Le dimanche 2 octobre 2022, un des nôtres, Fons Van Cleempoel (3 juillet 1947 – 2 octobre 2022) est décédé à l’âge de 75 ans. Fons était un militant exceptionnel du mouvement ouvrier, le type même du militant de gauche professionnel.
Pendant longtemps, il a également participé activement aux différentes étapes de structuration qu’a connues la section belge de la Quatrième Internationale dans l’après-guerre. Fons a surtout été actif pendant de nombreuses années dans le syndicat et l’antifascisme, mais aussi de bien d’autres façons et dans d’autres domaines. Par conséquent, il a été une source d’inspiration pour beaucoup. Pour moi personnellement, il fut vraiment un maître à penser.
Entrisme
Déjà très jeune, Fons s’est engagé dans la solidarité avec la lutte du peuple algérien contre l’oppression colonialiste française en 1962. Cet engagement s’est traduit par son adhésion à la Fédération des étudiants socialistes de Belgique (FESB), l’organisation des étudiants – alors bilingue et unitaire – du Parti socialiste belge (PSB) qui se séparera plus tard entre PS francophone et SP en Flandre (ancêtre du SPA et de Vooruit aujourd’hui). Il faut dire qu’à l’époque, la « guerre froide » faisait rage et qu’il était très compliqué d’assumer une position de gauche radicale. Pour cette raison, les sections européennes de la Quatrième Internationale avaient adopté une politique « d’entrisme » (infiltration) dans les principaux partis ouvriers existants. L’objectif était de maintenir le contact avec les forces réelles et matérielles au sein du mouvement ouvrier et, si possible, de les influencer de manière substantielle. En Belgique, cela signifiait l’entrée dans le PSB et son organisation de jeunesse : en Belgique francophone les Jeunes Gardes Socialistes (JGS), en Flandre les Jongsocialisten et, en plus, donc la FESB. C’est grâce à cette FESB que Fons fut fortement influencé par des camarades comme Guy Desolre, Emile Van Keulen et surtout Ernest Mandel. Leurs idées révolutionnaires anticapitalistes et internationalistes – exprimées, entre autres, dans leur soutien à la résistance algérienne – l’ont fortement impressionné.
Valse d’exclusions
À peine quelques années plus tard (en 1964), le congrès du PSB allait décider de se débarrasser des opposants de gauche influents dans ses propres rangs. Lors d’un « Congrès d’incompatibilité », les travailleurs des hebdomadaires de gauche La Gauche et Links ont été exclus du PSB, tout comme les membres de la JGS. La Gauche a ensuite claqué la porte avec fracas alors qu’une majorité de la rédaction de Links choisissait de rester au sein du parti et que seule une minorité avait démissionné. La JGS militante (et francophone) a quitté le parti dans le même mouvement que La Gauche, tandis que de leur côté les Jeunes Socialistes (flamands) y sont restés. Parmi les étudiants de la FESB unitaire-belge, il semblait y avoir une majorité de gauche militante – y compris les « entristes » de la Quatrième Internationale qui eux aussi ont quitté le PSB. En résumé, du côté francophone, il y avait une écrasante majorité de gauche exclue parmi les étudiants de la FESB, ainsi que de la JGS. Du côté flamand, il n’y avait une telle majorité que parmi les étudiants de la FESB. C’est pourquoi, en 1965, la gauche exclue a décidé de refonder le SJW (alter ego de la JGS en Flandre) afin de renouer avec une forte tradition historique.
Refondation du SJW
Avant la Seconde Guerre mondiale, le Parti ouvrier belge (POB) unitaire avait une organisation de jeunesse belge unitaire : Jeunes Gardes Socialistes – Socialistische Jonge Wacht, fondée à la fin du 19ème siècle. Ces militants étaient très actifs, assez indépendants et souvent en rupture avec la ligne du parti : farouchement antimilitaristes – dans la tradition du « fusil brisé » – farouchement antifascistes et très critiques vis-à-vis du principe de participation gouvernementale social-démocrate. Naturellement, pendant la Seconde Guerre mondiale, les occupants allemands ont dissous et interdit cette organisation. Après la guerre, ce n’est que du côté francophone que la JGS s’est reconstituée, toujours aussi militante et critique envers son parti tutélaire, le PSB. Du côté néerlandophone, le BSP a fondé une nouvelle organisation de jeunesse respectueuse du parti et de la loi : les Jeunes Socialistes. Par conséquent, après la guerre, le SJW n’existe plus du côté néerlandophone. Comme mentionné, les jeunes exclus de gauche ont donc décidé en 1965 de rétablir le SJW néerlandophone. Au début, il n’y avait que des noyaux à Gand (avec Eddy Labeau, André Carlier, Josiane et d’autres) et à Anvers (avec Fons Van Cleempoel, Michel Morantin, Frank De Smet, Dora Mols, Inez et Kris Van Gijsel et d’autres). Avec la JGS, le SJW allait ensuite reconstruire une organisation nationale très active (marches anti-nucléaires, comité Vietnam, etc.) qui s’est également fait connaître au niveau international – notamment en organisant en 1967 « la conférence de Bruxelles », avec les Jeunesses communistes révolutionnaires françaises (JCR), les Néerlandais, les Italiens et les Sozialistische Deutsche Studenten (SDS) allemands, invitant Rudi Dutschke, entre autres – avec lequel un week-end de solidarité avec le Vietnam allait être organisé à Berlin en février 1968 où il y eut 30 000 participants ! C’est ainsi que la gauche exclue – avec Fons dans ses rangs – a continué à suivre son propre chemin.
Nouvelle avant-garde large
Ce parcours n’avait rien d’exceptionnel : au milieu des années 1960, la social-démocratie traditionnelle allait s’intégrer de plus en plus dans les structures existantes des États capitalistes d’Europe occidentale alors que dans le même temps, la jeune génération du baby-boom s’orientait de plus en plus nettement vers la gauche radicale. Or pour cette génération, les partis communistes n’étaient plus aussi attrayants qu’ils avaient pu l’être, tant ils étaient associés au caractère répressif et bureaucratique du régime soviétique dévoyé par les staliniens. En conséquence, on assistait à l’émergence de ce que la Quatrième Internationale décrivait comme une « nouvelle avant-garde large », qui trouvait une audience certaine parmi les jeunes étudiants et les travailleurs. Dans les années qui ont suivi, cette « nouvelle avant-garde élargie » s’est manifestée par des actions de plus en plus importantes, dans un nombre croissant de domaines – des luttes ouvrières et étudiantes à la résistance à la guerre et au fascisme, en passant par la solidarité avec les révolutions anticoloniales à Cuba, au Vietnam, en Angola, etc. Sans oublier le féminisme et le mouvement de libération des homosexuels. Chaque fois, elle se dressait aux côtés et en opposition à ce qu’on nommait « les appareils établis » des syndicats et des partis. L’épisode emblématique de Mai 68 est alors considéré (mais il est loin d’être le seul) comme « l’aboutissement » le plus connu des luttes de cette « nouvelle avant-garde large » contre l’approche patriarcale et bureaucratique de ces « appareils établis ».
De le JGS à la LRT
Il était inévitable qu’une organisation de gauche radicale comme la JGS non seulement joue un rôle de premier plan dans ce domaine, mais aussi qu’elle connaisse un développement significatif. Par conséquent, le JGS, d’abord organisation de jeunesse, allait s’intégrer à plusieurs initiatives, toutes visant à unir les forces révolutionnaires-socialistes en Belgique. Après toutes sortes de péripéties, la Ligue Révolutionnaire des Travailleurs (LRT qui devint plus tard POS, LCR, et aujourd’hui Gauche anticapitaliste), vit le jour en 1971. Dans les archives de Fons – qui peuvent être consultées (en flamand) à l’AMSAB – Institut d’histoire sociale – l’ensemble de cette évolution peut être reconstitué en détail.
Militant professionnel
Fons était donc devenu un marxiste convaincu, qui pouvait par lui-même comprendre et interpréter aisément les méandres de la politique internationale et nationale, et pouvait également transmettre ses idées aux autres. Personne ne reste éternellement étudiant, bien sûr, Fons non plus.
Après quelques années d’enseignement, Fons ira travailler comme fonctionnaire à la ville d’Anvers, plus précisément comme assistant au Volkskundemuseum (Musée de folklore depuis 2007 fusionné avec le Museum aan de Stroom – Musée à la Rivière – ou MAS). En tant que militant professionnel accompli, Fons faisait naturellement bien plus qu’occuper une fonction au musée : il a rejoint le travail syndical de la CGSP-ALR-Anvers (le syndicat socialiste du personnel municipal d’Anvers). Là-bas, il a rapidement commencé à se faire remarquer, pour plusieurs raisons.
Pour commencer, Fons était un personnage haut en couleur. Il se promenait invariablement, hiver comme été, la chemise déboutonnée, ce qui a rapidement amené les hommes du « chariot à poussière » (le service de nettoyage de la ville, donc) à le surnommer « Fons Nus », ce dont il semblait assez fier. Il y avait aussi son talent d’orateur, associé à une logique solide comme le roc qu’il déployait avec virtuosité à chacune de ses prises de parole. Les réunions et assemblées syndicales, qui se déroulaient sous sa présidence inspirée, sont progressivement devenues des lieux de rencontre et des petits bastions combatifs pour syndicalistes de gauche très motivés. Petit à petit, ceux-ci se sont également dirigés vers des structures syndicales plus fédératrices, pour y faire entendre leur voix.
Leader de la grève
Le syndicalisme de Fons ne se limitait pas à ces activités plutôt internes. En tant que représentant principal du personnel des musées, il a joué un rôle déterminant dans l’instigation de grèves répétées contre le manque persistant de personnel dans les musées de la ville. En agissant ainsi, Fons et les militants qui l’entouraient n’ont pas souvent attendu l’approbation officielle de la direction du syndicat. Lors d’une de ces grèves (apparemment spontanée, mais en fait très bien préparée), je lui ai demandé ce que le secrétaire de l’époque, Guy Lauwers, pensait réellement de celle-ci. La réponse de Fons fusa, éloquente : « Ben, Guy l’apprendra par la gazette, tiens ! ». Inutile de dire que ces actions ont rendu notre camarade impopulaire auprès de certains échevins du conseil municipal. Certains ont aussi sous-entendu que ces actions du personnel des musées étaient de nature corporatiste.(1)Le corporatisme est une forme d’égoïsme de groupe, où l’on ne défend que les intérêts d’un groupe ou d’une catégorie étroite au sein d’un effectif plus important. Pourtant, c’est une erreur. Le mérite principal de ces actions dans les musées a été de créer un rapport de forces qui a également profité à d’autres secteur du personnel communal.
Point de basculement
À partir du début des années 1970, le vent a commencé à tourner. Les raisons sous-jacentes en ont été expliquées en détail par l’économiste marxiste Ernest Mandel dans son livre Le Troisième Age du Capitalisme. Mandel a affirmé que la longue vague ascendante du développement capitaliste d’après-guerre touchait à sa fin. Il a prédit un retournement relativement rapide vers une « vague longue » avec des tendances à la stagnation. De nombreux économistes établis se sont carrément moqués du marxiste Mandel, jusqu’à ce que… le retournement de situation se manifeste de manière évidente après la soi-disant « crise du pétrole » de 1973. Les conséquences de ce revirement mondial ne se sont pas arrêtées là. Au Chili, le général Pinochet avait pris le pouvoir le 11 septembre 1973 et avait immédiatement développé sa « stratégie du choc » en se lançant dans une politique radicale et néolibérale aux dépens des travailleurs, couplée à une répression meurtrière à grande échelle. Le spectre du fascisme était ainsi réapparu. En même temps, il y avait des luttes qui eurent une résonance mondiale, comme l’occupation par les étudiants grecs (en novembre 1973) des écoles polytechniques d’Athènes et de Thessalonique pour protester contre le régime des colonels. Auparavant, il y avait eu la résurgence et le renouveau de la lutte de libération palestinienne. Des initiatives de solidarité ont aussitôt vu le jour dans le monde entier, avec le Chili, la Grèce et la Palestine, parmi beaucoup d’autres. C’était aussi le cas à Anvers, et Fons était impliqué dans chacune d’entre elles – dans la ville d’Anvers elle-même, mais aussi dans la banlieue d’Ekeren (qui n’avait pas encore fusionné à l’époque), où il vivait.
Antifascisme
Il est vite apparu qu’il ne suffisait pas de proposer de l’aide aux exilés chiliens (même si c’était nécessaire, bien sûr !) ou d’organiser diverses manifestations. Il fallait en faire plus pour faire face à la montée imminente des tendances fascistes. Fons connaissait très bien les analyses de Trotsky sur le fascisme et sa stratégie pour le combattre. Il était donc convaincu que le seul moyen de repousser le monstre fasciste était d’unir aussi rapidement que possible le mouvement ouvrier et la gauche organisée. S’opposant à tout sectarisme, Fons a pris l’initiative, avec Rudolf Rysbrack (alors actif dans les Jeunes Socialistes), Ed Steffens (alors actif dans plusieurs mouvements de solidarité) et d’autres, de fonder le Front Antifasciste (FAF). Pour Fons, deux choses étaient vitales pour l’action de ce FAF : la visibilité dans les rues d’un antifascisme de masse (en organisant des manifestations annuelles de masse) et la participation active du mouvement ouvrier à celui-ci. Ce qui fut exprimé comme suit dans la déclaration de principes du FAF : [la lutte antifasciste est] « inséparable de la lutte contre (les excès du) capitalisme partout dans le monde ». Impliquer le mouvement syndical fut la réussite de Fons grâce à ses excellents contacts avec les principaux dirigeants de la CGSP et de la FGTB à Anvers. Ces deux aspects se sont naturellement renforcés l’un l’autre. Au début des années 1990, le FAF s’est transformé en un mouvement d’adhésion (ce qui n’a pas plu à Fons), ce qui l’a ensuite mené à dépérir tranquillement. Parallèlement au FAF, la Fondation Antifascisme (SAF), rebaptisée plus tard au Steunpunt Anti-Fascisme (Centre de soutien antifasciste), a été créée en 1983 dans le but de « soutenir les initiatives antifascistes nouvelles et existantes ». Fons s’y est une fois encore impliqué. Entre autres, en fournissant l’introduction à une journée d’information sur la résistance et la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale en 2019 et en clarifiant à nouveau en 2020 pourquoi l’antifascisme est et reste nécessaire aujourd’hui.
Résister à la politique d’austérité
Le tournant néolibéral n’a pas seulement apporté des dangers antidémocratiques et un déclin social. Il fut aussi l’occasion de tester la résistance du mouvement social en Belgique. En 1977, par exemple, les deux grands syndicats FGTB et CSC ont organisé une campagne contre les plans d’austérité du gouvernement Tindemans. Les grèves provinciales successives du vendredi ont forcé le gouvernement à démissionner. Aujourd’hui, on peut à peine imaginer l’impact de ces « grèves du vendredi ». La campagne a commencé dans les provinces d’Anvers et de Liège, où la vie publique s’est complètement arrêtée. À Anvers, même les policiers communaux (organisés par la CGSP-ALR) ont cessé le travail en masse. Par conséquent, la circulation aux carrefours était réglée par des militants syndicaux portant des brassards rouge-vert. Comme l’a fait remarquer Fons après la démission du gouvernement, « il est impossible de gouverner contre la volonté des syndicats ». Malheureusement, le militantisme uni du front commun des syndicats s’effritera dans les années suivantes.
Un gouvernement des « pouvoirs spéciaux »
En 1976 s’est déroulée en Belgique la grande opération de la « fusion des communes » à l’échelle nationale. En conséquence, les dettes des communes fusionnées ont été reprises par l’État belge. Cependant, pour des raisons politiques, la fusion de la ville d’Anvers avec sept municipalités périphériques a été reportée à 1983. À cette époque, le gouvernement Martens-Gol-Verhofstadt était au pouvoir ; un gouvernement qui utilisait les « pouvoirs spéciaux » pour mener sa sévère politique d’austérité. L’Arrêté Royal n°110 – appelé « AR Nothomb » – a imposé à toutes les municipalités la réalisation d’un budget équilibré. D’une part, cette politique signifiait une collision frontale avec le concept « d’autonomie municipale » et, d’autre part, une attaque non déguisée contre le bastion syndical de la CGSP à la ville d’Anvers. Fons, avec d’autres syndicalistes, allait se pencher sur ces deux questions.
Plan d’assainissement
Ils ont vite compris qu’il était nécessaire de sensibiliser le public à grande échelle. Ils y ont travaillé à plusieurs niveaux. D’une part, une alternative bien pensée à la réorganisation des finances de la ville d’Anvers a été élaborée – l’alternative CGSP – dans laquelle Fons apporta sa contribution majeure. Les points d’accroche de cette alternative étaient, d’une part, l’introduction d’un moratoire sur le paiement des intérêts de la dette de la ville et, d’autre part, l’imposition d’un prêt de crise forcé aux entreprises, aux banques et aux holdings. Un journal d’action de la CGSP a été associé à ce plan alternatif avec une campagne de sensibilisation du personnel municipal et enseignant et de la population. En outre, la CGSP-ALR-Anvers a également lancé son propre magazine en 1982 avec De Basis (La Base). Ce magazine ne se contentait pas de traiter les thèmes syndicaux habituels, il a également accordé une grande attention à des problèmes sociaux plus larges, comme l’importance de l’autonomie municipale, l’antifascisme et l’antiracisme, la solidarité internationale, etc. Fons allait également rédiger plusieurs articles sur des thèmes culturels pour De Basis. Toutes ces initiatives réunies ont construit une base solide pour l’inévitable confrontation qui allait suivre avec le gouvernement des pouvoirs spéciaux.
La grève de septembre et le comité de grève
En septembre 1983, la CGSP d’Anvers a présenté son alternative au plan d’assainissement local. Le même mois, une grève spontanée a éclaté parmi les cheminots de Charleroi contre la politique d’austérité du gouvernement de procuration. Cette grève s’est rapidement étendue à tous les services publics de Belgique. L’action spontanée a également obtenu un programme concret et de grande envergure à Anvers avec l’alternative de la CGSP. Cela a suscité un grand enthousiasme – un enthousiasme qui s’est également traduit sur le plan organisationnel. Poussée par ce que le POS (ancêtre de la Gauche anticapitaliste) décrivait comme la « gauche syndicale » parmi le personnel de la ville et l’éducation communale, la grève fut organisée par un comité de grévistes, composé de militants et de secrétaires (et donc pas par les structures syndicales existantes). Dans ce comité de grévistes, Fons, comme d’habitude, a rempli son rôle d’animateur et d’instigateur. L’impact du comité de grève était si important que la grève dans la ville d’Anvers a duré plus longtemps qu’ailleurs. Grâce en partie à ce dynamisme, la décision de payer les salaires des fonctionnaires après le travail effectué (et non à l’avance) n’a pas été appliquée par le conseil municipal d’Anvers. Malheureusement, cette victoire locale et partielle n’a pas pu empêcher la grève de se solder par une défaite globale, principalement parce que l’action n’a pas été généralisée au secteur privé, tandis que le PS, alors dans l’opposition, est resté silencieux au balcon.
Construire l’unité
Le tournant déjà mentionné du milieu des années 1970, associé à des défaites sociales et politiques successives (aggravées par l’implosion de l’Union soviétique en 1992), allait provoquer une soi-disant « crise du militantisme » chez une part croissante de militants de la gauche radicale. Les organisations de la gauche radicale, comme le POS et le PTB, ont alors durablement perdu de leur influence, ce qui s’est exprimé, entre autres, par la baisse de la qualité de leurs publications, qui, selon Fons, « sont devenues presque physiquement illisibles : on n’a droit aux lectures du POS ou du PTB que si l’on est un masochiste avancé ». Pour ceux qui, comme Fons, avaient entre-temps gagné le respect et l’estime de tous, la tendance à agir de manière indépendante, « sans le poids de la petite gauche », était de plus en plus forte. On pense au plaidoyer d’Isaac Deutscher pour réduire l’activité militante « à la fonction d’un phare ». Cependant, Fons était trop viscéralement militant professionnel pour cela. Il est resté fidèle à son point de vue sur le besoin d’unité (ou au moins de coopération) à gauche. Cette volonté d’unité a pris différentes formes avec Fons. En 1982, par exemple, il a participé à une tentative (certes infructueuse) de création d’une station de radio progressiste avec FM2000, qui pourrait exprimer les opinions des syndicats et des partis ou groupes politiques de gauche à un public plus large. À Ekeren, où il a vécu, il a soutenu le fonctionnement de l’Ekerse Vooruitstrevende Aktiegroep EVA – Groupe d’action progressiste de Ekeren – une tentative locale de formation d’un front de gauche. En arrière-plan, Fons était également impliqué dans l’Alliance de la gauche écologique (ELA) – également connue sous le nom de « Liste d’unité d’Anvers » – qui comprenait des écologistes comme Mieke Vogels et Eddy Boutmans en plus des membres de la LRT et du PCB. En outre, Fons a également entretenu de bons contacts avec des personnes du SP et du PCB. Enfin, à partir de 1981, Fons a commencé à s’intéresser à la « pensée libre organisée ». Il a étudié non seulement les rouages et les racines de l’Humanistisch Verbond – Ligue humaniste – mais aussi ceux des Francs-Maçons. Mais il continuera à garder de fortes réticences pour le caractère et le goût du secret de ces derniers, pointant que « ce n’est probablement pas une coïncidence si l’étude sur les francs-maçons écrite par Trotsky en prison est restée introuvable jusqu’à aujourd’hui. »
L’impact du « Dimanche Noir » et du « Plan Global »
Le 24 novembre 1991 est resté dans les mémoires comme le « dimanche noir » où le Vlaams Blok, fasciste et raciste, a réalisé une percée électorale en Flandre.
À gauche, cela a provoqué une avalanche d’initiatives, comme la pétition Objectief 497 917 lancée par le PTB, le groupe de citoyens Charta ’91 et le mouvement politique Regenboog (soutenu par le POS et le PCB flamand). À Anvers, AJOKAR – le comité d’action des jeunes contre le racisme – a organisé une grève des écoles et une manifestation de protestation à laquelle 10.000 jeunes ont participé. Avant les élections, un deuxième plan d’assainissement a été imposé à la ville d’Anvers par le gouvernement flamand jaune-rouge, qui a exigé le « dégraissage des services public » (4.000 fonctionnaires municipaux). À peine deux ans plus tard, le gouvernement fédéral jaune-rouge Dehaene a lancé son « Plan global », un plan d’austérité drastique, introduisant l’indice santé et un gel des salaires. La colère du mouvement syndical était énorme. À l’époque, les états-majors syndicaux de la FGTB et de la CSC participaient à un congrès international à Madagascar, ce fut la voie royale pour la « nouvelle avant-garde large » au sein du mouvement syndical.
Des grèves ont éclaté partout, qui ont très vite préfiguré – selon les mots de Rosa Luxemburg – une dynamique de grève générale. La politique anversoise, dominée pendant des décennies par une coalition jaune-rouge, a commencé à tanguer : un conseiller chrétien-démocrate a fait défection pour rejoindre l’opposition libérale et un conseiller du SP.A a même adhéré au Vlaams Blok. La majorité jaune-rouge n’avait plus qu’un seul siège de majorité. À l’intérieur du SP anversois aussi, les choses ont commencé à bouillonner. Le groupe dissident Multatuli a commencé à chercher un renouveau de style social-démocrate. Le petit groupe entriste Vonk (dont fait partie Erik De Bruyn) a essayé d’augmenter son impact grâce à « De Rode Wig » – le Coin Rouge. La conseillère du SP Patsy Sörensen, cofondatrice du groupe d’action Payoke, se heurtait frontalement aux « barons » de la direction du PS et finira par quitter le parti. Des initiatives sont alors élaborées au sein du POS pour tenter d’unir la dissidence en pleine expansion en un « nouveau mouvement politique de gauche ».
BSV
Après de nombreuses discussions et débats, le Mouvement pour le renouveau social (BSV) a finalement été fondé, avec Sörensen, des membres du POS et du PCB, les dirigeants d’AJOKAR (Nadine Peeters et Remko Devroede), le journaliste Paul Goossens et de nombreux militants syndicaux, dont Fons. Bien entendu, le BSV avait aussi besoin d’un programme. Lors de son élaboration, la contribution de Fons allait se révéler extrêmement importante. Ses idées sur l’importance de défendre l’autonomie municipale et de proposer des alternatives de gauche aux plans d’assainissement des services communaux y ont trouvé place sans avoir besoin de beaucoup d’effort pour convaincre. Avec Koen Calliauw et d’autres, il a également réussi à marquer de son empreinte la partie culturelle du programme BSV. Lors des élections municipales de 1994, le BSV – via un cartel avec les écologistes d’Agalev – a obtenu trois membres élus (Patsy Sörensen, Nadine Peeters et le syndicaliste Louis « Lou » Wyns). Après les élections, une « coalition monstre » de tous les partis sauf le Vlaams Blok a été formée après six semaines de négociations difficiles. Il faut bien dire que Fons ne débordait pas d’enthousiasme pour le cartel avec les Verts. Dans l’ombre, il est néanmoins resté impliqué. Je me souviens de mes nombreuses conversations passionnées avec Fons pendant ces difficiles négociations.
MAS
Plus spécifiquement, Fons a également plaidé pour la création d’un musée sur l’histoire des luttes sociales à Anvers, proposition également incluse dans le programme BSV. Même si ce musée ne s’est jamais concrétisé, la réflexion autour de ce projet a servi de base pour créer le Museum aan de Stroom – Musée sur le courant, ou MAS (Fons n’avait pas trop confiance dans ce MAS et le considérait comme une tentative de « rationaliser » les musées urbains existants). Néanmoins, Fons a pu se réjouir par la suite que ce musée s’empare du débat autour de la colonisation belge du Congo et plaide pour une véritable décolonisation des musées en général.
Un engagement à toute épreuve
Militant acharné comme l’était Fons, on continuait de le croiser – malgré ses graves problèmes de santé – à toutes sortes de manifestations syndicales et, bien sûr, antifascistes. Il a également persévéré dans le partage de ses idées sur le plan politique. Par exemple, il est intervenu dans un grand débat organisé par la CGSP à l’occasion des élections municipales de 2018. Réagissant aux plaidoyers de la N-VA, de l’OpenVLD et (étonnamment) du SP.A pour supprimer les emplois statutaires ou « nommés à titre permanent » dans les services municipaux, soi-disant « pour garantir le payement des pensions », Fons a expliqué que c’est exactement le contraire : « Les pensions des fonctionnaires statutaires sont en fait payées par les employés statutaires actifs. S’il y a moins ou plus du tout d’employés statutaires actifs, c’est alors que ces pensions deviendront vraiment impayables. Il est donc préférable de pérenniser le recrutement statutaire. » Il n’est donc pas surprenant que Fons ait toujours défilé dans les rangs des syndicats lors de la « procession » du mouvement ouvrier d’Anvers le 1er mai.
Une cause à laquelle tous les militants issus du « trotskysme » attachaient une grande importance était aussi de « transmettre la mémoire de la lutte des classes ». Fons a concrétisé cela en utilisant ses connaissances muséales pour organiser une grande exposition au bâtiment syndical Bondsgebouw d’Anvers sur la « Grève du siècle » de l’hiver 1960-61, au sujet de laquelle il avait déjà rédigé une brochure. Bien sûr, Fons n’a pas non plus déserté les manifestations syndicales : en mai dernier, il était encore présent lorsque la FGTB a organisé une commémoration d’Albert Pot et Theophiel Grijp – deux syndicalistes assassinés par des fascistes en 1936. Entre toutes ces multiples activités, Fons a continué à réfléchir et à lire des ouvrages théoriques, retournant plus d’une fois aux livres du regretté Ernest Mandel.
Un dernier souvenir
La dernière fois que j’ai vu Fons, c’était il y a quelques mois, le lundi 8 août dernier. Il se tenait juste devant moi dans le kiosque à journaux de la gare centrale d’Anvers. Entre ses mains, trois journaux : De Morgen, De Standaard et Le Monde Diplomatique. « Ah ! cet increvable intellectuel de la classe ouvrière ! », me suis-je dit. Lui, quand il m’a vu, il a demandé : « Où vas-tu ? », en désignant mes bagages. « Au festival d’art et de poésie de Watou ». Et lui, avec cet humour à froid typiquement anversois, m’a répondu : « Bon, alors tu liras des poèmes à la prochaine réunion ?! »
Et pourquoi pas, me dis-je aujourd’hui…
Voici, en hommage à l’inlassable combativité de Fons, Prométhée moderne, un poème du 1er mai 1936 où Henriette Roland-Holst s’adresse aux puissants :
« Puissant !
Regarde ! Encore à moitié étourdis
par tes coups
Nous voilà à nouveau debout
redressés
contre toi,
de toutes nos forces :
Tu n’as pas gagné,
nous sommes de nouveau debout
inlassables, impénitents,
comme autrefois, comme toujours,
et nous te défions. »
Tout au long cette impénitente révolte permanente, tu continueras toujours, Fons, à nous accompagner !
Photo : rodedriehoek.be
Article traduit de sap-rood.org
Notes