Plus d’un millier de travailleuses (on neutralise au féminin, ne nous en voulez pas !) du secteur des titres-services et leurs soutiens ont pris la rue ce jeudi 28 novembre 2019 pour réclamer un salaire décent (augmentation de 1,1%). C’est la première fois depuis l’existence du secteur, que les syndicats appelaient à une grève en front commun. Et pourtant, il y aurait de quoi les multiplier !

Les syndicats avaient participé aux négociations autour de la création du secteur. L’objectif théorique était de sortir (pousser hors) les travailleuses du circuit informel (« travail au noir ») et/ou du chômage, de leur permettre d’accéder à une protection sociale et à une protection du travail et de servir de tremplin vers un autre emploi (plus qualifié et mieux rémunéré). Ce système de bon/titre acheté à une entreprise de titres-services et à la multinationale Sodexo par les clients et, en partie, subventionné par l’Etat, est considéré comme un exemple de bonne pratique au niveau européen. Or, les constats sont loin d’être réjouissants. Certes, 150.000 travailleuses ont pu intégrer le marché du travail formel, cotiser à la Sécurité sociale et plus de la moitié d’entre-elles sont syndiquées mais la majorité des travailleuses vivent avec des revenus sous le seuil de pauvreté, travaillent dans des conditions et à des cadences infernales qui ont un impact parfois irréversible sur leur état de santé physique. Le tout avec un subside de l’Etat de près de 2 milliards d’euros annuels (!), soit les trois quarts du coût du système, qui bénéficient à un million de client.e.s et vont grossir les bénéfices des sociétés de titres-services, avec des fraudes régulières et dont les plus grandes sont également des agences multinationales d’intérim bien connues (Randstad, Manpower, etc.). Alice Romainville (Observatoire belge des inégalités) constate : l’organisation du secteur des titres-services institutionnalise les inégalités sociales plutôt que de les combattre(1)http://inegalites.be/Titres-services-la-precarite?fbclid=IwAR2eDl6qFtKRleNUVCMaEYVl7wek0LcztxJE8zdSq2MMc2e-pgenMG06qkg. Par ailleurs, la relation triangulaire entre les travailleuses, les client.e.s et les entreprises de titres-services (sans compter Sodexo), combinée à l’éparpillement géographique des lieux de travail, rend compliquée la mobilisation collective et unie des travailleuses : comment rassembler les forces, réunir les concernées et quel adversaire de classe faut-il viser (Etat, entreprises, clients…) ? Autant de questions stratégiques auxquelles font face les travailleuses et leurs syndicats, notamment sur le travail dans les communautés, sur les lieux de vie, dans différentes langues, avec des colletifs, etc., pour organiser ces travailleuses.

C’est pourquoi la mobilisation en front commun de ce jeudi 28 novembre était historique. Ajoutons qu’on ne peut pas parler de la mobilisation des aides-ménagères (travailleuses titre-services) sans parler de celle des travailleuses domestiques sans-papiers. Ces dernières travaillent toujours sans aucune protection sociale, sans aucun droits et sous la menace d’expulsion forcée hors du territoire. Encore plus isolées, certaines d’entre elles se sont organisées au sein de la « Ligue des travailleuses domestiques » depuis 2018(2)https://plus.lesoir.be/220548/article/2019-04-25/menaces-salaires-miserables-maltraitance-lappel-laide-des-travailleuses et ont apporté leur soutien aux mobilisations des aides-ménagères de ce jeudi.

Ce qu’on appelle le « travail ménager », le « travail domestique » ou encore le « travail au foyer » a une longue histoire. Celle-ci est directement liée au développement du système capitaliste, à la division sexuelle du travail (les femmes nettoient leur foyer) et, mais on en parle beaucoup moins, à sa division raciale (les femmes migrantes nettoient leur foyer et les maisons et les bureaux des autres). Pour le dire autrement, les femmes et les femmes migrantes ou issues de l’immigration sont sur-représentées dans le secteur des titres-services. Si l’on reprend les données mise en avant par Alice Romainville pour Bruxelles : les travailleuses titres-services sont majoritairement des femmes (96 %) d’origine immigrée (98 %), vivant dans une commune pauvre. Au niveau de la Belgique, la relation est inversée avec trois quarts de Belges parmi les travailleuses. Alors qu’il s’agit d’un métier physiquement pénible, elles sont en moyenne plus âgées que le reste des travailleuses bruxelloises : un quart d’entre elles ont plus de 50 ans. Elles ont généralement des enfants, avec une proportion importante (16 %) de mères seules. De façon plus globale, tout ce qui concerne le nettoyage que ce soit à domicile, dans les entreprises, bureaux, hôpitaux, etc., repose principalement sur les épaules de personnes précaires en grande majorité de genre féminin parmi lesquelles on compte un nombre important de femmes migrantes. On entend encore raisonner les mots d’Alexandra (travailleuse domestique, action « Vos toilettes propres, nos propre papiers ») interrogée dans le cadre de la préparation de la grève féministe des femmes le 8 mars dernier : « nous les femmes qui nettoyons, qui nous occupons des enfants, qui nous occupons des personnes âgées, si nous nous arrêtons, ne serait-ce qu’une semaine de travailler, ce serait une crise totale en Belgique »(3)https://player.vimeo.com/video/318400989?color=ff9933.

Les aides ménagères en colère

Salaire dérisoire, travail pénible… 🧹Les aides ménagères manifestent. On leur a donné la parole. 🎤

Posted by Vews – RTBF on Thursday, November 28, 2019

Rendre visible le travail effectué par toutes les travailleuses domestiques avec ou sans-papiers, c’est mettre le doigt sur un élément central de l’exploitation capitaliste. Si on écoute les travailleuses, on se rend vite compte que leur travail ne se limite jamais au nettoyage (soins infirmiers, aide aux personnes âgées, prise en charge des enfants, courses, repassage, lessive, cuisine, couture, secrétariat, soutien émotionnel, etc.)(4)http://inegalites.be/Nouvelles-precarites-et-titres. Elles doivent aussi faire preuve d’énormément de flexibilité dans la durée de leur temps de travail. Ceci est cohérent avec la définition même du travail dit « reproductif » : un travail sans fin, lourd, invisibilisé et dévalorisé. Les femmes font également face à de nombreuses violences racistes, sexistes et sexuelles. Une étude récente estime qu’une travailleuse du nettoyage sur trois a déjà vécu des violences sexuelles au travail(5)https://www.axellemag.be/breves/nettoyeuses-violences-sexuelles/.

L’idéologie néolibérale imbibée de charité chrétienne, défend l’idée que les client.e.s « aideraient » les femmes sans emploi en les payant pour nettoyer chez eux, sans oublier d’ajouter que les travailleuses sont contentes et fières de ce qu’elles font. Les travailleuses ont mille fois raison d’être fières de leur contribution à la société et d’être conscientes de la valeur que constitue le fait d’entretenir un espace, de prendre soin de personnes dépendantes, d’élever, de soutenir l’autre, etc. Mais cela n’enlève rien au fait que les femmes sans emploi et/ou sans-papiers sont structurellement poussées à « faire des ménages », sans reconnaissance symbolique ni financière de la part de la société. Le système des titres-services et le travail de nettoyage informel asservit une partie de la population (celle qui travaille beaucoup, qui n’a pas de « temps pour elle » et ne gagne quasi rien) pour la pseudo-émancipation d’une autre (celle qui travaille beaucoup et gagne suffisamment pour pouvoir exploiter la première afin d’avoir un peu de « temps pour elle » mais pas assez pour arrêter de travailler), couche supérieure du salariat et petite-bourgeoisie, et la liberté d’une minorité bien puissante, la bourgeoisie (celle qui ne travaille pas ou choisit de travailler, a tout « le temps pour elle », exploite tout le monde et s’enrichit beaucoup).

Ça n’enlève rien non plus au fait que ce travail pourrait être beaucoup plus socialisé, partagé par tout le monde (« veuillez laisser les toilettes dans l’état où vous les avez trouvées ») et pensé à une échelle plus large que celle de la famille nucléaire et du foyer privé. On pourrait aussi décider que le repassage est une activité obsolète et combattre l’idée que la réussite sociale ou la fiabilité d’une personne se mesure au degré de rangement et de propreté de son intérieur. Dans le contexte étasunien au début des années 80, Angela Davis écrivait : « aujourd’hui, pour les femmes noires et pour toutes leurs sœurs ouvrières, la possibilité de socialiser le travail domestique et la garde des enfants est considérée comme une solution radicale au sein du mouvement de libération des femmes. Le soin des enfants, la préparation des repas devraient être pris en charge, le travail domestique devrait être industrialisé – et tous ces services devraient être facilement accessibles à la classe ouvrière. Le manque, sinon l’absence de débat public sur les modalités de cette transformation témoigne des forces d’occultation de l’idéologie bourgeoise. »(6)Davis Angela, Women, race, classe, 1981.

Le travail domestique met en lumière une contradiction interne au système capitaliste qui se nourrit du travail gratuit d’une grande majorité de femmes et qui en même temps est poussé à transformer tous les aspects de la vie en marchandise. On se retrouve dans une situation hybride où une large partie du travail reproductif reste non rémunéré, une partie est rémunérée dans un cadre informel et une partie de plus en plus grande est aussi transformée en travail rémunéré formalisé par le biais de sa transformation en marchandise vendue par des entreprises privées. Ça donne des situations tordues comme ce que l’on voit avec le système des titres-services. Au lieu d’être un service public, on a imaginé tout un système où l’Etat subventionne une partie, les actionnaires prennent des parts de marché et les entreprises encaissent la plus-value. C’est aussi l’aberration de « services publics », marchandisé et privatisé. Par exemple, en ce qui concerne la santé et l’éducation qui fonctionnent comme des entreprises. La séparation entre le public et le privé au niveau économique, le public et le domestique au niveau géographique, est totalement poreuse. Ça explique notamment pourquoi, quand la prise en charge sociétale est défaillante dans tout ce qui a trait au travail reproductif, on voit que la charge de travail retombe immédiatement sur la structure familiale et plus précisément les femmes. Les milliards de coupe budgétaire dans les soins de santé ces 5 dernières années ont un impact direct sur le travail gratuit à fournir (ex : s’occuper d’un parent malade) ce qui diminue le temps disponible pour un travail rémunéré (de toute façon en pénurie du point de vue capitaliste). C’est le cercle infernal d’un système centré sur le profit plutôt que sur la vie.

Au regard de tout ce qui précède, la grève des travailleuses dans les titres-services n’est pas revendiquée comme une grève féministe en tant que telle mais, il est évident qu’elle vient bousculer, à la base, les lignes du système capitaliste, de l’oppression raciste et patriarcale. C’est pourquoi, il est primordial que les mouvements sociaux comme le mouvement féministe soutiennent (matériellement, numériquement, médiatiquement) les grèves et les mobilisations des travailleuses domestiques avec et sans-papiers. Il est aussi important que le mouvement ouvrier se saisisse des revendications féministes et antiracistes.

La Gauche anticapitaliste défend la formation d’une société dans laquelle le travail ménager serait sorti de la sphère dite privée, son organisation ne tournerait pas autour du noyau familial et de l’exploitation de travailleuses mais serait pris au maximum en charge par l’ensemble de la société. Le temps d’y arriver, nous soutenons la revendication mise en avant par le front commun syndical pour un salaire décent. Nous défendons également les revendications suivantes :

  • La régularisation de toutes les personnes sans-papiers.
  • La transformation des titres-services et du travail domestique en service public.
  • Une réduction du temps de travail sans perte de salaire et avec embauches compensatoires.
  • Une protection sociale complète.
  • La reconnaissance et la prise en compte de la pénibilité du travail. 
  • La prévention des maladies liées au travail.
  • Le remboursement intégral des déplacements.
  • La fin des horaires coupés.
  • L’éradication des violences racistes, sexistes et sexuelles au travail.

Federgon 😡😡😡😡😡😡😡😡😡😡😡😡😡😡😡😡😡

Posted by FGTB Titres-services on Thursday, November 28, 2019