Arte diffuse actuellement le nouveau documentaire en 4 parties du cinéaste haïtien Raoul Peck, auteur notamment de « Lumumba », d’un film sur le jeune Marx, ou encore de « I am not your Negro ». Il y retrace la généalogie du racisme moderne, qui s’est propagé à partir de l’Europe sur plusieurs siècles et qui d’infériorisation en déshumanisation, d’essentialisation en démonisation, a abouti au génocide des Amérindiens, à la mise en esclavage de millions d’Africains, à la colonisation du monde et jusqu’au génocide des Juifs d’Europe. Dans cet entretien réalisé par Isabelle Garo pour Contretemps, il revient sur l’origine de ce film et les ressorts de sa construction. 

Contretemps : La diffusion par Arte et auparavant par HBO d’une œuvre si radicalement critique au sujet du racisme et de l’esclavage est un événement, dans le contexte politique et médiatique actuel. Quelle est l’origine de votre film ? S’agit-il d’une commande ou d’un projet personnel ?

Raoul Peck : Comme la plupart de mes films, l’origine est toujours organique. Je réagis à ce que je vis et ce que je vois autour de moi, je fais des films sur le présent et c’est ma forme d’engagement, de la même manière que d’autres s’engagent dans des institutions ou des partis politiques. Ce film est donc issu d’un certain nombre de ressentis, de discussions sur ce qui se passe autour de moi, que ce soit en Europe, en France ou aux États-Unis. Le film est la forme compacte, artistique et politique de ces ressentis, émotions et analyses.

À la suite de I Am Not Your Negro, j’ai été invité par tous les studios aux États-Unis. Là-bas, quand vous avez du succès, tout le monde vous invite et vous demande ce que vous voulez faire ensuite. J’ai déjà travaillé avec HBO. Nous avons fait mon film Sometimes in April ensemble, en 2005, sur le génocide des Tutsi au Rwanda. Après I Am Not Your Negro, Richard Plepler, alors président d’HBO, m’a demandé : « qu’est-ce que tu veux faire maintenant ? ». À vrai dire, j’avais plutôt envie de de prendre un peu de repos. Je lui ai dit : « peut-être faire quelques recherches, lire beaucoup et écrire un peu ». J’avais surtout besoin de temps. Un mois plus tard, il m’a offert un contrat de trois ans avec HBO pour développer ce que je voudrais.

Sur ces entrefaites, un ami éditeur m’a fait découvrir le livre de Sven Lindqvist et ça a tout de suite fait tilt : il contenait tout ce que j’essayais de manière désorganisée d’accumuler au cours de ces années. Il s’agissait aussi de formuler une réponse face à certaines réactions de déni suscitées par I Am Not Your Negro, notamment en France. Il fallait donc repartir à la source même de cette histoire. Quand commence-t-elle, quand peut-on commencer à parler de suprématisme blanc ? À quel moment commence-t-on à hiérarchiser les races ? À quel moment le terme de « race » prend-il racine, devient-il politique d’État et enveloppe-t-il les sociétés européennes ? Toutes ces questions me paraissaient essentielles à éclairer, dans une Europe qui, quelque part, a oublié ses propres racines et ses propres repères, et où n’importe quel populiste aujourd’hui – et il y en a beaucoup – peut proclamer ses soi-disant « vérités », fondés sur… rien.

À partir de là, l’idée est devenue un projet : examinons et déconstruisons 600 à 700 ans d’histoire eurocentrique. Il est rare d’avoir la totale liberté que j’ai eue à la fois sur le contenu du film et sa forme. Le format de quatre épisodes était également ma décision. C’est seulement une fois que le propos, la démonstration, la force du film étaient là, que nous avons verrouillé les choix.

CT : Concernant la construction de film : elle est très complexe. Je suis frappée notamment par les croisements constants entre votre histoire personnelle, via le recours à des archives familiales où l’on vous voit enfant et jeune homme, et l’histoire globale que vous narrez. Pouvez-vous revenir sur cette dimension de votre travail, sur l’inspiration que vous puisez dans votre propre itinéraire et dans les images qui l’accompagnent ?

Mais vous utilisez aussi beaucoup d’autres matériaux : une voix off qui dit un texte, la vôtre, durant tout le film, des inserts didactiques, des citations de films -les vôtres, mais bien d’autres encore-, des archives documentaires, des scènes de fiction tournées pour les besoins de ce film où on retrouve le même acteur dans le rôle du colon blanc : cet ensemble, donne une structure particulièrement complexe à votre film, kaléidoscopique même, tout en restant accessible à un public large.

Vous mettez cette construction au service d’une histoire globale reconstituée dans son unité profonde. Pourriez-vous revenir sur ce qui, au premier abord, peut sembler un paradoxe, cette construction très savante et par moments presque éclatée et un propos très cohérent ?

RP : Ceci est dû à la manière de construire le film d’après une forme organique : ce n’est pas simplement une histoire que je mets sur papier et que je n’ai plus qu’à exécuter. Dès le départ, c’est tout un processus et dispositif que je mets en place. C’est d’abord le livre de Sven Lindqvist, qui déclenche le projet et en devient le premier pilier. Sven a mis dans un ordre cohérent toutes ces diverses idées que j’avais au cours des quarante dernières années. J’y ai retrouvé un parcours que, d’une certaine façon, je reconnais progressivement avoir effectué moi aussi de mon côté.

Sven livre aussi les références scientifiques et littéraires qui permettent ce voyage à travers l’histoire de l’Europe, de manière claire, transparente, et cohérente. Cela m’a fourni une colonne vertébrale solide. Ensuite, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas laisser de côté les États-Unis d’Amérique qui jouent dans cette histoire un rôle primordial, non seulement dans la construction du capitalisme, mais également dans tout le reste de l’histoire, de l’Europe et de la planète. Il était clair qu’il fallait déconstruire cette dichotomie d’un Ancien Monde et d’un Nouveau Monde comme si les deux n’avaient presque rien à voir l’un avec l’autre. Sven démontre que c’est l’Europe génocidaire qui va coloniser l’Amérique.

À partir de là, j’ai poursuivi le travail avec le livre de Roxanne Dunbar-Ortiz(1)Roxanne Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis, Wildproject Editions, 2018., experte éminente de l’histoire des indigènes d’Amérique. Elle a écrit un livre fondateur, tout aussi fondateur que le livre de Howard Zinn(2)Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2003., que j’ai rencontré et que je cite également dans le film. À ces deux piliers solides s’ajoute un troisième, Michel-Rolph Trouillot avec son livre Silencing the Past(3)Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past : Power and the Production of History, Beacon Press, 2015., qui permet une critique et une déconstruction de l’histoire elle-même, et de la façon dont on raconte l’histoire. Que retenons-nous de l’histoire ? Que passons-nous sous silence ? Qui écrit l’histoire ? C’était la matrice de cet échange entre Roxanne, Sven et Michel-Rolph Trouillot. Et paradoxalement, ces trois livres recréent un parcours entre l’Afrique, l’Europe, l’Amérique et les Antilles, qui se trouve correspondre à mon propre parcours. C’est ainsi que la partie personnelle vient se greffer petit à petit, sans avoir été dans le projet initial.

Le résultat final, dans toute sa complexité, ne donne pas forcément à voir le processus d’une construction qui passe d’abord par une déconstruction. Je crée des strates au fur et à mesure de mes réactions à ce que je trouve face à moi, sur la table : il se trouve donc un moment où je ressens ce besoin de convoquer ma propre histoire, ce que j’explique par bon nombre de raisons. L’une d’elles est la totale transparence nécessaire quant à ma propre relation avec le sujet du film, ce qui donne une autre connotation, et ce qui oblige aussi, comme Sven l’a fait, comme d’autres l’ont fait, à se mettre soi-même à nu, dans ce processus, parce qu’il ne s’agit pas de tricher. Sven a écrit son livre la colère au ventre, et de la même manière, mon film est un film viscéral.

Car à un moment donné, comme je le dis dans le film, il faut aller au bout des choses. On ne peut pas tenir longtemps une attitude « d’artiste » au-dessus de la foule ou de scientifique dans un laboratoire qui analyse froidement les choses. Non, il s’agit de vies réelles humaines. C’est un film sur la vie, c’est un film sur l’humain et ce qu’on en fait aujourd’hui. Il est important de se rappeler que mon combat concerne le présent, en France et ailleurs. On le voit à travers ce qui se passe dans la société américaine aujourd’hui, ainsi que dans la société française. Ce sont les mêmes tensions. Et le film permet de voir à travers ce brouillard, à travers le discours démagogique, raciste et ignorant, de figures qui peuplent les réseaux sociaux et envahissent les plateaux de télévision proférant les mêmes aberrations, et qui choisissent de ne voir que la partie de leur histoire à laquelle ils s’accommodent.

Mon travail est de montrer toute l’histoire, en faisant également le récit de la partie manquante. Pour un historien, faire le choix de s’intéresser à une partie de l’histoire uniquement, c’est d’une certaine manière hiérarchiser le récit de l’histoire, donc hiérarchiser les êtres humains acteurs de cette histoire. Dans un de mes films précédents, je répète la phrase : « tous les morts n’ont pas la même valeur ». C’est tragique : on en est à un point où les morts n’ont pas la même valeur, on hiérarchise les cadavres, et donc les êtres vivants eux-mêmes.

CT : Durant tout le film, vous vous appuyez sur des travaux de chercheurs, vous utilisez et citez des livres, vous insérez en incrustation des données datées et chiffrées, des cartes, des schémas. Mais dans le même temps, vous recourez constamment à l’émotion, à la passion : c’est un film « viscéral », avez-vous dit. Pourriez-vous préciser la manière dont la colère, la passion, l’émotion viennent non pas contrarier le propos didactique, mais au contraire lui donner plus de force et plus de force politique, en particulier ?

RP : Je pense que ça a toujours été le parti pris de mon travail, ma démarche a toujours été citoyenne, personnelle, artistique. Et dès mon premier film, cette démarche est présente : comment atteindre mes contemporains ? Comment, sans faire la leçon, parler et témoigner de choses vécues ? Tout mon cinéma s’inscrit dans le réel, qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire. Je n’ai jamais fait la différence, de ce point de vue. Le contenu arrive en premier. C’est après que je me demande quelle est la meilleure forme pour raconter cette histoire. Mais la démarche fondamentale est toujours un récit, des personnages, au-delà de la possibilité d’une démarche scientifique ou historique.

Je pars de ce qui me fait réagir dans le monde aujourd’hui : comment créer un récit d’après ce ressenti ? Mon ressenti, mais aussi mon analyse politique, sociétale. C’est peut-être cette discipline qui me permet de gérer la complexité de mes sujets et de ne m’imposer aucune limite – notamment formelle – avec ces films. D’où le mélange possible des genres (entre fiction et documentaire), parce que je pense que je maîtrise suffisamment bien les deux, ce qui me donne une réelle liberté créative tout en respectant les conventions de l’un comme de l’autre. Fondamentalement, c’est la partie créative qui me motive le plus, c’est le fait de ne jamais séparer le contenu de la forme : c’est ce qui crée des récits inédits, des formes inédites et c’est cela qui me passionne dans mon métier de cinéaste. Sinon j’aurais pu écrire des livres et m’en contenter.

CT : Je voudrais revenir sur cette question du récit, sur laquelle vous insistez beaucoup. Du fait de son titre, Exterminez toutes ces brutes, vous placez ce film aussi sous le signe de la fiction, du roman de Joseph Conrad, au travers de Sven Lindqvist, ce qui est aussi une façon de réfléchir à l’histoire, à la construction d’une analyse qui est toujours en même temps un récit, qui se confronte à ses choix, à ses limites, à sa validité scientifique. En face du récit que vous proposez, il n’existe pas seulement un refoulement ou un déni, ces « tristes certitudes de l’ignorance » dites-vous dans le film. Il existe un autre récit, idéologique, raciste et néocolonial, qui accompagne la remontée de l’extrême droite, mais aussi la permanence des inégalités et des discriminations.

Comment concevez-vous ce qui n’est pas un simple heurt des récits, mais un profond conflit politique et social aussi, comment inscrivez-vous votre travail dans ce contexte conflictuel contemporain, lourd de menaces ? Comment la construction complexe de votre film vous permet-elle d’affronter le récit idéologique dominant ?

RP : Nous sommes des êtres humains, nous sommes des êtres collectifs et nous adhérons à des récits. Nous vivons tous les jours accompagnés de récits. Le problème, c’est que le récit dominant est un récit réducteur, qu’il faut justement déconstruire et casser. D’où l’importance que j’accorde à la place du récit puisque c’est ce qui me permet de toucher l’autre. Il est important également dans un récit, d’en montrer la construction. J’essaie d’être le plus transparent possible. J’essaie de laisser des « espaces » pour que celui à qui ce récit s’adresse puisse réfléchir de son côté, des espaces de réflexion, mais aussi des espaces de questionnement et de contradiction. J’œuvre à ce que ma parole ne s’impose pas comme une parole céleste qu’on ne peut mettre en doute. Au contraire, souvent, mes phrases se terminent par un point d’interrogation. C’est une manière d’impliquer activement celui qui reçoit et de lutter contre ce phénomène qui s’est développé en particulier ces quarante dernières années : les récits nous sont adressés en tant que consommateurs plutôt qu’en tant qu’acteurs.

Et pourtant c’est là toute la beauté de la narration, on le sait quand on est enfant et qu’on lit des livres. On peut aussi le voir quand on apprend à lire à un enfant, et qu’on lui raconte une histoire le soir : ses yeux brillent, il participe, il pose des questions, il répond, c’est une relation active. C’est loin d’être une simple « consommation » avant d’aller dormir. On consomme beaucoup d’images, beaucoup de télévision, beaucoup de films, on est sur son canapé et on engloutit. Mais cela crée-t-il de la pensée, du questionnement ? Je n’en suis pas sûr. Je tente une approche différente. Ce film est complexe, oui, mais je donne aussi les clés et les codes de cette complexité, j’en donne la grille de lecture, je ne tente jamais de tromper personne. J’essaie de donner au spectateur les instruments de sa propre édification, de sa propre réception du récit, c’est à lui de choisir de les utiliser ou pas.

Notre réalité est complexe, l’histoire est complexe. La preuve : pendant 600 ou 700 ans, l’Europe a raconté la même histoire. Or, cette histoire est fausse, elle est fausse dans la mesure où elle ne tient pas compte du reste de la planète, de la majorité des humains. L’Europe a décidé qu’elle était au centre du monde, elle l’était, économiquement, mais culturellement et philosophiquement la diversité et la multiplicité globale ont été étouffées. Elle a annihilé ou, comme le dit Michel-Rolph, a réduit au silence toutes les autres pensées, toutes les autres histoires qui sont pourtant parties prenantes de l’histoire humaine. Il faut mettre fin à ce silence, c’est primordial et c’est ce pour quoi j’œuvre.

CT : Dans le film, vous dites : « Ce n’est pas le savoir qui nous manque, mais le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conclusions ». Est-ce que, dans le cadre d’un tel travail, vous vous sentez isolé dans le monde du cinéma et plus largement dans le contexte contemporain ? Ou bien considérez-vous qu’il y existe un regain d’intérêt, à nouveau des préoccupations artistiques, intellectuelles mais aussi et surtout des luttes autour de ces questions de domination ?

RP : Isolé, jamais : je pense plutôt qu’une grande majorité de mes collègues sont à côté de la plaque, par rapport à leur rôle d’artiste dans une société. Je reste toujours éveillé et émerveillé par ce que je découvre, par ce que je lis. Mais le cinéma est majoritairement un art commercial, qui rapporte de l’argent, qui crée des profits. Il ne faut pas être naïf sur le rôle idéologique que joue le cinéma, le cinéma dominant américain en particulier. Certes, ma manière de voir n’est peut-être pas le courant dominant, mais je ne m’estime pas isolé. J’estime que ce sont ceux qui refusent de voir, de connaître et d’apprendre qui s’isolent dans un repli borné d’une certaine manière.

Mais c’est vrai que, ce qui me permet de fonctionner ainsi, c’est d’avoir su dès le départ – merci monsieur Marx ! – qu’il me fallait avoir ma propre autonomie économique et qu’il ne fallait jamais dépendre de qui que ce soit, sinon aucun de mes récits n’aurait pu voir le jour. Tous mes films se sont fabriqués en choisissant des filières inédites ou des alliés, jusqu’au jour où un studio américain m’a permis de faire le film le plus libre de toute mon existence professionnelle, en voilà une contradiction ! Mais j’ai toujours su qu’il fallait trouver ses alliés à l’intérieur du monstre lui-même, à l’intérieur de la machine elle-même.

Quand j’étais plus jeune, je considérais que faire des films, c’était une sorte de guérilla. Il fallait frapper fort et disparaître. Et c’est un peu ce que j’ai fait pendant toute ma carrière et ce qui m’a permis de durer. Quand je reviens sur ma filmographie, j’y vois des films qu’on n’attendait pas et auxquels on n’avait pas réservé la moindre place, mais qui se sont quand même faits. D’autres, qui avaient les mêmes moyens ou la même capacité de les faire que moi, ne les ont pas faits. Je sais pertinemment que c’est ma liberté qui m’a permis de faire mes films et je ne me suis jamais laissé enfermer, sur aucun territoire, que ce soit aux États-Unis, en France ou en Allemagne. Quand je rencontrais un mur infranchissable, je partais ailleurs, je poursuivais mes projets là où ils étaient réalisables.

CT : Vous avez aussi un autre allié de taille, votre public. Vous avez toujours été très soucieux de la réception active de vos films, dont nous parlions tout à l’heure, en intervenant sur leurs conditions de diffusion et de distribution. Je pense à la première projection de votre film sur le Rwanda dans un stade à Kigali, devant des milliers de personnes. Vous avez aussi fait en sorte que votre film sur Lumumba touche un très large public, en Afrique tout particulièrement. Quant au film dont nous parlons, Exterminez toutes ces brutes, il a déjà été diffusé aux États-Unis et vu par un grand nombre de spectateurs sur la plate-forme de HBO.

Avez-vous des retours sur l’accueil qu’il a reçu aux États-Unis ? Qu’espérez-vous de sa diffusion en France, à qui vous adressez-vous ?

RP : J’ai toujours tenté de faire des films qui puissent durer. Je me suis toujours protégé de l’exigence du succès commercial. Qu’il s’agisse de Lumumba ou d’autres films, j’ai essayé de les faire dans des contextes professionnels « normaux », mais je savais qu’ils devraient trouver leur chemin et qu’il n’y avait aucune garantie qu’ils soient vus, en tout cas pas forcément par un large public. D’une certaine manière, ma chance est que, de par le contenu de mes films, je m’adresse à un public très large, géographiquement et sur la durée.

Un de mes films peut sortir en salles en France ou aux USA, sans pour autant faire l’objet d’une grande campagne de publicité, ou sans qu’une grande chaine ne m’invite au journal pour en parler. Pour Lumumba, par exemple, je n’ai pas été invité en prime time, parce que ceux qui en décident n’ont pas estimé que le film méritait ce genre de publicité. Mais le film a quand même circulé et aujourd’hui encore, il circule beaucoup, tout simplement parce que j’ai veillé à ce qu’il ne soit pas daté. Au moment de fêter les indépendances africaines ou de parler des héros africains, lorsqu’il s’agit de parler de la colonisation et de la décolonisation, c’est ce film qui est montré. Il est beaucoup projeté dans les universités, dans les écoles, dans les associations. C’est cette pérennité-là que je cherche et non pas le succès ponctuel, commercial, éphémère. L’un de mes premiers films documentaires, Lumumba, mort d’un prophète, est depuis plus de trente ans montré dans les universités américaines. Sometimes in April reste le film principal sur le génocide rwandais, en fiction. Parce qu’il très près de la vérité et il est basé sur des récits réels, ce qui n’est pas le cas d’Hôtel Rwanda par exemple, qui est un récit fabriqué, voire factuellement erroné.

Concernant Exterminez toutes ces brutes, HBO a accepté de mettre la série à disposition de toutes les écoles américaines. D’ailleurs, on a inauguré cette mise à disposition en octobre à l’occasion de la Journée des Indigènes aux États-Unis, qui est un nouvel anniversaire, sur le modèle de la journée Martin Luther King. Je crois qu’il y a eu plus de 4 000 écoles et universités au premier rendez-vous, la projection était accompagnée d’une aide pédagogique aux professeurs pour les cours et les discussions.

Je me situe hors de la notion de consommation, hors de la notion de simple divertissement. Il y a beaucoup de films à succès que l’on ne voit qu’une seule fois, certains deviennent parfois des films cultes, mais ce n’est pas ma démarche. Ma démarche consiste à faire en sorte que ce travail accumulé puisse continuer à jouer son rôle. Dans ce sens, plus le temps passe, plus je me rends compte que mes films continuent à exister. Grâce au succès de I Am Not Your Negro, beaucoup de gens découvrent les films précédents. Cela se reproduit aussi avec Exterminez toutes ces brutes. J’essaie d’accumuler une œuvre et des savoirs que je mets à la disposition pour les générations à venir. Ils en feront ce qu’ils voudront, mais j’aurai fait ma part et mon travail de passeur.

CT : Concernant toujours ces enjeux de votre travail, dans l’entretien que vous avez donné en mai 2021 à la chaine d’information américaine Democracy Now, vous parlez de dialogue à reconstruire et vous inscrivez votre film dans la perspective d’un tel dialogue entre différentes histoires. Faute de quoi, il existe un risque, dites-vous, que chacun « garde pour soi son propre malheur ». Pour surmonter cet enfermement dans des histoires séparées, vous montrez dans votre film qu’elles sont en réalité communes, profondément indissociables.

Pouvez-vous revenir sur l’importance qu’il y a selon vous à réarticuler ces histoires séparées, à les rassembler non pas d’abord pour produire un récit plus global, mais pour produire des effets aussi à l’échelle de cette histoire globale qui est encore la nôtre, aujourd’hui ?

RP : Vous parliez des répercussions de ce film aux États-Unis : c’est vrai, cela m’a étonné qu’il n’y ait pas eu plus de polémiques, mais j’ai ensuite compris pourquoi : le sujet était trop lourd, la charge virale de ce film – pour parler dans les termes d’aujourd’hui – était trop lourde pour permettre une attaque frontale de la part de quiconque. Tous les journaux ont parlé du film et j’ai parfois reçu des critiques dithyrambiques. Pourtant, dans ce film, j’ébranle la notion même de ce qu’est l’Amérique pour les Américains, leur conviction d’avoir conquis un territoire vierge sur lequel ils auraient tout construit. Or le film dit exactement le contraire, qu’il s’agit d’une colonisation de peuplement : cette réalité est irrecevable mentalement et politiquement aux États-Unis. Et pourtant, le film n’a pas été attaqué sur ce front.

Ensuite, c’est la première fois que sont réunis le génocide indigène, l’esclavage et la Shoah dans un même film, montrant leur relation, montrant l’origine génocidaire de l’Europe et sa propagation sur tous les continents. Je tente de faire tomber les murs qui séparent les douleurs et les conséquences de cette séparation. Est-ce une manière également de hiérarchiser ces douleurs ? Il est important de savoir que Hitler s’est inspiré du génocide amérindien. Il a envoyé des gens pour observer comment les Américains avaient organisé les lois ségrégationnistes. Il a écrit lui-même, à plusieurs reprises, que l’Amérique avait été sa grande source d’inspiration. Si on ne sait pas ça, on ne peut pas comprendre la continuité du débat, on ne peut pas comprendre pourquoi il y a des fascistes aujourd’hui en France qui se réfèrent à Charlemagne, sans se référer à cette partie de l’histoire d’Amérique qui constitue leur propre histoire .

En compartimentant, on devient incapable de comprendre le chaos et la cacophonie actuelle, parce que chacun arrive avec son petit bout d’histoire fabriqué seul dans son grenier ou son laboratoire de vainqueur, et essaie de nous le faire avaler. Moi, j’essaie de raconter avec mes partenaires, Sven, Roxanne, Michel-Rolph, l’histoire de tous. Ce n’est pas un hasard que je parte de l’Afrique, berceau de l’humanité.

La notion de race n’est pas scientifique, puisque nous sommes une seule et même race humaine. La forme, le contenu et la syntaxe ne sont jamais innocents. C’est pour cela que, constamment, j’essaie de relier les points parce qu’ils se conditionnent. Et si on n’a pas compris cette histoire passée, on ne comprendra pas le présent. Le passé est en permanence dans notre présent, et ce passé explique bien des choses, nos comportements sociaux, nos paroles, nos contradictions et nos combats. C’est la parcellisation, je pourrais même dire la tribalisation, y compris à l’intérieur de mouvements progressistes, qui est terrible. On ne se parle pas, ou plus, ou peu, même au sein des groupes solidaires. C’est le problème de la gauche aujourd’hui, chacun se protège et se réfugie dans sa petite chapelle.

J’ai terminé mon film avec des voix d’enfants en révolte partout dans le monde, sur les images d’Auschwitz :  ce contraste pour essayer d’illustrer le prix qu’on risque encore une fois de payer si l’on ne se bat pas. On a travaillé longtemps avant de trouver cette fin. Il fallait en même temps que le film s’achève sur une espérance. Et je suis très curieux du monde que ces enfants, de toutes ces langues différentes, réussiront ou non à construire.

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