Depuis quelques jours, le guide de l’Éducation à la Vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) est devenu l’objet d’une vive polémique qui n’en finit plus d’enfler, puisqu’après une manifestation le jour de son adoption par le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (1)https://www.rtbf.be/article/bruxelles-quelques-centaines-de-personnes-manifestent-contre-levras-11252281, on a vu plusieurs écoles incendiées du côté de Charleroi, et d’autres vandalisées en région liégeoise (2)https://www.rtbf.be/article/vandalisme-anti-evras-deux-ecoles-prises-pour-cible-a-liege-aussi-11256371.

Une nouvelle manifestation ce dimanche 17 septembre a quant à elle vu la participation d’environ 1500 personnes (3)https://www.rtbf.be/article/manifestation-contre-l-evras-environ-1500-personnes-rassemblees-a-bruxelles-11257324, indiquant que le mouvement anti-EVRAS prend de l’ampleur. Il est donc important de revenir sur cette polémique, alimentée par de nombreuses forces de droite qui défendent un agenda réactionnaire, antiféministe et LGBTIphobe.

Contre la désinformation

Malgré les nombreuses désinformations qui circulent, il faut d’abord rappeler que l’EVRAS est un simple guide qui doit servir de cadre à l’organisation de quatre heures d’animation sur toute la scolarité des enfants, deux en 6e primaire et deux en 4e secondaire. En outre, ce type d’animation existe déjà depuis plus de dix ans en Belgique (4)https://www.rtbf.be/article/guide-pour-leducation-a-la-vie-relationnelle-affective-et-sexuelle-evras-les-critiques-sont-elles-fondees-11252066, et le guide doit simplement constituer un point de repère pour les professionnel.le.s. Enfin, il ne s’agira pas d’imposer de quelconques idées ou pratiques aux enfants, mais bien plutôt de construire un cadre dans lequel les animateur.ice.s pourront répondre à leurs questions, puisque certains thèmes ne seront abordés que si les enfants le demandent.

Convergence des forces réactionnaires

Il est crucial cependant de comprendre que la vive polémique qui agite la Belgique ne repose pas sur une honnête critique du guide ou d’un manque de compréhension, mais bien sur la circulation de contre-vérités et d’extraits décontextualisés, utilisés dans le but de faire croire que le guide aurait pour conséquence d’imposer la sexualité dans la vie des enfants. S’il est important de pratiquer un salutaire travail de débunkage face à cette désinformation (comme l’a très bien réalisé cet article de la RTBF), afin de montrer que ces critiques ne reposent pas sur une juste analyse du plan, ce serait pêcher par naïveté que de penser que la polémique provient seulement d’un défaut de pédagogie. C’est pourquoi d’ailleurs il faut critiquer la communication du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, avec Caroline Désir qui multiplie les plateaux afin de dénoncer toutes les fake news (5)https://www.lesoir.be/537368/article/2023-09-15/caroline-desir-non-levras-ne-va-pas-enseigner-comment-pratiquer-des-activites. Se contenter d’expliquer en long et en large le plan ne fera pas cesser une polémique qui ne repose pas seulement sur de l’ignorance, mais plus fondamentalement sur le projet politique conscient des personnes qui organisent et alimentent le mouvement anti-EVRAS (6)https://www.lesoir.be/537452/article/2023-09-15/les-anti-evras-entre-sincere-inquietude-et-ardent-complotisme.

En effet, s’il faut reconnaître qu’il y a peut-être une part d’ignorance chez les parents inquiets qui reprennent et diffusent les mots d’ordre anti-EVRAS, ce n’est pas le cas des organisateur.ice.s de ce mouvement. Derrière les multiples posts Facebook et les deux manifestations se cachent en réalité une multitude d’acteurs (7)https://www.rtbf.be/article/complotistes-extreme-droite-et-adeptes-de-theories-pedocriminelles-voici-le-reseau-des-desinformateurs-sur-levras-en-belgique-11256548 qui appartiennent aux sphères complotistes (Démocratie participative, Bon Sens Belgique, Zèbre), aux théories pédocriminelles (Innocence en Danger) ou encore à la droite catholique intégriste (Observatoire de la Petite Sirène, Civitas). Ces organisations ont toutes convergé dans leur opposition à l’EVRAS et ont formé un réseau qui nourrit aujourd’hui la polémique, et cherchent à faire progresser leurs idées réactionnaires (par exemple la Petite sirène instrumentalisant l’EVRAS pour porter un discours transphobe, ou Démocratie participative augmentant l’audience de ses thèses anti-élites, etc.)

La stratégie de la panique morale : identité de genre et pédophilie

Cette convergence n’est pas l’œuvre d’un hasard, mais relève bien d’une accointance idéologique et d’un projet politique. Les organisations derrière l’opposition à l’EVRAS n’agissent évidemment pas dans l’objectif de protéger les enfants, mais bien afin de construire une panique morale qui serve leurs intérêts. Le choix d’axer largement la communication anti-EVRAS d’une part sur les questions d’identité de genre, et d’autre part sur le risque d’un développement de la pédophilie n’est ni anodin ni neuf dans ce type de discours, mais témoigne d’une véritable réflexion stratégique.

A propos de l’identité de genre, alors que le guide écrit seulement qu’il est possible qu’un enfant ne se sente pas à l’aise avec son sexe assigné à la naissance, et qu’il est donc important de pouvoir répondre à ses interrogations, les critiques anti-EVRAS ont largement mobilisé des extraits décontextualisés afin de faire croire que l’objectif serait de faire éclore le germe de la transition de genre dans la tête des enfants. Cette panique morale liée aux questions de transition chez les mineur.e.s n’est pas neuve, puisqu’on observe en réalité un phénomène similaire aux États-Unis, où les enfants trans constituent le plus souvent la porte d’entrée à des attaques plus générales envers les personnes trans et les communautés LGBTI.

En effet, l’offensive antitrans qu’on observe outre-Atlantique a démarré par de régulières attaques envers les mineur.e.s trans, offensives qui ont mené souvent à l’interdiction légale des transitions pour les mineure.s grâce à différentes campagnes cherchant à effrayer les parents. Or, les organisations qui ont mené cette campagne destinée à interdire les transitions pour les mineur.e.s ne se sont pas arrêtés à cette seule revendication, mais ont poursuivi ensuite leurs attaques envers toutes les personnes trans, menant à une importante période de backlash réactionnaire envers les droits des personnes trans aux États-Unis (8)https://www.erininthemorning.com/p/first-period-anti-trans-legislative.

Aujourd’hui, la panique réactionnaire ouverte aux États-Unis s’est très largement exportée en Europe, notamment en France, pays qui a vu émergé l’Observatoire de la Petite sirène, organisation transphobe construite dans le sillage de la Manif pour tous, et qui rassemble des professionnel.le.s de santé qui effectuent un important travail de lobbying afin de limiter les transitions pour les mineur.e.s (9)L’appellation officielle de la Petite sirène est d’ailleurs « L’Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent » et de fait, le travail de l’organisation s’articule essentiellement autour des questions de transition chez les mineur.e.s, en produisant de nombreuses ressources qui visent à alerter du « danger » des transitions pour les mineur.e, et en défendant une vision largement conservatrice de la famille, dans laquelle l’autorité parentale doit être toute-puissante.. Que la branche belge de la Petite sirène soit l’une des deux associations à l’origine d’un recours contre l’EVRAS (10)https://www.lalibre.be/belgique/enseignement/2023/09/11/endoctrinement-violation-graves-consequences-deux-associations-deposent-un-recours-contre-levras-6W4SN3ZI5VAU7ESG6RR5D62RBI/ nous indique la tentative d’exporter les idées antitrans dans nos frontières, en recourant à une instrumentalisation des enfants, l’EVRAS servant ici de prétexte à la tentative d’imposer un discours antitrans, en agitant le spectre d’une sexualisation des enfants.

Quant à l’idée selon laquelle l’éducation à la vie sexuelle relèverait d’une sorte de pédophilie car on imposerait la sexualité à des enfants, il s’agit d’une rhétorique déjà largement éprouvée par le passé, et qui est un classique de certains cercles complotistes. Ce type de discours repose sur l’idée qu’une élite pédocriminelle influencerait les lois de sorte à produire une hypersexualisation des enfants. Évidemment, ces discours adoptent les méthodes et stratégies des théories complotistes (mensonges, diffusion de discours alarmiste, etc.) et jouent sur l’affect mobilisateur que constitue la crainte de voir son enfant subir des violences sexuelles.

Notons par ailleurs que même si dans le cas de l’EVRAS, le lien entre pédophilie et questions LGBTI est peu formulé explicitement, de nombreuses organisations qui se cachent derrière le mouvement anti-EVRAS défendent tout de même régulièrement un discours très largement LGBTIphobe (par exemple la Petite Sirène). En outre, les thèses de la pédocriminalité sont fréquemment mobilisées contre les droits des personnes LGBTI, en affirmant que celles-ci, du fait d’une pseudo-perversion, seraient plus susceptibles d’actes pédophiles. Il s’agit d’un phénomène qu’on a particulièrement observé ces dernières années, avec la recrudescence de ce type de discours, ici encore à la suite d’une première émergence au sein des sphères les plus réactionnaires et complotistes des États-Unis (11)https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_complotiste_du_p%C3%A9dopi%C3%A9geage_LGBT. Ces discours y occupent une fonction de backlash envers les communautés LGBTI après une période d’acquisitions de plusieurs droits (12)Droits qui sont le produit de longues luttes de la part des organisations trans, et dont les acquis sont encore très récents dans l’histoire des pays : par exemple en Belgique, l’obligation de consulter un psychiatre et de se faire stériliser afin de changer de genre à l’état civil n’a été supprimée que par la loi du 25/06/2017..

Que ces deux axes de critique envers l’EVRAS touchent aux communautés LGBTI, et particulièrement trans n’est évidemment pas anodin, mais inscrit la polémique dans un ensemble plus large de discours antiféministe et LGBTIphobe qui essaiment dans le monde. En outre, la reprise en Europe de stratégies qui ont obtenu un certain succès outre-Atlantique doit également nous aiguiller sur les procédés conscients mis en place par les organisateur.ice.s de la campagne anti-EVRAS pour installer un climat idéologique réactionnaire.

Ce n’est donc pas un hasard si ce sont ces deux questions qui sont mises en exergue dans les discours anti-EVRAS. Il s’agit bien là de la tentative d’asseoir une hégémonie droitière dans le débat public. Les différentes organisations catholiques qui participent activement à la diffusion des idées anti-EVRAS ne s’y trompent d’ailleurs pas, et inscrivent leur critique du guide dans une lutte plus générale contre les personnes LGBTI. La manifestation de ce dimanche 17 septembre a été par exemple l’occasion de voir émerger de nombreux slogans et mots d’ordre antiféministes (contre le droit à l’avortement) ou LGBTIphobes (attaques contre les droits obtenu par les personnes LGBTI, défense de la famille traditionnelle, notamment) (13)https://www.lesoir.be/537731/article/2023-09-17/des-discours-anti-feministes-ivg-et-lgbt-la-manifestation-anti-evras-photos.

Un guide ne réglera pas tous les problèmes

Si nous défendons le principe d’un guide qui cherche à développer l’autonomie des enfants et à renforcer le rôle de l’école publique dans l’éducation, il importe également de pointer les limites d’une telle initiative. Enseigner aux enfants l’importance du consentement par exemple est évidemment crucial (14)Ainsi que le fait notamment Garance dans ses formations à destination des enfants : https://www.garance.be/activites-dans-les-ecoles/enfants-capables/, mais il faut rappeler que les violences envers les enfants ne proviennent pas seulement d’une méconnaissance qui se réglerait par l’apprentissage, mais reposent sur un système intrinsèquement inégalitaire qui, en réduisant les capacités d’agir des enfants et en entretenant l’omerta autour des relations affectives et sexuelles, les rendent plus vulnérables à la violence des adultes, majoritairement masculine. Un guide, aussi salutaire soit-il, ne pourra pas suffire à accompagner les jeunes dans leurs questions et le développement de relations respectueuses. C’est à une révolution de nos modes de penser et de relationner que nous aspirons, et cela ne pourra se faire ni à travers un simple guide, ni dans le cadre d’une société capitaliste, raciste et patriarcale.

Par ailleurs, la polémique autour du guide ne doit pas nous faire oublier l’état dans lequel se situe l’école, avec des professeur.e.s en surcharge de travail, des classes surpeuplées, et un manque chronique de financement. Ainsi, si le guide est une initiative utile, il ne doit pas éclipser les problèmes du secteur, que dénoncent régulièrement les enseignant.e.s (15)https://www.lesoir.be/533410/article/2023-08-27/des-syndicats-denseignants-deposeront-un-preavis-de-greve-en-ce-lundi-de-rentree.

Contre la polémique, unité des forces progressistes

Face à la convergence des forces réactionnaires qui s’allient dans une lutte féroce contre l’EVRAS, il importe que de leur côté les organisations progressistes prennent parti en faveur du guide, et défendent l’importance d’une éducation relationnelle, affective et sexuelle à l’école. Les structures syndicales, les collectifs féministes et LGBTI devraient non seulement condamner fermement la polémique et les forces réactionnaires qui l’alimentent, mais aussi lancer des initiatives unitaires de soutien au guide. Ce n’est pas à travers une énième opération de pédagogie que nous mettrons en déroute les forces complotistes réactionnaires, mais bien en construisant dès maintenant un rapport de force qui puisse les marginaliser.

Photo : Capture d’écran d’un reportage de Télésambre du 15 septembre 2023.

Notes[+]