Des frappes américaines, françaises et britanniques ont eu lieu dans la nuit de vendredi à samedi pour détruire plusieurs sites stratégiques syriens dont un centre de recherche soupçonnés d’héberger le programme chimique du régime de Bachar al-Assad. Pour y voir plus clair, Julien Salingue, chercheur en science politique, a répondu aux questions de Regards.
Le président Macron a décidé seul d’intervenir en Syrie aux côtés des britanniques et des américains, sans débat au Parlement – prévu dans trois jours. Il fallait aller vite ?
La justification par l’urgence est évidemment un prétexte. Cela fait plus de 7 ans maintenant que les Syriens se sont soulevés contre le tyran Assad, et l’on ne compte plus, depuis lors, les attaques massives, qu’elles soient chimiques ou non, contre la population, qu’elles viennent du régime ou de ses soutiens iranien et russe. On peut même souligner ici l’effet pervers des fameuses « lignes rouges » au sujet des armes chimiques : cela signifie en effet que si les massacres ne sont pas commis avec des armes chimiques, ils sont tolérables et ne nécessitent pas de réaction. En réalité, Macron se situe dans la grande tradition de la Ve République, où la guerre est l’affaire du seul chef de l’État et de ses conseillers non élus, et où le Parlement ne joue, sauf rare exception, qu’un rôle de chambre d’enregistrement des décisions de l’Élysée. C’est bien évidemment un déni de démocratie, qui pose la question des institutions elles-mêmes : le fait qu’il n’y ait aucune forme de contrôle sur des décisions de cet ordre en dit long sur le caractère antidémocratique de ce régime.
La France n’avait pas le choix que de suivre les Etats-Unis ?
En se coalisant avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, Macron fait endosser à la France un rôle de supplétif de Trump. Je ne suis pas de ceux qui se préoccupent de « l’image de la France », mais en faisant ce choix il est évident que Macron se lance dans une étrange aventure. Lorsque l’on a conscience des velléités guerrières de Trump et de sa capacité à agir sur des impulsions, indépendamment des conséquences que ses actions pourraient avoir, on se dit que Macron s’est embarqué dans un drôle de navire.
Le président Macron justifie son intervention après l’attaque chimique de civils. Les civils sont tués à Gaza, au Yémen, des Kurdes sont aussi victimes de la guerre, pourquoi la France n’intervient-elle pas dans ces territoires ?
Ce qui est en jeu n’est pas le sort de la population syrienne, dont le gouvernement français et ses complices Trump et May se soucient comme d’une guigne. Leur indifférence à l’égard du sort des Kurdes, des Palestiniens ou des Yéménites confirme que le critère n’est pas l’assistance à des peuples en danger. On parle ici de jeux d’alliances et d’influence : Israël et l’Arabie saoudite peuvent massacrer tranquillement, puisque ce sont « nos » alliés, avec lesquels on coopère dans le domaine militaire, quand on ne leur vend pas directement des armes ; en Syrie en revanche, ceux qui ont la main sont l’Iran et la Russie, et il fallait leur signifier, ainsi qu’à Bachar al-Assad, que les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne refusaient d’être considérées comme hors-jeu.
Quelles pourraient être les prochaines étapes ?
Il est difficile à ce stade d’échafauder des scénarios pour la suite. Trump, May et Macron prétendent qu’il s’agissait d’une opération ponctuelle, et leurs déclarations légitimant leurs bombardements sont plutôt mesurées : Le Drian évoque un nécessaire « plan de sortie de crise […] avec une solution politique », May affirme « [qu’]il ne s’agissait pas d’interférer dans une guerre civile, [ni] de changer de régime », etc. La Russie proteste, tout en précisant que ses positions et « zones de responsabilité » n’ont pas été visées. Cela confirme que nous n’en sommes pas au stade d’une escalade militaire de grande ampleur, même si des mesures de rétorsion, qu’elles soient diplomatiques ou économiques, sont à prévoir, qui viendraient s’ajouter à celles qui existent déjà : la crise couve en effet depuis un long moment entre, d’une part, la Russie et, d’autre part, les pays occidentaux. Une chose est toutefois certaine : les bombardements de la nuit dernière ajoutent de la guerre à la guerre, et il est plus qu’inquiétant de constater que certains prétendent encore, après les désastreuses expériences de l’Afghanistan, de l’Irak et de la Libye, que l’on peut apporter la paix et la démocratie à coups de bombes.
Une sortie de crise est-elle possible et avec quels interlocuteurs ?
Ce qui est certain, c’est qu’il ne peut y avoir de sortie de crise en Syrie sans une désescalade militaire, qui implique en premier lieu la fin de l’ensemble des interventions militaires étrangères, y compris celles de la Russie et de l’Iran sans lesquelles Assad aurait depuis longtemps été renversé. Si le régime syrien est aujourd’hui en position de force, c’est grâce à ce soutien inconditionnel, et c’est précisément cela qui gêne Trump, May et Macron, qui se sentent hors-jeu quant à l’hypothétique « sortie de crise ». Pour revenir dans le jeu, ils ont même accepté la condition selon laquelle Assad serait un interlocuteur légitime pour la « sortie de crise ». Une condition inacceptable pour des centaines de milliers, voire des millions de Syriens ! Comment peut-on en effet imaginer une transition en Syrie en y associant le principal responsable de la boucherie ?
Les forces d’opposition démocratique syriennes doivent être davantage soutenues par la communauté internationale ?
Les forces d’opposition démocratique syriennes ont été laminées, mais cela ne signifie pas pour autant que les aspirations démocratiques ont disparu : durant les rares périodes de « calme » au cours des dernières années, on a ainsi vu de nouvelles manifestations s’organiser. L’urgence est aujourd’hui d’imposer un véritable cessez-le-feu, y compris au moyen de sanctions contre les principaux belligérants, et non de chercher des arrangements qui se feront toujours sur le dos des populations. C’est une condition nécessaire pour envisager un meilleur avenir pour la Syrie qui, comme l’ont prouvé les nombreuses expériences autogestionnaires qui se sont développées depuis 2011, et comme le montre, malgré ses limites, le processus au Rojava, n’est pas condamnée à la fausse alternative entre régime dictatorial et intégrisme islamique.