Nathalie est une artiste-réalisatrice belgo-gabonaise de 35 ans. Elle vit en ce moment chez sa tante, dans une cité de logements sociaux à Anderlecht (18 immeubles avec plus de 3000 habitant.es). Avant d’atterrir à Bruxelles, le 8 mars 2020, elle avait séjourné au Sénégal et au Gabon. Son témoignage met en évidence le sentiment d’abandon social qui surgit dans une société qui fonctionne à deux vitesses. À l’instar de la crise climatique, si le coronavirus ne discrimine pas entre riches/pauvres, blanc.he.s/racisé.e.s, hommes/femmes, nord global/sud global, l’organisation inégalitaire de la société s’en charge.
Oksana Shine : Quelle est ta situation en Belgique ?
Nathalie : Je suis considérée comme « citoyenne belge à l’étranger ». J’ai ce statut parce que je n’ai pas d’adresse en Belgique. Ce n’est pas possible de me domicilier chez ma tante qui vit en logement social et je n’ai ni de contrat de travail ni suffisamment d’argent pour pouvoir louer un logement propre. Comme artiste, tu fais des demandes de financement pour tes films mais tu n’as pas de statut d’employée. Le dernier financement que j’ai eu c’était en 2014. Après, j’ai eu des sous pour le développement de mon film à hauteur de 7000€ sur trois ans. Pour faire des films, c’est une vraie galère. Il te faut du temps pour l’écrire, le réaliser et le monter. Donc, tu ne sais pas faire un autre boulot car tu ne sais pas faire un film en bossant dessus seulement la nuit et le week-end. Actuellement, j’ai obtenu un nouveau subside mais je n’ai aucune idée de quand je serai payée. Financièrement, je suis complètement marginalisée.
OS : Quand tu es en Belgique, tu séjournes chez ta tante. Quelles mesures sont mises en place dans la cité ?
N : Deux semaines avant d’arriver en Belgique, j’étais encore au Sénégal où rien ne semblait présager la portée mondiale de la pandémie. J’appréhendais surtout les contrôles renforcés dans les aéroports pour arriver en Europe. Entre Libreville et Addis-Abeba , tout semblait normal. Entre Addis-Abeba et Bruxelles, l’équipage et seulement quelques passagers avaient des masques. À Bruxelles, je m’attendais à ce qu’il y ait des contrôles renforcés et des tests de température mais il n’y avait rien.
Ici, à la cité il n’y a rien qui a vraiment été mis en place. Pendant plusieurs semaines, tout semblait fonctionner comme d’habitude. Le parc pour enfants était encore accessible jusqu’à il y a encore deux ou trois jours. Là, il y a des autocollants « warning » qui ont été posé sur le mobilier mais on a encore vu des enfants jouer aujourd’hui. Il y a une petite épicerie en bas de la tour, il y a quelques jours, ils ont affiché un avis pour dire que seulement un client à la fois pouvait rentrer dans l’échoppe. Mais hier encore, il y avait quatre personnes à l’intérieur. Au lavomatique, il n’y a rien d’indiqué non plus, tout le monde continue à faire son linge, et nous n’avons vu aucun affichage dans le hall d’entrée de l’immeuble pour donner quelques indications. C’est difficile de savoir qui devrait prendre ça en charge, il n’y a personne qui gère les choses. Actuellement, c’est comme si chacun devait s’informer de son côté. On vient d’apprendre, par le prêtre, qu’une habitante noire de la cité est décédée du Covid-19. Je vois qu’il y a plein de gens dehors, je ne comprends pas. Du coup, je me demande qu’est-ce que je fais cloîtrée chez moi…
Ce qui a été le plus dur à supporter c’est qu’on a été sans ascenseur pendant deux semaines. Imagine, sept étages sans ascenseur ! Comment est-ce qu’on peut laisser ce problème perdurer pendant autant de temps alors qu’on doit faire des courses et qu’il y a des personnes âgées ? Il y avait un avis affiché sur l’ascenseur pour dire que le chariot serait changé mais sans aucune indication sur le temps que ça prendrait. Et puis, du jour au lendemain, l’ascenseur refonctionne.
OS : Comment vous faites face à la situation ?
N : On vit dans un 60m² à trois : ma tante, ma cousine et moi. Je pense que c’est la réalité de la plupart des familles sauf des « familles nombreuses ». On a deux chambres et un salon, on essaye de tourner sur ces espaces-là. On se sent un peu enfermées mais c’était aussi lié au fait que l’ascenseur ne fonctionnait pas. Il y a des moments où tu as du mal à être dans ton espace et on se marche un peu dessus. Parfois, tu as vraiment besoin de sortir mais c’est stressant et puis, la première question que tu te poses c’est : pour aller où ? Tout ce que tu peux faire c’est tourner dans la cité. Le parc le plus proche, c’est le parc Astrid. Il est à 20 min à pieds et il est en rénovation. Il n’y a que des espaces urbains, des magasins, le Westland Shopping et la place Saint-Guidon où tu peux marcher dans les alentours. Je ne sais pas comment ils ont créé ces logements. C’est vert, mais pas pour que tu puisses te balader ; il y a des arbres mais ce n’est que pour « donner l’impression que ». Il y a une piste cyclable mais encore faut-il avoir un vélo… Et même si tu en as un, je ne sais pas où les gens parqueraient leurs vélos dans la cité.
Les courses, c’est aussi un aspect difficile à gérer. Pour éviter les transports en commun, on est parties à pieds à deux avec ma tante. Bien sûr, tu commences par le magasin où les denrées sont moins cher. On est allées au Aldi de Saint-Guidon. On a dû faire la file dehors pendant 1 heure. Il n’y avait pas tout ce dont on avait besoin dans le magasin. Du coup, on a fait une entorse aux habitudes, on est passées au Proxy mais il n’y avait déjà plus rien non plus. On est allées plus loin jusqu’au Delhaize où le personnel était en grève(1)Lire : gaucheanticapitaliste.org/delhaize-le-personnel-continue-de-prendre-des-risques-et-pendant-ce-temps-largent-coule-a-flots/. Du coup, on s’est quand-même décidées à prendre le bus 46 pour aller jusqu’à un Carrefour à côté duquel il y a aussi un Delhaize et un Aldi. On a fait six magasins, ça nous a pris 4h30 ce jour-là. Là, je me dis que socialement ce n’est pas juste. Ça prend plus de temps et ça expose encore plus au virus avec toutes ces files et les transports en commun. Dans les transports en commun, je ne comprends pas. Il est indiqué que c’est douze personnes maximum mais parfois, même quand c’est complet, ils prennent plus de gens. D’habitude, pour les courses, ma tante et ma cousine complétaient avec les colis alimentaires mais pour le moment tout est à l’arrêt. Ici, on ne parle pas de pouvoir d’achat, on parle juste de bouffer. On ne parle pas d’épargne ni de vacances.
Il y a aussi un enjeu autour de la scolarité : qui va prendre en charge les enfants que les parents ne peuvent pas aider ? Même si on donne des devoirs, qui va les faire ? Ma cousine, elle fait sa formation en sixième pro au CERIA d’Anderlecht. C’est difficile de mettre des choses en place à distance pour des études pratiques et des personnes qui ont des difficultés scolaires. C’est comme si c’était une année blanche. Donc la situation risque d’exacerber encore plus toutes les inégalités.
OS : Est-ce qu’il y a une solidarité qui est mise en place dans le voisinage ?
N : Le mot solidarité ici, pour moi ça n’existe pas. Déjà, entre les familles, on ne se fréquente pas, on n’a pas vraiment d’échanges et on a des réalités sociales différentes. Dans la cité, il y a aussi une maison de jeunes et je pense qu’il y a un « café seniors » mais pour le moment, tout semble à l’arrêt.
OS : Est-ce qu’il y a un présence policière ?
N : Dès qu’il y a la police ici, ça met le quartier en tension. En octobre 2018, il a eu de fortes altercations entre les jeunes et la police. Il y a aussi beaucoup de dealers mais nous, à la longue, on a l’habitude. Je me sens plus dans un « no man’s land » que dans un quartier sous forte surveillance policière. Pour le moment, il y a quelques policiers en civils mais rien de plus. Et tu ne sais pas trop ce qu’ils font là. Au-delà du social, on n’est pas dans le même monde et ça crée un décalage entre notre vie et la vie en dehors de la cité.
OS : Et au Gabon ?
N : Le gouvernement prend certaines mesures mais ça n’a pas de cohérence. Les bars, les discothèques, sont fermées mais les gens continuent de se rassembler. On est dans un pays où il n’existe aucune protection sociale, la majorité des personnes ont un travail informel. Les décisions gouvernementales sont calquées sur les mesures européennes sauf qu’on n’a pas du tout à faire à la même réalité. Notre infrastructure hospitalière est très faible, ils ont réquisitionné un hôtel pour y mettre des patients en quarantaine. Actuellement, il y a toute la polémique sur l’idée de tester les vaccins sur la population du continent africain(2)Lire : nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200403.OBS27028/lci-diffuse-une-sequence-suggerant-des-tests-de-vaccins-en-afrique-sos-racisme-saisit-le-csa.html. C’était déjà la même chose par rapport au sida.
Nous sommes dans un pays où de nombreuses femmes meurent encore en couche et où de nombreuses personnes décèdent encore du paludisme. Face au Covid-19, si on voit que même les pays européens n’arrivent pas à gérer la crise, nous nous sentons déjà condamné.e.s. Dans un premier temps, ça nous paraissait loin (la Chine, l’Italie), surtout parce que les trois quarts de la population n’est jamais sortie du pays. Déjà pour circuler entre les régions c’est tout un problème. Mais, c’était sans penser au fait que les personnes les plus nanties pouvaient importer le virus de l’étranger. Il y a plusieurs célébrités africaines comme Manu Dibango, Pape Diouf ou Aurlus Mabélé qui sont récemment décédés du Covid-19. Ça rend le risque plus réel. Dernièrement, au Gabon, il y a aussi un patient infecté qui a fait une vidéo qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux.
Mais globalement, j’ai encore l’impression que la plupart des gens n’ont pas les moyens de penser au coronavirus. Le quotidien est plus important que tout le reste. La question qui prime ici c’est « comment je vais manger aujourd’hui ? ». Face au Covid-19, on est dans une forme de résignation : « si je l’attrape, je meurs et puis voilà ».
OS : Un mot de fin ?
N : Je me dis que nous sommes en train de lutter contre une maladie grave au niveau mondial. Je suis assez choquée du fait que dans le journal télévisé belge on parle uniquement de l’impact économique. Le message qui est envoyé c’est que le vrai problème ce n’est pas tant les morts mais l’économie qui ne tourne pas normalement. Je trouve ça hallucinant. J’ai arrêté de regarder le journal télévisé tellement ça m’écœure. Tu te demandes, jusqu’où il faut aller, jusqu’à quelle limite, pour qu’on freine la croissance ?
Notes