels, énergétiques et financiers, entre autres. Par ailleurs, les modalités d’intervention de la gouvernance sont généralement accompagnées d’une rhétorique et d’exercices formels de « participation » et d’ »inclusion », notamment en tant que dispositifs permettant de les légitimer aux yeux des citoyens. Ces exercices participatifs ont toutefois été critiqués car, dans la pratique, ils tendent à coopter l’organisation collective et à désactiver les véritables demandes de redistribution.
En dépit des critiques, la gouvernance – avec son bréviaire de l’efficacité et ses mécanismes fallacieux d’inclusion – est aujourd’hui présentée comme le seul mode de gestion viable. La figure de la planification a donc quelque chose de subversif, précisément parce qu’elle confère une historicité dense à un moment où les excès du postmodernisme et de l’idéologie néolibérale ferment la possibilité de penser l’histoire. Comme le suggère Fredric Jameson dans Archaeologies of the Future, la connaissance historique est l’un des mécanismes qui nous permettent de rompre l’encerclement de l’expérience qui, dans des circonstances normales, nous empêche de saisir l’altérité radicale, c’est-à-dire le fait que les choses peuvent non seulement être radicalement autres, mais qu’elles l’ont en fait été à un moment donné, et que la rupture est donc une possibilité concrète de la vie sociale.
La planification dépasse donc l’idée du présent comme temps vide ou comme simple continuum et recouvre une faculté actuellement en sommeil : la faculté d’imagination et de production d’un futur qui ne soit pas un simple pastiche de la société déjà existante. En d’autres termes, la planification ne façonne pas seulement l’avenir en tant que rupture ; par sa nature éminemment préfigurative, elle esquisse des mondes alternatifs et constitue donc une forme médiatisée ou un mode d’existence de l’avenir.
Comme le montre clairement la critique matérialiste de l’économie politique de Marx, la marchandise est une forme médiate ou indirecte du travail humain, tout comme l’argent est une forme médiate des marchés et de l’interdépendance économique. Ces formes cristallisent – bien que de manière partielle, instable et indirecte – les caractéristiques des rapports sociaux qui leur donnent naissance. De la même manière, les instruments techniques de planification peuvent être compris comme une expression médiatisée et réifiée des visions de l’avenir qui émergent du pouvoir populaire constituant.
Les études de cas, les recensements et les lois qui ont animé les réformes agraires latino-américaines du siècle dernier, par exemple, ont plus ou moins cristallisé la sensibilité de multiples mouvements de masse qui, en criant haut et fort « la terre pour ceux qui la travaillent », ont ouvert la voie vers une société libérée de la domination des propriétaires terriens. En ce sens, les formules et les modalités d’intervention qui pourraient émerger dans le cadre de nouvelles luttes pour la justice territoriale, raciale, de genre et socio-écologique préfigureraient également des mondes au-delà d’autres formes de domination.
Par conséquent, l’objectif de cet essai est d’identifier et de retrouver ce qu’il y a d’émancipatoire dans la planification telle qu’elle a existé. Cela inclut non seulement la planification du passé historique, mais aussi les nouvelles formes de planification insurrectionnelle qui ont émergé dans les municipalités et les territoires pour faire face aux effets désintégrateurs du capitalisme tardif dans sa configuration financiarisée, micro-électronique et rentière.
Ce livre s’inspire en partie de la ville de Santiago du Chili qui, dans les années 1960, était l’un des principaux épicentres mondiaux de la pensée critique en matière d’urbanisme. Le Centro de Estudios Socioeconómicos (CESO), l’Instituto Latinoamericano de Planificación Económica y Social (ILPES), le Centro de Estudios de la Realidad Nacional (CEREN) et la Comisión Económica de América Latina y el Caribe (CEPALC) étaient quelques-uns des nœuds d’un réseau épistémique transnational dynamique qui entremêlait les universités, le militantisme politique et les espaces décisionnels.
Par la suite, dans le contexte du processus révolutionnaire mené par le gouvernement de l’Unidad Popular après la victoire électorale de Salvador Allende en 1970, Santiago a été le théâtre de l’une des réformes agraires les plus massives et les plus transformatrices réalisées par un régime démocratique. Au cours de cette période, la ville a également accueilli le Proyecto Synco, peut-être l’effort le plus futuriste et le plus ambitieux pour utiliser les technologies cybernétiques afin de créer un système de planification économique décentralisé en temps réel.
Le rêve de construire une économie consciente et collectivement coordonnée, basée sur les principes de la démocratie économique, de la libération nationale et de l’autogestion des travailleurs, a connu une fin tragique, comme on le sait, sous l’effet d’une dictature militaire sanglante. Sa présence spectrale persiste cependant dans la culture politique des organisations populaires qui se confrontent aujourd’hui au néolibéralisme.
Retrouver l’ambition futuriste
La planification démocratique qui traduit et étend efficacement le langage du pouvoir constituant exige donc une capacité de projection dans l’espace et dans le temps dont l’horizon de transformation est beaucoup plus large que les territoires affectés par des problèmes spécifiques ou que le court terme. Dans les conceptions qui ont inspiré l’élaboration des grandes réformes agraires, des États-providence, des projets de logement social et des programmes de reconversion productive au 20e siècle, on retrouve des cartes cognitives de mondes qui ne cherchaient pas seulement à étendre l’équité socio-économique, mais aussi à repousser les frontières du bien-être matériel et même du plaisir et de l’expérience esthétique pour des millions de personnes
C’est pourquoi ce livre vise également à recouvrer certaines des questions, des approches méthodologiques et des aspirations de la planification économique sous le modernisme. Revenir de manière critique sur ces images historiques ne suppose pas une attitude nostalgique ou complaisante à l’égard des mondes perdus du socialisme, de la social-démocratie ou du développementalisme. Articuler le passé historiquement, affirme Walter Benjamin dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, « ne signifie pas le connaître tel qu’il était réellement. C’est saisir un souvenir comme un éclair dans un moment de danger ». L’histoire de la planification économique ravive et réactive des trajectoires de démocratisation qui ont disparu face à l’éternel présent du réalisme capitaliste et qui pourraient tracer la voie d’un autre type de planification à l’avenir.
Réfléchir à ces trajectoires de démocratisation, c’est donc aussi chercher à mettre à l’épreuve le consensus postmoderne qui regarde avec mépris les grands projets de transformation sociale du passé. Aujourd’hui, de nouveaux mouvements populaires commencent à proposer des visions de la conception et de la planification enracinées dans les mouvements de base mais opérant à l’échelle nationale et, dans certains cas, même transnationale.
Le Green New Deal, proposé par un mouvement émergent de socialisme démocratique aux États-Unis, formule un ambitieux programme de décarbonation profonde des infrastructures technologiques qui composent l’économie nationale, dont le développement doit stimuler la création massive d’emplois décents. En d’autres termes, le Green New Deal part du principe qu’une transition énergétique à grande échelle est inconcevable sans assurer au préalable le bien-être matériel des classes populaires, et en particulier des communautés les plus touchées par les effets du changement climatique et de la crise économique. Si le projet de Green New Deal est né dans le monde anglo-européen, il est aujourd’hui repris par des partis et des mouvements sociaux dans différents pays du monde pour lutter simultanément contre les deux grands défis de ce siècle : le réchauffement climatique et les inégalités extrêmes.
En Amérique latine, la discussion sur un éventuel Green Deal n’en est qu’à ses débuts, mais elle esquisse déjà quelques pistes pour la décarbonation et la démocratisation des économies de la région. D’autre part, un réseau de mairies rebelles – à Rosario, Valparaíso, Recoleta, Belo Horizonte – transforme les administrations locales en laboratoires d’expérimentation de formes non capitalistes de marchés et de relations sociales. En Uruguay, le cas du Sistema Nacional e Integrado de Cuidados (SNIC) est également illustratif d’une vision de la planification dont le champ d’action s’étend à l’échelle nationale. Créé en 2015 après un long processus de mobilisation sociale féministe, le SNIC inaugure une forme institutionnelle publique visant à rendre visible le travail de care, à prendre soin des personnes en situation de dépendance et à promouvoir une plus grande justice de genre dans le travail reproductif.
Aussi novateurs soient-ils, ces cas ne sont que des exceptions à une tendance générale à négliger les projets institutionnels à plus grande échelle et à plus long terme, principalement parce qu’ils sont supposés impliquer une logique étatiste et homogénéisante. C’est pourquoi revenir à l’ancienne problématique de la planification implique de repenser les grandes questions – souvent encore irrésolues – qui ont animé les différents programmes et protocoles d’intervention du siècle dernier.
En termes de manifestations historiques concrètes, nous pouvons identifier trois figures ou types idéaux de planification.
Tout d’abord, une planification du passé historique sous le modernisme, qui, bien que basée sur des idéaux et des programmes de redistribution de différentes origines, était intrinsèquement bureaucratique, masculine et focalisée sur l’idéal d’une croissance économique conçue comme une fin en soi. La persistance de certains éléments de ce paradigme de gestion peut être observée dans la montée récente de programmes néo-développementistes ou néo-keynésiens, comme cela a été le cas avec les gouvernements progressistes de ce que l’on a appelé la « marée rose » en Amérique latine.
Deuxièmement, une planification du présent dans le cadre du capitalisme tardif, dont les tendances polarisatrices ont suscité des articulations nouvelles et toujours plus intégrées du pouvoir monopolistique, de la ségrégation sociale et de l’effondrement écologique. C’est ce type de planification stratégique qui prédomine aujourd’hui, et ses modes de fonctionnement sont devenus beaucoup plus évidents après la récente mutation du néolibéralisme en une configuration plus ostensiblement autoritaire et interventionniste.
Troisièmement, une planification démocratique de l’avenir possible. Cette dernière forme de planification apparaîtrait comme une détermination nécessaire de l’activation politique des masses populaires et de leur insertion subséquente dans le processus décisionnel. Elle serait diverse, non seulement en termes de capacité à combiner des formes institutionnelles étatiques et non étatiques (c’est-à-dire des organes techniques et des groupes démocratiques de base), mais encore hétérogène en termes de composition de genre, de race et de classe. De plus, cette planification n’émanerait pas d’en haut ou d’un quelconque « centre », mais serait le produit de l’interaction synergique de différentes échelles ou niveaux de prise de décision. Enfin, cette troisième figure de la planification dépasserait l’obsession malsaine de l’idéal d’une croissance économique infinie, si typique non seulement des approches (néo)keynésiennes et (néo)développementistes, mais aussi du socialisme productiviste dans ses diverses variantes. Au contraire, ce mode de coordination consciente de l’économie serait orienté vers le plein déploiement des capacités humaines et de la valeur d’usage comme principe régulateur des relations sociales : la démocratie économique, le temps libre, le soin, la solidarité inter-espèces, l’exaltation esthétique, le bien-être physique et psychologique seraient ses objectifs premiers.
Il s’agirait d’un mode de gestion orienté vers la réalisation concrète de l’anthropologie philosophique qui informe les Carnets de Paris, dans lesquels un jeune Marx postule que la construction d’une société post-capitaliste n’implique rien d’autre que l’émancipation des sens du domaine de la nécessité abstraite ; dans cette société, les gens développeraient pleinement la vaste gamme de potentialités et d’attributs de leur être générique [Gattungswesen], s’élevant au-dessus d’un système de relations sociales où leur propre individualité sensible est réduite à ses fonctions animales – pour celui qui a faim, la nourriture n’existe pas sous sa forme sociale, conviviale et humanisée, mais sous sa forme abstraite de nourriture ; pour celui qui est criblé de dettes et matériellement démuni, il n’y a pas de différence entre le son d’une mélodie et le son d’un objet qui tombe.
Cependant, cette émancipation des sens serait alors loin d’être une entreprise platement anthropocentrique. Comme le suggèrent les récentes approches théoriques de la planification écosocialiste, le projet politique d’émancipation des sens humains apporterait une contribution décisive à la lutte contre la crise climatique. Les nouvelles formes de développement personnel et de consommation collective – qui se manifestent dans les loisirs, les activités sportives, artistiques, érotiques et intellectuelles – auraient une empreinte énergétique plus faible que celles qui dépendent du consumérisme individualiste et irrationnel du capitalisme. Il en va de même pour l’expansion du secteur des emplois liés au processus de reproduction sociale, tels que les soins, l’éducation, la santé, les transports publics, le logement, etc.
En ce sens, une transition vers des modes de vie décarbonés réduirait la pression exercée sur les espèces et les écosystèmes de la planète, ce qui permettrait la mise en place d’un programme de stabilisation du climat efficace et démocratiquement coordonné. Entendue en ces termes, la planification ne se limite pas à l’exercice économiciste d’organisation des relations de production. En tant que pratique à forte sensibilité utopique, elle englobe également l’aspiration esthétique à créer et à mobiliser de nouvelles formes de désir et de plaisir.
C’est peut-être la dimension libidinale de la planification qui explique la fixation rétromaniaque sur la culture matérielle du modernisme, souvent délibérément destinée à amplifier les sphères sensibles et ludiques du corps désirant. La fascination atavique actuelle pour les artefacts architecturaux de courants tels que le Brutalisme, le Bauhaus, le Constructivisme ou l’Art déco – complexes de logements, mais aussi parcs, monuments, stades et lieux de loisirs, par exemple – est un symptôme de la non-conformité généralisée tant avec le dogme de l’austérité néolibérale qu’avec l’ascétisme lugubre ou pastoral de la gauche plus traditionnelle.
Après trois décennies de néolibéralisme et une pandémie mondiale qui a dévasté la stabilité matérielle et psychique-affective du corps social, la réinstauration d’une politique de prospérité est peut-être l’une des tâches les plus urgentes à l’ordre du jour. Toutefois, contrairement aux anciens débats sur la planification, ce n’est pas seulement la capacité à gérer le bien-être social et le bonheur dans un scénario d’effondrement économique qui est en jeu aujourd’hui. La nature de la conjoncture rend également inéluctable la nécessité de redéfinir radicalement et d’élargir ce que l’on entend par abondance.
Durant des décennies, les discours traditionnels du bien-être, fondés sur les notions occidentales de richesse matérielle, de travail salarié, de famille hétéro-patriarcale et de produit intérieur brut (en tant qu’unique mesure du progrès humain), n’ont pas été remis en question. Aujourd’hui, cependant, ils se retrouvent dans une crise profonde. Si la mondialisation néolibérale a permis à divers secteurs de la société d’accroître leur aisance matérielle en leur donnant accès à une plus grande quantité et diversité de biens de consommation, cela s’est fait au prix d’une augmentation du stress, de l’endettement, de l’instabilité économique, de la surcharge de travail et de la destruction de l’environnement.
Soulignant l’effet délétère et non porteur de désirabilité de ce type de consumérisme financiarisé et individualisé, Kate Soper a récemment défendu la nécessité d’un hédonisme alternatif comme imaginaire politique d’une future société post-consumériste. Un hédonisme alternatif, selon Soper, souligne la perte de plaisir qui accompagne l’acquisition irrationnelle de toujours plus de biens de consommation, et envisage la structure libidinale complexe et vibrante qui pourrait être activée par des cultures de travail et des modes de vie moins pressés, chronophages et tournés vers l’acquisition. Revenir à l’ancienne question de la planification, comme nous l’envisagerons tout au long de ce livre, apparaît donc comme un champ de bataille décisif pour entrevoir les termes concrets d’une future politique de prospérité.
La planification était l’une des idées-forces les plus importantes du siècle dernier. Sa disparition a coïncidé avec le déclin de cette sensibilité que Mark Fisher appelait le « prométhéisme populaire », c’est-à-dire l’aspiration de la classe ouvrière à créer un monde qui dépasse – du point de vue de l’expérience, de l’esthétique et de la politique – les limites misérables des rapports sociaux bourgeois. La connaissance historique des contradictions et des potentialités de la planification économique peut servir l’imagination tactique et stratégique des nouveaux mouvements de masse (féministes, antiracistes et pour la justice climatique) qui cherchent aujourd’hui à se réapproprier cette ancienne ambition futuriste.
Martin Arboleda est docteur en sciences politiques de l’université de Manchester (Royaume-Uni) et professeur de sociologie à l’université Diego Portales (Santiago du Chili). Auteur de Planetary Mine : Territories of Extraction Under Late Capitalism (Verso Books, 2020) et Gobernar la utopía : sobre la planificación y el poder popular (Caja Negra Editora, 2021).
Publié initialement par Jacobin América Latina. Traduit par Paul Haupterl pour Contretemps.
Photo : Mexico City. Palacio de Bellas Artes : Mural « El Hombre en cruce de caminos » (1934) de Diego Rivera. (Wolfgang Sauber, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons)