La première femme devenue Première ministre en Italie, Giorgia Meloni, est loin d’être féministe. Mais les batailles autour du genre constituent un élément clé de son ascension, dans un programme d’extrême droite qui conjugue maternité, nationalisme et diabolisation des musulmans.
***
À la fin du Moyen Age, on croyait que le roi possédait deux corps distincts : le premier comme corps naturel et mortel, soumis au temps et à la fragilité humaine ; le second comme corps politique, au caractère perpétuel, qui en passant d’un individu à un autre, échappait aux limites de la nature humaine et de la mort. L’idée du double corps du souverain exprimait en termes métaphoriques l’émergence de la souveraineté politique et de l’État, qui transcendait l’individu contingent qui se trouvait à la tête de ce dernier.
Historiquement, le corps naturel du roi a majoritairement été masculin. Mais il a également été féminin. L’Égypte ancienne, la Nubie, le Japon de la fin des années 500 à la fin des années 1700, l’Espagne et, surtout, le Royaume-Uni, ont eu des femmes à leur tête. Et, même dans les États italiens avant l’unification dans les années 1860, les femmes n’ont pas manqué à la tête du pays, comme Jeanne II de Naples ou Eleonora D’Arborea en Sardaigne au XVe siècle.
Toutes ces reines se sont retrouvées à tenir les rênes du pouvoir dans des contextes extrêmement hostiles aux femmes. La féminité était le plus souvent associée à des dispositions jugées préjudiciables à l’art de gouverner, comme l’irrationalité et la faiblesse. Le corps féminin, en d’autres termes, n’était pas conçu comme un corps politique.
Pourtant, Élisabeth I d’Angleterre a plié en sa faveur l’ancienne notion de double corps du souverain. Celle-ci était utile à ses stratégies de pouvoir car elle impliquait que les « défauts naturels » du corps biologique (que les hommes possédaient aussi, après tout) ne contaminaient pas le corps politique, considéré comme immortel. Elle fit référence à cette idée dans le discours qu’elle prononça à Tilbury en 1588 afin de galvaniser les troupes anglaises, alors prêtes à défendre l’île contre l’Armada espagnole : « Je sais que je possède le corps faible et fragile d’une femme, mais j’ai le cœur et l’estomac d’un roi ». Élisabeth I a également été l’une des premières à théoriser qu’un·e souverain·e devait posséder des qualités à la fois masculines et féminines – la force mais aussi la compassion, le courage mais aussi l’attention et l’amour. En effet, elle se proclamait, et était à son tour appelée par ses sujets, soit roi, prince, ou reine.
Si l’histoire prémoderne compte autant de femmes dirigeantes, ce n’est pas parce que les choses étaient meilleures pour les femmes à l’époque. Cela vient plutôt du fait que de nombreux lignages préféraient confier le pouvoir à leurs filles en descendance directe plutôt que de risquer de le perdre au profit de fils masculins appartenant à d’autres lignages, ou de membres de la famille détestés par le dirigeant de l’époque. Les femmes devenaient donc reines par accident de naissance, mais on attendait d’elles qu’elles gouvernent comme des rois. Aucune d’entre elles n’a épousé la cause des « droits des femme », quelle qu’en soit leur forme de l’époque, et cela même après l’apparition des premiers mouvements féministes (comme dans le cas de la reine Victoria de Grande-Bretagne, qui s’est opposée à la fois au droit de vote des femmes et à leur accès à l’université).
Ce sont ensuite les révolutions bourgeoises qui ont tenu les femmes à l’écart des lieux de pouvoir en instaurant des démocraties libérales qui leur ont refusé – ainsi qu’aux classes populaires – le droit de vote. Il faudra attendre la première moitié du vingtième siècle, suite aux luttes des suffragettes, pour que les femmes puissent voter et être éligibles. Il faudra attendre 1979, avec l’élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni – après deux décennies de mobilisations féministes pour l’égalité des sexes dans toutes les sphères de la vie sociale et politique – pour qu’une femme devienne Première ministre en Europe.
Depuis Thatcher, les femmes chefs de gouvernement sont de plus en plus nombreuses. Quelques mois après Thatcher, c’est au tour du Portugal, avec la première ministre Maria de Lourdes Pintasilgo, suivi par l’Islande en 1980 avec l’élection de Vigdís Finnbogadóttir à la présidence, la Norvège en 1981 avec l’élection de Gro Harlem Brundtland, puis la Yougoslavie, la Pologne, l’Irlande, etc. Il y a peu de pays européens à ce jour qui n’ont pas encore eu de femme premier ministre au moins une fois. Jusqu’à l’élection du 25 septembre 2022, l’Italie faisait partie de ces quelques pays. Aujourd’hui, tel n’est plus le cas.
Antiféministe
Ce contexte historique est utile pour replacer la victoire de Giorgia Meloni et son élection en tant que première femme à la tête d’un gouvernement en Italie comme un phénomène étant en continuité, plutôt qu’en rupture, avec une tendance européenne plus générale. La réalité est qu’au cours des quarante dernières années, les femmes ont progressivement occupé un nombre croissant de postes de pouvoir. Et si les femmes sont toujours plus nombreuses à occuper des postes clés, y compris les plus hautes fonctions de l’État et du gouvernement, c’est aussi grâce aux luttes féministes qui les ont précédées et accompagnées. Comme le disait la journaliste italienne Ida Dominijanni dans un article récent[CC1] , Meloni récolte finalement les fruits d’une histoire du féminisme qui ne lui appartient pas, mais dont elle se sert.
Et pourtant, en tant que féministes, nous ne nous réjouissons pas le moins du monde de la victoire de Meloni. Non seulement parce que, dans la plupart des cas, l’accès des femmes aux plus hauts rangs des hiérarchies de pouvoir se produit dans un cadre qui laisse ces hiérarchies, leurs rituels et leurs symboles patriarcaux inchangés. Mais aussi parce que Meloni représente une formation politique à la culture explicitement misogyne, qui a systématiquement combattu les revendications féministes fondamentales en matière de droits reproductifs et de libertés sexuelles. La question n’est donc pas de savoir si la première femme Premier ministre d’Italie représente un accomplissement pour les femmes, mais pourquoi elle est issue d’une force politique ouvertement antiféministe.
Comme d’autres formations de la droite nationaliste radicale en Europe – avec ou sans racines dans le fascisme historique – le parti de Meloni, Fratelli d’Italia, a entrepris depuis des années un processus consistant à se présenter comme une force démocratique et à faire des clins d’œil au centre pour renforcer sa crédibilité en tant que candidat à la gouvernance du pays. Le leadership féminin de Meloni dans un parti masculiniste et d’extrême droite, comme c’est le cas de Marine Le Pen en France, ou d’Alice Weidel en Allemagne, a pour fonction de montrer une façade innovante et féminisée qui sert à la fois à intercepter plus de votes, y compris des votes féminins, et à « adoucir et rendre acceptable leur contenu programmatique plus rétrograde », comme l’écrit Dominijanni.
La matrice idéologique fondamentale qui sous-tend le programme politique de Meloni est le nationalisme, dont le racisme est une composante essentielle. L’instrumentalisation des questions féministes par le nationalisme est ce que j’ai appelé le fémonationalisme. À y regarder de plus près, cette instrumentalisation a toujours lieu dans le cadre de campagnes anti-immigration et anti-islam. C’est donc l’idéologie fémonationaliste qui permet de comprendre pourquoi Meloni ne brandit la bannière des droits des femmes que lorsqu’il s’agit de diaboliser les hommes immigrés (comme elle l’a fait pendant cette campagne électorale en postant la vidéo d’un demandeur d’asile violant une femme), ou de proposer des politiques de conciliation famille-travail qui permettraient aux femmes italiennes d’avoir plus d’enfants, afin de contrer la supposée fécondité excessive des femmes musulmanes qui menacent d’islamiser l’Europe, comme Meloni le répète depuis des années.
Pour les mouvements nationalistes, en effet, les femmes ne sont centrales qu’en tant que « mères », c’est-à-dire en tant que reproductrices biologiques et culturelles de la nation. À ce titre, pour les nationalistes, les femmes doivent être protégées de la menace sexuelle (ainsi qu’économique, culturelle et politique) que représenterait l’homme étranger. Pensez à l’iconographie nationaliste à ses débuts, lorsque la nation était représentée avec des traits féminins pour naturaliser le projet politique chauvin. Bien que la nation soit un produit historique et social, sa naturalisation permet et renforce sa légitimité, car son caractère supposé naturel implique sa nécessité et son immuabilité, ainsi qu’un devoir de loyauté.
L’identification de la nation avec la mère (mère-patrie) et le nid familial (terre natale) permet de représenter la nation comme une source d’identité, un objet qui exige un devoir de loyauté et de dévouement. Fratelli d’Italia reproduit à la lettre l’iconographie fémonationaliste et familialiste dans laquelle la référence à la famille et au corps féminin sert à évoquer l’idée de « genèse », de « naissance » et de « lignée ». Cela va du choix du nom du parti – en français “frères d’Italie », une référence explicite à l’hymne national – qui invoque une communion uniquement entre hommes (frères), mais qui est ensuite représentée par un corps féminin (le visage de Meloni placardé sur toutes les affiches du parti), à l’invocation constante du patriotisme italien comme objet d’identification, de dévotion et de gratitude. Toute l’imagerie et le programme politique de Meloni, y compris ses gestes opportunistes en faveur des droits des femmes, sont fonction de la mobilisation de l’identité nationale-raciste contre les étrangers. Il n’est pas surprenant que Meloni se soit prononcé avec force contre le projet de loi sur le ius soli, qui permettrait aux enfants d’immigrant·e·s né·e·s en Italie d’obtenir la citoyenneté de plein droit. Même la bataille menée par Fratelli d’Italia contre la prestation appelée « revenu de citoyenneté » pourrait être lue selon une grille anti-immigration. Lorsque Meloni retire une source minimale de survie comme le revenu de citoyenneté aux chômeurs-euses, qui ont peu de chances de trouver un emploi décent, elle sait pertinemment qu’elle les met dans la situation d’être contraint·e·s d’accepter des emplois précaires et mal payés, c’est-à-dire ceux auxquels les immigré·e·s se sont toujours résigné·e·s par manque d’alternatives. Bien qu’elle soit présentée comme une mesure visant à valoriser le travail en tant que source d’épanouissement humain, la suppression de l’allocation de revenu de citoyenneté semble alors destinée à nationaliser autant que possible le profil démographique de la main-d’œuvre soumise au chantage, et à renforcer l’idée du travail en tant que devoir social (qui était caractéristique du fascisme), sans aucune discussion sur les conditions indignes auxquelles les travailleuses-eurs sont soumis·es dans le contexte actuel. Mais il y a plus encore. Bien que Meloni parle d’introduire des mesures en faveur de la natalité, la suppression de l’allocation de revenu de citoyenneté signifierait également une nouvelle réduction des taux de natalité, étant donné que les femmes pauvres qui reçoivent cette allocation – selon des études récentes – sont plus susceptibles d’avoir des enfants. L’obsession national-raciste (et post-fasciste) de Fratelli d’Italia risque donc ici de pénaliser les femmes mêmes que Meloni prétend vouloir aider.
Instrumentale
Le fait que l’invocation de la centralité des femmes soit, après tout, purement instrumentale dans un cadre fondamentalement raciste et anti-immigré·e·s a été bien compris dès que Meloni a posé le pied au parlement en tant que cheffe du gouvernement. Dès son entrée dans les allées du pouvoir, elle s’est entourée d’hommes dans les ministères clés, ne faisant appel qu’à un très petit nombre de femmes pour diriger des ministères considérés comme secondaires. Dans son discours d’investiture, elle a cité les prénoms des femmes qui, selon elle, ont construit l’échelle qui lui a permis de briser le plafond de verre, mais sans mentionner leurs noms de famille ; quant au seul député de l’hémicycle auquel elle s’est adressée de manière informelle, il s’agit du syndicaliste italo-ivoirien Aboubakar Soumahoro. Dans les deux cas – dans celui des femmes précurseures, appelées seulement par leur prénom, et dans celui du seul député noir, auquel elle n’a pas daigné s’adresser formellement – Meloni a fait preuve du paternalisme et du mépris (mal dissimulés, sous l’apparence de la familiarité) que les patriarches et les patrons ont toujours manifestés à l’égard des femmes, des travailleurs-euses et des migrant·e·s. Dans les mois à venir, il faudra constamment nous rappeler que les initiatives législatives les plus rétrogrades de Meloni seront probablement consommées dans l’entrelacement des politiques de genre, d’immigration et de travail. Enfin, pour réitérer l’idée que le pouvoir, après tout, est encore une entreprise masculine, Meloni n’a pas tardé à insister pour qu’on l’appelle il presidente, avec l’article masculin et non féminin, comme pour rassurer l’entourage et la base du parti que son sexe ne constitue pas une menace, mais qu’il renforce plutôt les symboles patriarcaux du leadership. Un peu comme Elizabeth I il y a plus de quatre cents ans, près d’un demi-millénaire plus tard, Meloni souligne ainsi que si son corps biologique est féminin, son corps politique est fermement masculin (et blanc). Il nous faudra veiller à ce que ses politiques ne fassent pas reculer les progrès obtenus par les femmes d’autant d’années.
*
Article initialement publié en italien dans Jacobin Italia, puis en anglais dans Jacobin.
Traduit par Charlène Calderaro pour Contretemps.
Image : affiche de campagne de Giorgia Meloni défendant la « famille traditionnelle » (source : Wired)