« Je crois beaucoup en l’intelligence collective (…) notre pays ne manque ni d’expertise, ni de savoir, ni de talent. » Voilà comment la première ministre Sophie Wilmès a présenté le Groupe d’experts en charge de l’Exit strategy (GEES), la « force vive qui doit guider le politique dans les décisions qu’il prend » pour organiser la sortie du confinement.
Le communiqué du gouvernement insiste sur le fait que le GEES est composé « d’éminents experts dans leur domaine respectif », qui travailleront « de manière technique sur base de leurs connaissances, notamment en termes épidémiologiques ».
Mme Wilmès, votre GEES, on n’en veut pas
Si ce groupe était composé uniquement d’épidémiologistes, de microbiologistes, d’infectiologues, de virologues et autres spécialistes du domaine médical, il n’y aurait rien à redire. Il serait absurde qu’un gouvernement confronté à une épidémie ou à tout autre problème dont la solution nécessite impérativement des connaissances en sciences naturelles ne se soumette pas aux avis donnés en toute indépendance par les meilleurs spécialistes.
Mais le GEES n’est pas composé uniquement de spécialistes de ces disciplines. On y trouve, aux côtés de celleux-ci, une juriste, un économiste spécialiste de l’innovation dans le secteur de la santé (Mathias Dewatripont, ULB), le gouverneur de la Banque nationale (Pierre Wunsch), un grand patron (Johnny Thijs, Electrabel, etc.) et la secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (Céline Nieuwenhuys).
Experts en quoi, au service de qui ?
Le communiqué du gouvernement précise que « les aspects économique et social seront aussi abordés ». Voilà qui est très révélateur du mécanisme qui est en train de se conforter sous nos yeux et qui consiste à utiliser des experts scientifiques pour cautionner une politique et dissimuler son caractère de classe.
Pour rappel, Pierre Wunsch a travaillé chez Tractebel de 2001 à 2004 et chez Electrabel de 2004 à 2008, après quoi il a été chef de cabinet de Didier Reynders de 2008 à 2011. C’est donc un acteur clé de la gestion néolibérale de la « crise financière » et, plus largement, de la politique fiscale qui fait le bonheur des riches dans ce pays.
Pour rappel aussi, Johnny Thijs, champion des mandats d’administrateur, s’est notamment illustré en tant qu’administrateur-délégué de La Poste de 2002 à 2013, après quoi il est devenu président d’Electrabel. Demandez aux travailleurs et travailleuses de La Poste comment Thijs « aborde l’aspect social » et vous comprendrez immédiatement que Wunsch et lui constituent le duo néolibéral rêvé pour utiliser la pandémie comme prétexte d’une « stratégie du choc ».
Ce n’est pas le Professeur Dewatripont qui proposera une alternative : il suffit de parcourir la liste des publications de l’Institut i3H qu’il dirige pour s’en apercevoir. Le Professeur s’intéresse aux partenariats public-privé dans le domaine biomédical, à la manière dont la combinaison marché/régulation favorise les performances et la collaboration entre firmes biopharmaceutiques et, plus récemment, aux tests de Covid-19 permettant de remettre au plus vite les travailleurs/euses au boulot.
Il est possible que Mme Céline Nieuwenhuys apporte dans les débats du GEES une touche plus humaniste. Mais l’organisation dont elle est la secrétaire générale est une fédération d’employeurs. N’oublions pas que « l’existence sociale détermine la conscience », comme disait ce bon vieux Karl Marx…
Bref, la ficelle est très très grosse : le but du gouvernement de Mme Wilmès est de présenter son plan de sortie du confinement comme un plan fondé sur la Science (avec majuscule), et pas sur la politique. Donc de présenter les mesures pro-capitalistes que ce plan comportera plus que probablement comme objectivement nécessaires, et par conséquent incontestables.
Science sans conscience… ?
Les scientifiques font une double erreur. Même s’iels gardent toute leur liberté de parole, les épidémiologistes, virologues et autres spécialistes membres du GEES n’auraient jamais dû accepter de participer à cet organe dont la fonction essentielle est de (tenter de) maquiller la politique néolibérale en nécessité scientifique. Iels devraient s’en dégager au plus vite, sans quoi iels accréditeront l’idée que les chercheurs/euses sont toujours au service du pouvoir, ce qui est un des thèmes de prédilection des complotistes.
Rester dans ce GEES, de la part des scientifiques, c’est aussi accréditer le mépris de classe dont ce gouvernement fait preuve en affirmant tout simplement, par son geste, que les travailleurs/euses et allocataires sociaux.ales n’ont tout simplement « ni expertise, ni savoir , ni talent » à apporter à « l’intelligence collective ». Outre que cette affirmation est une insulte honteuse à la majorité sociale de ce pays, elle va à l’encontre de l’évolution nécessaire de la recherche dans le sens de la transdiciplinarité(1)La transdisciplinarité ne doit pas être confondue avec l’interdisciplinarité. La transdisciplinarité est la méthode de recherche qui part des questions posées par les groupes et mouvements sociaux, associe ceux-ci à la recherche, et leur offre ses résultats..
Voilà comment on glisse dans l’Etat fort
D’autres aussi devraient balayer devant leur porte. Ceux et celles qui se plaignaient des divisions communautaires, de l’inefficacité et de la paralysie du pouvoir politique en Belgique sont servi.e.s : il y a toujours neuf ministres de la santé, mais il n’y a qu’une seule politique, un gouvernement de droite minoritaire l’applique par pouvoirs spéciaux, il est appuyé par une sorte de Comité de salut public (avec des président.e.s de partis dont certain.e.s ne sont même pas député.e.s), et le contrôle parlementaire est éliminé sous prétexte de pandémie.
Rien de tout cela n’est stabilisé, mais attention : voilà comment on glisse vers un Etat fort. Mme Wilmès a d’ailleurs posé un geste supplémentaire dans ce sens en faisant à la télévision une communication digne d’une Présidente de cette Cinquième République française qui, rappelons-le, est née du coup d’Etat institutionnel du Général De Gaulle.
Passer du Covid à la Relance autoritaire, non merci !
Que faire ? Certain.e.s se plaindront de l’absence des organisations syndicales et des mutuelles, totalement exclues de ce Groupe d’expert.e.s. Nous ne pensons pas que ce soit la bonne réponse. La place des organisations du mouvement ouvrier n’est pas de s’asseoir dans cette galère corsetée par des pouvoirs spéciaux et pilotée par une capitaine néolibérale dont la réalisation la plus notable est ce Tax-shift en faveur des employeurs, qui a creusé un trou budgétaire de douze milliards d’Euros (avant la pandémie!).
Notre intelligence collective contre la leur
La concertation sociale est morte. Les patrons, la droite, ne font même plus semblant. Ils sont déjà plus loin dans l’attaque contre les 99%. Prenons en acte. Ils veulent la bagarre ? Ils l’auront. Mobilisons nos propres savoirs, nos propres expertises, nos propres expériences accumulées. Celles du monde du travail. Pour sortir du confinement, elles sont infiniment plus fines, plus pointues, plus adéquates que celles des expert.e.s du gouvernement. En effet, MM. Wunsch, Thijs et autres serviteurs du capital ne connaissent la réalité qu’à travers la lecture des comptes d’exploitation des entreprises.
Une grande bataille se prépare. Une bataille qui nécessite un alternative sociale, écologique, féministe, antiraciste, aux antipodes des lois du capitalisme. Il faut la préparer idéologiquement, en contestant l’hégémonie capitaliste. Les syndicats et les mutuelles en ont les moyens, s’ils le veulent. Convoquer avec le monde associatif un groupe d’expert.e.s alternatif, ou plutôt un réseau de terrain, qui fonctionne dans la transparence et communique vers la masse de la population par les médias et les réseaux sociaux pourrait être un premier pas. Ce premier pas prendrait toute sa signification s’il s’accompagnait d’un appel vers la masse des gens à constituer partout (par exemple autour des délégations syndicales, des maisons médicales, des antennes des mutuelles, etc.) des structures d’expert.e.s de base, des comités de contrôle et de contestation du déconfinement à la sauce des patrons.
Bye bye la concertation, place à la contestation !
Notes
Bien d’accord que le mot collectif est entendu de façon opposée à celle que tu défends.
Mais c’est toujours frontal : c’est eux contre nous.