Le séparatisme est-il devenu un mouvement de masse en Flandre ? C’est ce qu’affirme, avec amertume, l’historien Bruno de Wever dans une interview parue dans le quotidien De Standaard du 15 juin. Il est vrai que les deux partis flamands qui se revendiquent du séparatisme, la NVA néo-libéral et le VB d’extrême droite, ont à eux deux plus de voix (45%) que les autres partis. Je crois pourtant qu’il faut nuancer cette affirmation. Ce n’est pas parce que la majorité des Flamands ont voté pour la NVA ou le VB qu’ils veulent mettre fin à l’existence de l’État Belgique.
Bruno de Wever, frère de Bart, est un spécialiste du mouvement flamand et de la collaboration avec le nazisme. Il a publié en 1994 une étude fondamentale sur le parti nationaliste flamand d’avant-guerre VNV, le Vlaamsch Nationaal Verbond(1)De Wever (Bruno), Greep naar de macht, Vlaams-nationalisme en Nieuwe orde: het VNV,1994., qu’il a caractérisé comme une organisation intrinsèquement fasciste. Cela a suscité chez tous ceux qui ont des racines historiques et idéologiques avec ce parti, indignation et colère. On n’aime pas être associé à un passé criminel et on impute ce qu’ils appellent des faux pas à « l’idéalisme » au service des droits culturels flamands, quitte aux conséquences malodorantes. Les collaborateurs n’ont-ils pas combattu en Belgique une discrimination réelle et en Russie, les armes à la main, le communisme athée ?
L’idéologie flamande
Cet « idéalisme » est une des caractéristiques de l’idéologie flamande. Toute personne qui a eu des liens actifs avec le mouvent flamand, qu’il ait été démocrate, conservateur, fasciste, socialiste ou même communiste, est présenté comme un idéaliste, faisant partie d’une sainte alliance dans le combat pour la bonne cause nationaliste et sa participation à « l’éveil de son peuple » qui lui, était encore inconscient de sa tâche historique : devenir État (Volk wordt staat). Je mentionne que le marxiste Ernest Mandel est mentionné positivement dans la Nouvelle Encyclopédie du Mouvement Flamand publiée en 1998. Les collaborateurs poursuivis se sont, sans vergogne, présentés comme les vraies victimes de la Deuxième Guerre mondiale. N’est-il pas remarquable qu’un politicien comme Willy Kuijpers, ancien député pour la Volksunie, le parti petit-bourgeois flamand d’obédience démocrate né après la guerre, a négocié dans les années 1970 avec les autorités allemandes pour que des collaborateurs, dont des hommes qui ont fait la guerre dans les rangs de la Waffen-SS, reçoivent une pension.
Cette idéologie nationaliste, pas nécessairement séparatiste, qui domine depuis un siècle le paysage culturel nationaliste flamand et au-delà, est réapparue avec force depuis la droitisation néo-libérale et l’apparition de mouvements populistes en Europe, fleurissant sur l’humus de l’insécurité sociale.
Bruno de Wever a tourné le dos aux idées nationalistes flamandes de sa famille en évoluant vers la gauche, tandis que son frère Bart, le chef de la NVA, a échangé ses idées petites-bourgeoises qui caractérisèrent le milieu nationaliste flamand, pour des positions néo-libérales, plus en accord avec l’émergence d’un patronat moderne en Flandre qui s’oppose à la bourgeoisie traditionnelle belge et francophone en déclin.
Deux ennemis amis: la NVA et le VB
L’historien souligne que les différences électorales prononcées entre la Wallonie et la Flandre s’expliquent par leurs traditions respectives et les circonstances politiques. En Wallonie le mouvement ouvrier a absorbé le nationalisme. Les protestations contre les inconvénients de la vie ne s’y expriment pas sur un fond nationaliste « ethnique ». En Flandre cependant le séparatisme a toujours été lié à des idées de droite et d’extrême droite, tandis que la gauche s’est méfiée des sentiments nationalistes flamands, n’y opposant aucune alternative crédible. Suite à la défaite allemande les idées réactionnaires des nationalistes flamands ont continué à végéter dans des associations culturelles, des petites maisons d’éditions, des groupes de jeunesse, etc., qui avaient tous leur place dans les manifestations publiques flamandes de grande ampleur comme le « « Pélerinage à l’Iser » (IJzerbedevaart), ou la Fête du Chant National Flamand (Vlaams Nationaal Zangfeest). Le Vlaams Belang est l’expression politique unifiée et modernisée du visage démocrate de ces résidus d’extrême droite. Mais l’apparition d’une organisation aux allures paramilitaires comme Schild en Vrienden, nous rappelle que le fascisme n’y a pas disparu. Notez que le Führer de cette organisation née dans le giron de la NVA, vient de se ranger du côté du VB, qui l’a accepté avec enthousiasme et l’a parachuté dans le parlement fédéral. Si le VB doit tenir compte d’élect.eur.rice.s qui ne partagent pas pour autant les idées éthiques réactionnaires traditionnelles de l’extrême droite (anti-avortement, homophobie, etc.), il doit également tenir compte de ses électeurs traditionnels. Il faut donc louvoyer entre les deux électorats en mettant l’accent sur la xénophobie et l’islamophobie cristallisées dans le slogan « Nos gens d’abord » (Onze mensen eerst). La nouvelle direction du VB a très bien compris que la NVA (« un parti impitoyable qui ne s’intéresse nullement aux plus faibles » selon BDW) s’adresse principalement aux Flamand.e.s qui vivent dans une certaine aisance. À la suite de Marine Le Pen ils ont attaché à leur programme islamophobe et anti-immigrants un volet social qui tranche avec les mesures anti-sociales de leur « ami hostile ». Cela ne représente pas grand-chose mais assez pour capturer une partie de la classe ouvrière. En réalité ils restent foncièrement ennemis du monde syndical, sont partisans du néo-liberalisme et refusent toute solidarité avec le reste de la population ouvrière belge qui, selon eux, profite de la sécurité sociale au détriment des Flamands.
La NVA qui se proclame démocrate et qui avait réussi à capturer à ses débuts une partie substantielle de l’électorat VB, appartient selon Bruno de Wever, à la même famille politique nationaliste-séparatiste : ce sont des « amis ennemis ». Observez le jeu que la NVA joue dans les pourparlers actuels pour la formation d’un gouvernement flamand, et sur le plan fédéral avec son chantage « confédéraliste ». La jeune NVA avait récupéré sur sa droite une partie des électeurs du VB (qu’elle vient de perdre aujourd’hui), mais elle a réussie à capturer par contre une partie importante des électeurs qui votaient par tradition pour la sociale démocratie, mais qui ne se retrouvent plus dans un SP.A qui a sombré dans la collaboration avec le néo-libéralisme et la défense d’une Union Européenne non-démocratique. Selon Bruno de Wever cela a poussé une partie du monde ouvrier à naviguer dans eaux des séparatistes. Il y a même plus grave : le poids de la NVA et du VB ensemble pousse les autres partis traditionnels de plus en plus vers la droite sur des questions comme la sécurité, l’immigration, droits démocratiques, etc. Des voix dans ce sens ont résonné dans le SP.A suite à la droitisation autour de l’immigration de la sociale démocratie danoise sous la direction de madame Mette Frederiksen, ce qui lui a donné une victoire éléctorale. Dans ce sens on peut dire que la droite nationaliste flamande domine idéologiquement le terrain politique. Et il est certain qu’elle s’efforce de propager l’idéologie séparatiste aussi largement que possible. Vu la situation sociale néo-libérale qui a miné les partis traditionnels chrétien-démocrate et social-démocrate, les seuls instruments du nationalisme flamand (flanqué par une organisation patronale comme le VOKA) sont l’idée séparatiste et la haine des fainéants et de immigrés tenus pour responsables de tous les maux possibles.
Coupure historique et dangers anticonstitutionnelles
Par rapport à la Belgique de l’après-guerre basé socialement sur un compromis entre le patronat et le mouvement syndical et politiquement sur l’existence des trois « piliers » politico-idéologiques (chrétien, socialiste et libéral), la situation politique et idéologique a changé de fond en comble. Il s’agit selon Bruno de Wever d’une coupure historique. Mais il ajoute qu’un parti comme la NVA, du moment qu’il est porteur de l’État, payera tôt ou tard la note, comme cela a été le cas de feu la Volksunie d’Hugo Schiltz. « Depuis 1970 la constitution est bloquée. En fait la NVA ne peut rien faire, sinon quitter le chemin démocratique et constitutionnel. Sa stratégie/rhétorique d’un gouvernement sans les socialistes qui impliquait déjà une réforme de l’État, n’était pas tenable. » Il est vrai que, selon l’historien, un bloc séparatiste ayant la majorité absolue peut initier le chaos. « Alors des choses anticonstitutionnelles deviennent possibles. » Mais on en est pas là. « La Belgique survit pour la bonne raison que Bruxelles est un problème insoluble pour les séparatistes ». La NVA n’a pas de programme par rapport à la question bruxelloise. « Cette ville de 1,2 millions d’habitants est enlacée par la Flandre. On ne peut la lâcher. Bruxelles garantit une longue vie à la Belgique ».
Quant au séparatisme comme mouvement de masse en Flandre, je dois remarquer que les électeurs de la NVA et du VB ont voté pour un éventail de raisons plein de contradictions, dont l’idée séparatiste d’origine romantique n’est qu’un aspect minoritaire. La majorité des Flamands a trop les pieds sur terre pour se faire entraîner par ce qu’Antonio Gramsci appelait une « idéologie arbitraire » qu’est le séparatisme flamand, inventé par des nationalistes ultras qui font tout pour se faire élire, croyant qu’ainsi ils vont réaliser leur rêve fantasmagorique. Les Flamands n’ont pas, pour des raisons historiques, de pensées organisées autour d’une idée centrale, comme par exemple les Français qui, dans leur grande majorité croient religieusement dans leur République et ses valeurs républicaines, nées en 1789-1792. Ni la NVA ni le VB arriveront à inculquer une idéologie nationaliste analogue dans les têtes flamandes. Ces têtes ne sont pas de bois, ni rempli de bière comme affirmait publiquement l’empereur Joseph II, également duc du Brabant, duché qui donna son nom à la révolution qui établit en 1790 les États-Belgiques-Unis.
Notes