En 1918, la guerre prend fin. L’Europe n’a pas seulement connu quatre ans d’une boucherie inutile : depuis 1917, parmi tous ceux que les gouvernements ont envoyés mourir au front pour le profit, tou·te·s celleux qui se sont usé·e·s dans des usines à la discipline militarisée, l’idée de « faire comme en Russie » s’installe.
En Italie, ce mot d’ordre constitue la toile de fond de deux années d’embrasement révolutionnaire, 1919 et 1920, période qualifiée de Biennio Rosso – les deux années rouges dont la phase la plus aiguë se situe en août-septembre 1920, il y a tout juste un siècle. Une période de révolution manquée où la grève générale insurrectionnelle ne réussit pas, faute d’un parti résolu, à prendre le pouvoir à la bourgeoisie. En revanche, cette « grande peur » que la classe ouvrière lui aura insufflée, et que les réformistes auront empêché de concrétiser, sera le creuset du fascisme.
À la fin de la guerre, l’Italie est du côté des vainqueurs. Pourtant, derrière les vantardises nationalistes de la bourgeoisie, le pays est économiquement ravagé. Bien sûr, un certain nombre d’industriels se sont gavés, l’industrie lourde a crû massivement et a achevé de donner au capitalisme italien un aspect moderne (du moins dans le nord du pays), cinquante ans après l’indépendance nationale de ce pays encore peu développé. Mais pour les ouvriers-ères et les paysan·ne·s pauvres, c’est la misère : les prix ont triplé depuis 1914.
Mouvements contre la vie chère
La vie chère est un problème ressenti comme insupportable. La paix revenue, rien ne s’arrange, malgré les promesses (notamment de terre pour les paysan·e·s) que le gouvernement avait lancées pour mobiliser les troupes. La première moitié de 1919 voit enfler une vague de grèves qui arrachent des augmentations salariales, sans que s’arrête la spirale de l’inflation. La colère monte jusqu’à l’été. En juin, à La Spezia, un port de Ligurie, la grève se fait générale. Elle s’étend, gagne tout le nord de l’Italie, puis des villes du Sud. Les affrontements avec la police font des mort·e·s. Les manifestant·e·s attaquent les boutiques, réquisitionnent denrées, automobiles et camions pour organiser des distributions ou des ventes à prix imposés.
L’attitude du Parti socialiste
Tous ces mouvements interviennent sans initiative des dirigeants syndicaux de la CGL (Confédération générale du travail), ni du Parti socialiste italien (PSI). Au contraire, ceux-ci appellent souvent au calme, alors même que les ouvriers-ères se dotent de structures pour organiser leur mouvement – « comités d’action », « soviets de ravitaillement ». Le PSI comporte une tendance explicitement réformiste forte, longtemps majoritaire, qui pèse lourd dans l’appareil du parti et surtout dans la CGL. Le courant majoritaire du PSI, dit maximaliste, bien que révolutionnaire en paroles, ne se distingue pas des réformistes. Quant aux tendances de gauche – celles des futurs communistes –, elles existent mais sont trop faibles et trop désorganisées pour proposer une politique d’extension au mouvement.
Reflux et élections
Celui-ci reflue à partir du 10 juillet. L’actualité internationale donne une occasion de rebond, avec la grève de solidarité aux républiques soviétiques des territoires russes et hongrois. À l’appel des syndicats européens, les ouvriers-ères italien·ne·s y répondent massivement et paralysent le pays pendant deux jours. Cette grève est ressentie par beaucoup comme le signal de l’insurrection. Pourtant le Parti ne cesse de rappeler qu’elle doit rester démonstrative et appelle à la reprise après les 48 heures prévues. Après quoi, rien n’est prévu, sinon les élections de novembre. Le Parti bat des records de voix, et passe de 51 à 156 députés. Il claironne : « L’Italie de la révolution est née ! » Mais la bourgeoisie, elle, a toujours le pouvoir.
Les occupations de terres
En parallèle, encouragés par les grèves dans les villes, des paysan·ne·s commencent à occuper des terres, surtout dans le Sud rural où le cadastre est une réplique du passé féodal : une poignée de propriétaires terriens possèdent de grandes exploitations. Ces occupations impliquent ouvriers-ères agricoles, métayers-ères, paysan·ne·s pauvres qui ne supportent pas de voir les grands propriétaires latifundiaires (1)Un latifundium est une exploitation agricole extensive, ndlr. laisser leur terres en jachère. Leur slogan : « La terre à qui la travaille ! » Elles s’intensifient tout le mois d’août, pour se maintenir continument jusqu’à la fin 1920. Mais le PSI s’en soucie peu. Le gouvernement entérine certaines occupations et promet d’étendre la distribution (décret Visocchi), en mettant en place des commissions paritaires réunissant les paysan·ne·s pauvres et les propriétaires.
1920
Au cours de l’année 1920, alors que les prix ne cessent de monter, les grèves se poursuivent et s’approfondissent. On en dénombrera 1 881, contre 1 663 l’année précédente. Les mouvements sporadiques du début de l’année prennent une nouvelle ampleur au printemps.
La grève des aiguilles
D’abord, c’est l’épisode de la « grève des aiguilles », qui prend comme point de départ le passage à l’heure d’été, que les ouvriers-ères refusent. Derrière les souvenirs de la guerre que cette mesure datant de 1916 charrie et le refus de l’embauche de nuit, se dresse une question politique : qui a le pouvoir dans l’usine ? Les anciennes commissions internes ont évolué grâce aux mouvements de l’année précédente. Elles se muent en conseils d’usine, notamment à Turin où le groupe de l’Ordine Nuovo milite pour cette transformation. C’est pourquoi la décision de la direction de changer d’heure dans une usine de Fiat contre l’avis de la commission, puis le licenciement d’un ouvrier ayant pris l’initiative de reculer les aiguilles, sont ressentis comme une provocation. Comme le déclarait la toute récente Confindustria (organisation patronale fondée en mars face à la montée révolutionnaire) : « dans l’entreprise ne peuvent coexister deux pouvoirs ».
La grève s’étend à toute la ville en quelques semaines. Le 14 avril, elle est générale. Et le 19, tout le triangle industriel (Milan-Turin-Gênes) est à l’arrêt. On dénombre 500 000 grévistes. À Turin, la grève est organisée par les conseils d’usine, dirigés par les ordinovistes. Elle exprime des revendications directement politiques, contre les « petites améliorations économiques ».
Le 19 avril, alors que le mouvement est au plus fort, un congrès du PSI est prévu à Turin. Il est déplacé à Milan, la grève étant jugée une circonstance peu propice ! Le congrès refuse tout appel national et la direction de la CGL négocie un accord avec le gouvernement. Isolé, le mouvement turinois s’éteint le 24 avril, après un mois de lutte.
La révolte d’Ancône
Cette défaite n’éteint pas pour autant la contestation. Le 1er Mai, une semaine après la fin de la grève, la manifestation turinoise est nombreuse et les affrontements avec la police font de nouveaux-elles mort·e·s.
Surtout, en juin, c’est la révolte des bersaglieri (tirailleurs-euses) d’Ancône (Marches). Ces derniers-ères suspectent à raison un transfert en Albanie, occupée par l’Italie. Leur mutinerie fait tache d’huile dans la ville, où le travail s’arrête. Soldats et ouvriers-ères fraternisent sur les barricades en affrontant les carabiniers ; dans d’autres villes, jusqu’à Rome ou Milan, des mouvements de solidarité naissent. D’autres mutineries éclatent dans la région des Marches.
Les occupations d’usines
En août 1920, la Fiom (syndicat des métallurgistes) appelle à une grève perlée pour l’augmentation des salaires. Une lutte apparemment « défensive » au vu des précédentes. Elle entraîne en dix jours 400 000 ouvriers-ères. Le 30 août, à l’usine Romeo de Milan, le patron réagit par le lock-out. Le soir même 300 sites sont occupés par les ouvriers-ères pour éviter d’autres lock-out. Le 1er septembre, il y en a 1 000. Toute la métallurgie italienne est concernée. Alors que le mouvement s’étend à d’autres branches, les occupant·e·s reprennent la production elleux-mêmes. Les usines émettent des bons pour servir de monnaie et les occupant·e·s fabriquent des armes plus ou moins improvisées pour se défendre. Des Gardes rouges se constituent. La classe ouvrière se prépare à l’affrontement. Au sein du PSI, les maximalistes appellent presque malgré elleux à la mutinerie et à la « grève générale à outrance ».
Les conseils d’usine s’étendent pour gérer l’occupation, encore qu’en l’absence d’ouvriers-ères ordinovistes ou capables de défendre une véritable démocratie ouvrière, iels ne soient parfois que des étiquettes agitée par des délégué·e·s syndicaux-ales qui monopolisent leur direction.
Cachez cette révolution que je ne saurais voir !
Au plus haut niveau, le réformisme des directions socialistes et syndicales joue son rôle. Politicien aguerri, le chef du gouvernement Giolitti refuse de céder devant la panique des industriels et d’utiliser la force. Quelle force d’ailleurs ? L’appareil militaire se délite, comme l’a prouvé – entre autres – l’épisode d’Ancône. Les corps de police sont en pleine recomposition. Alors Giolitti préfère compter sur les dirigeants d’appareil pour canaliser le mouvement. De fait, ceux-ci temporisent autant qu’ils le peuvent. Passée la première semaine, la situation s’enlise dans une attente réciproque. La direction du PSI refuse de prendre la direction effective de la lutte, d’organiser l’insurrection et de renverser un gouvernement réduit à l’impuissance. Elle attend plutôt pour prendre une décision un congrès national de… la CGL. Le dirigeant de la CGL D’Aragona y défend le « contrôle syndical » (et non ouvrier), façon de donner comme unique perspective à la lutte une meilleure cogestion. Les maximalistes, elleux, proposent l’insurrection. L’assemblée syndicale, où les réformistes sont surreprésenté·e·s, vote la proposition de D’Aragona à environ 600 000 voix contre 400 000.
La bourgeoisie sauve sa peau
La bourgeoisie ne regarde pas à la dépense pour éteindre l’incendie social. Des augmentations de salaire significatives sont obtenues (10 à 20 %, contre 40 % pour les revendications initiales), six jours fériés par an, des indemnités face à la vie chère, une bonification des heures supplémentaires, des indemnités de licenciements, un salaire minimal… Quant au contrôle syndical, une commission est créée… pour étudier la question ! Les ouvriers-ères, épuisé·e·s et déboussolé·e·s, votent la reprise du travail.
Tout le monde rentre chez soi. Les éléments les plus révolutionnaires sont convaincu·e·s que la prochaine vague est proche, mais la classe ouvrière a donné deux ans de lutte opiniâtre pour se voir retirer toute perspective au moment critique. En fait de prochaine vague, ce sera une marée contre-révolutionnaire, qui prendra appui sur les bandes fascistes massivement financées par les grands industriels. Les fascistes organiseront une répression meurtrière visant à briser les organisations ouvrières, en brûlant leurs locaux et en assassinant les militant·e·s. Les organisations ouvrières, elles, ne réagiront que très faiblement, demandant l’intervention d’une police pourtant complice et refusant la « guerre civile ».
Le congrès de Livourne
Entre-temps, l’Internationale communiste a mis à l’ordre du jour l’expulsion des réformistes des partis socialistes. Sous la pression des militant·e·s, le PSI a adhéré à la iiie Internationale dès sa fondation. Mais la direction maximaliste menée par Serrati prétexte une spécificité italienne pour éviter d’appliquer les 21 conditions d’adhésion, un règlement commun à toutes les sections de l’Internationale, visant à évincer les réformistes. Cette aile centriste a des arguments : la vague de réaction nécessite l’unité du mouvement ouvrier. Pour convaincre ces militant·e·s que l’unité des révolutionnaires était plus précieuse qu’un lien avec les traîtres de la veille, il aurait fallu jouer finement. La gauche du parti (dirigée par Bordiga et Gramsci) préfère les mettre en demeure de choisir entre elleux et la droite. Cet ultimatum provoque la scission de fait, actée au congrès de Livourne début 1921. Les 100 000 maximalistes, fidèles à leur pusillanimité, choisissent les quelque 15 000 réformistes plutôt que les 50 000 communistes.
Le nouveau Parti communiste que ces derniers créent n’a pas le temps de s’armer dans la lutte des classes et de se défaire de son sectarisme avant que les fascistes ne prennent le pouvoir à la fin de l’année 1922.
Article initialement publié sur l’Anticapitaliste le 17 septembre 2020.
Image : Usine occupée par les Gardes rouges en 1920.
Notes