Dans son dernier film, le réalisateur s’emploie à dénoncer le comportement brutal des dirigeants politiques européens durant la crise grecque de 2015. Une démarche fort louable. Mais il est regrettable qu’il passe sous silence un certain nombre d’éléments marquants de cette période.

Costa-Gavras est un grand cinéaste dont l’œuvre cinématographique indique un engagement permanent dans la lutte contre les injustices. Les films politiques qu’il a réalisés contribuent à lever le voile sur des périodes noires, dramatiques du XXe siècle : Z (qui porte sur les luttes politiques en Grèce au cours des années 1950), Missing (la dénonciation des méthodes répressives des dictatures du Sud de l’Amérique latine dans les années 1970 et le soutien que leur apportait le gouvernement des États-Unis), L’Aveu (dénonçant les procès staliniens dans le bloc soviétique), Amen (mettant en évidence la passivité, voire la complicité, du Vatican face aux crimes des Nazis et à l’holocauste), Le Capital (une dénonciation du capitalisme contemporain). Ces films font partie du patrimoine culturel commun de ceux et celles qui luttent pour mettre fin aux injustices.

Le film Adults in the Room enrichit cette œuvre et il est très positif qu’après Z, Costa-Gavras consacre à nouveau un film à des événements qui concernent la Grèce et qui ont secoué l’Europe en 2015.

Varoufakis, le témoin clé

La cible principale du film est le comportement brutal des dirigeants politiques européens à l’égard du gouvernement grec, leur acharnement à empêcher le gouvernement d’Alexis Tsipras de rompre avec l’austérité imposée par ces mêmes dirigeants européens à travers les mémorandums (Memorandum of Understanding ou MoU) qui, comme l’affirme Yanis Varoufakis dans le film, ont bénéficié aux grandes banques allemandes et françaises sur le dos du peuple grec.

Pour construire sa narration, Costa-Gavras a repris celle contenue dans le livre écrit par l’ancien ministre des Finances au point qu’il a donné à son film le même titre, Adults in the Room.

En s’appuyant sur le témoignage de première main de Varoufakis, Costa-Gavras a réussi à révéler au grand jour le comportement totalement antidémocratique des dirigeants européens. C’est un élément important.

Des éléments oubliés

Bien sûr, il est impossible de présenter en deux heures dans toute sa complexité ce qui s’est passé en Grèce et en Europe au cours d’une période de six mois. Néanmoins, il est regrettable que Costa-Gavras ait passé sous silence un certain nombre d’éléments marquants de cette période. Ainsi, il ne fait pas état des marques de solidarité qui se sont exprimées en Europe à l’égard du peuple grec à des moments clés des négociations. Varoufakis les mentionne pourtant dans son livre et il aurait été possible de montrer que pendant que se déroulaient d’interminables négociations à Bruxelles ou dans d’autres lieux (Francfort ou Athènes), avaient lieu des manifestations de soutien au peuple grec qui ont réuni des milliers de personnes. Varoufakis reconnaît lui-même que ces manifestations ont été fortes les rares fois où Tsipras et lui-même ont montré publiquement des signes de résistance à la Troïka. De même, il aurait été également fondamental d’insister davantage sur des citoyennes et des citoyens en Grèce alors que Costa-Gavras ne les montre qu’à travers les vitres de l’automobile dans laquelle se déplacent Varoufakis et Tsipras un peu après la formation du gouvernement à la fin janvier 2015.

Un peuple absent

À l’exception d’une scène où Varoufakis se trouve au restaurant avec des amis, le peuple est littéralement absent du film. Celui-ci a l’apparence d’un huis clos fait de discussions sans fin et Costa- Gavras a du mal à faire ressortir les étapes de la négociation. Même si le cinéaste affirme s’en tenir à la narration présentée par Varoufakis, deux éléments tout à fait fondamentaux sont présentés de manière profondément déformée. Le premier élément : Costa-Gavras fait comme si Tsipras et Varoufakis s’étaient opposés jusqu’au référendum de juillet 2015 à la poursuite du mémorandum alors que Varoufakis reconnaît que le 20 février et les jours qui ont suivi il a accepté au nom du gouvernement grec le prolongement pour une durée de quatre mois du mémorandum qui était en cours d’exécution et qui devait expirer à la fin février 2015.

Non seulement Tsipras et Varoufakis ont été d’accord de prolonger le mémorandum mais ils ont en outre poursuivi les privatisations auxquelles ils avaient promis de mettre fin et ils ont vidé les coffres de toutes les institutions publiques afin de rembourser les créanciers de la Troïka. Alors que Varoufakis explique dans son livre qu’il a proposé aux autorités chinoises de finaliser l’acquisition de l’ensemble du Port du Pirée et d’y ajouter la vente des chemins de fer grecs, il n’y est pas fait référence dans le film.

Une version trompeuse

Le second élément qui est déformé concerne la façon dont le noyau autour de Tsipras a réagi à la victoire du Non au référendum. Il faut rappeler que Tsipras en convoquant le référendum pour le 5 juillet avait appelé le peuple grec à voter pour le Non afin de refuser les exigences des créanciers. Dans une des scènes finales du film on voit Tsipras et ceux qui l’entourent se féliciter avec enthousiasme de la victoire du Non alors que Varoufakis explique lui-même qu’il est convaincu que Tsipras misait sur la victoire du Oui afin d’avoir la légitimité pour capituler. Donc ici Costa-Gavras a pris la liberté de ne pas suivre la narration de Varoufakis et de donner une version trompeuse de ce qui s’est passé réellement. La vérité est que Tsipras a été surpris par la volonté du peuple grec de résister encore une fois aux créanciers en votant pour le Non à plus de 61 %. Plusieurs témoins clés sont formels : quand Tsipras et son entourage ont appris la victoire du Oui ils n’ont manifesté aucun enthousiasme. Zoé Konstantopoulou, présidente du parlement grec et, à ce moment-là, amie de Tsipras, le dit très clairement. Varoufakis d’ailleurs ne prétend pas le contraire.

Une liberté oubliée

Par contre, sur un autre point, Costa-Gavras a décidé de respecter la narration de Varoufakis qui dans son livre de 500 pages ne fait aucune mention de l’audit de la dette grecque qui était en cours en Grèce pendant le premier semestre 2015. Pourquoi Costa-Gavras qui a pris la liberté d’inventer de toutes pièces une scène de célébration de la victoire du Non n’a-t-il pas exercé sa liberté de créateur pour ajouter dans son film les travaux de la commission pour la vérité sur la dette grecque, commission créée par la présidente du parlement avec le soutien officiel de Tsipras et de Varoufakis ? Alors que le thème de la dette est présent de manière permanente dans le film, pourquoi omettre l’existence des travaux de cette commission alors que celle-ci retenait toute l’attention d’une partie importante du peuple grec ? C’est d’autant plus surprenant et décevant que dans le générique Costa-Gavras fait référence au film L’audit de la dette grecque réalisé par le cinéaste Maxime Kouvaras en collaboration avec le CADTM. Ce documentaire, cité par Costa-Gavras, est entièrement consacré aux travaux de la commission ainsi qu’à la solidarité qui s’est exprimée en Europe en soutien au peuple grec. Il revient aussi sur le non-respect par Tsipras de la volonté populaire exprimée lors du référendum du 5 juillet 2015.

Une image lissée

D’autres critiques peuvent également être adressées au film : le comportement de la directrice du FMI, Christine Lagarde, et l’attitude d’Emmanuel Macron, ministre de l’Economie de l’Industrie et du Numérique du gouvernement Valls sont présentés de manière erronée. Costa-Gavras dresse d’eux un portrait de personnes respectueuses de la volonté du gouvernement grec et faisant preuve d’empathie à l’égard du peuple grec alors qu’en réalité les deux faisaient front avec les autres dirigeants européens pour mettre le gouvernement grec au supplice et détruire les espoirs de son peuple.

Les critiques que je viens d’exprimer ne m’empêchent pas de remercier Costa-Gavras d’avoir consacré un film au traitement totalement inique auquel a été soumis le gouvernement et le peuple grecs en 2015. Cela offre l’occasion une fois de plus de débattre des leçons à en tirer et de la stratégie à adopter pour éviter qu’un tel désastre ne se reproduise. J’aurais évidemment préféré que le film montre qu’un autre scénario était envisageable et qu’il était possible de vaincre le comportement antidémocratique et les politiques austéritaires dictés par les créanciers.

Publié dans Le Soir.